L’or épique du Rhin
1Voici un ouvrage qui illustre parfaitement l’heureuse internationalisation des études contemporaines sur l’épique et qui nous rappelle combien les querelles de clochers qui animèrent nombre de nos illustres philologues du xixe siècle furent stériles. On aurait en effet tort de réduire le champ de l’épopée à la seule chanson de geste française ; il existe de fait, en Allemagne, une tradition épique stimulante qui, bien que moins riche et s’inspirant en partie de la littérature française, mérite assurément qu’on s’y attarde comme nous le rappelle Danielle Buschinger dans son ouvrage L’Épopée dans les pays de langue allemande. À la manière de François Suard dans son Guide de la chanson de geste, D. Buschinger nous propose un parcours exhaustif à travers une littérature largement méconnue de notre côté du Rhin.
2Si les Français ont donc leur Charlemagne, leur Arthur ou leur Godefroy de Bouillon, les Allemands ont leur Dietrich, leur Siegfried et leur Dietlieb1, dont les noms continuent de résonner dans l’imaginaire populaire germanique – surtout Siegfried, héros de la Chanson des Nibelungen, dont la triste postérité aura été d’incarner aux yeux des nazis une certaine forme de loyauté « à l’allemande2 ». Comment oublier enfin ce que la musique doit à ces figures mythiques à travers leur réinterprétation wagnérienne ?
3Complet et pédagogique, l’ouvrage de D. Buschinger est une parfaite introduction à ces textes dont on peut regretter le faible nombre de traductions en français, notamment dans le cadre d’une comparaison avec les chansons de gestes qui ont pu les inspirer.
Imitation, remaniement & réappropriation de la chanson de geste
4Car, comme le rappelle l’auteur, il y eut au cours des xiie et xiiie siècles un mouvement d’innutrition des poètes germaniques sur la littérature française, qui allait aboutir à des œuvres clairement décalquées : le Rolandslied et le Willehalm, par exemple, adaptations de la chanson de Roland et d’Aliscans. S’agit-il cependant de chansons de geste ? La forme, notamment l’utilisation du romanesque octosyllabe à rimes plates, et le fond, avec des œuvres dont le sens tend à se refermer sur une interprétation unique et guidée par l’auteur, s’opposent à cette stricte définition.
5Au cours des xive et xve siècles, la littérature épique française allait continuer d’inspirer des remaniements en langue germanique, avec des œuvres toujours idéologiquement marquées (notamment lorsqu’elles s’approprient la figure de Charlemagne, empereur à la fois germain et franc), mais qui tendaient à s’inscrire plus volontiers dans le cadre du divertissement (par le recours au burlesque). On pense ici au Karlmeinet, cette compilation biographique sur Charlemagne qui n’est pas sans rappeler l’œuvre contemporaine du Français Girard d’Amiens. On pourrait également citer les œuvres d’Elisabeth von Nassau-Saarbrücken, premières mises en prose des chansons de geste, qui eurent un grand succès du xve au xviiie siècle. Si les choix d’E. von Nassau-Saarbrücken dans la production épique peuvent refléter les troubles politiques de l’Empire (avec des mises en prose de Lion de Bourges, de Sibille ou de Hugues Capet), ils sont aussi révélateurs d’un goût prononcé de l’aristocratie pour une littérature de divertissement. On appréciera au passage l’analyse que l’auteur propose du Loher und Maller, traduction en prose d’une chanson de geste perdue dont il ne reste qu’un fragment. C’est justement à l’appui de ce dernier que D. Buschinger propose d’interroger le travail d’E. von Nassau-Saarbrücken, étude très intéressante dans le détail3.
6Aux xve et xvie siècles, ce sont les chansons de geste du cycle des barons révoltés qui connaissent une traduction en langue allemande. Si Gérard de Roussillon, Renaut de Montauban ou Ogier reflétaient les tensions de la situation politique en France vers l’an 1200 (avec l’instauration progressive d’un pouvoir central fort, sous la conduite de Philippe Auguste), leurs pendants en langue germanique, plus tardifs et donc ancrés dans une société dans laquelle le féodalisme n’avait plus cours, témoignent encore une fois de l’évolution du genre épique vers le divertissement. C’est ainsi que le personnage de Charlemagne, en large partie critiqué dans les versions françaises, apparaît dans le Renaut de Montauban allemand comme le défenseur de Dieu sur terre. La charge critique contre la société féodale s’en trouve ainsi « désamorc[ée] » (p. 195). D’un autre côté, on assiste à l’émergence d’un nouveau type d’héroïsme, non plus lié aux armes, mais à la connaissance. On pense ici à Malagis le magicien, dont le parcours initiatique sera largement développé, mettant en valeur l’importance du savoir.
« Matière de Germanie »
7Mais ces phénomènes d’imitation de la chanson de geste française ne constituent en réalité qu’un épiphénomène dans l’ensemble de la production épique allemande, et l’auteure a raison de ne les analyser que dans une seconde partie de son ouvrage. S’il peut bien y avoir eu influence de la littérature française, qu’on peut reconnaître par exemple au recours à un style archaïsant dans son vocabulaire et au caractère hyperbolique des combats racontés4, la forme et la matière même des épopées germaniques les isolent et leur donnent tout leur intérêt. D’un point de vue formel, la poésie épique allemande se caractérise par le choix de la strophe de quatre vers (les langzeilstrophen). Par ailleurs, l’espace méditerranéen des chansons de geste était délaissé au profit d’un arrière-plan germanique, mettant en scène des versions mythiques d’Attila ou de Théodoric le Grand.
8Comme pour la chanson de geste, plusieurs cycles se dégagent de la production épique germanique, chacun entretenant des rapports divers avec les autres. Le plus isolé est celui consacré à Hilde, et qui est constitué de Kudrun, un poème du xiiie siècle composé de 1705 strophes, et de Dukus Horant, version en caractères hébreux du xive siècle, « phénomène bien singulier dans la littérature médiévale allemande » et dont on ne peut que regretter la disparition. Le récit de Kudrun, seule version intégrale de la geste donc, est composite et s’inspire pour sa partie centrale d’une fable largement représentée par ailleurs dans la littérature germanique : il s’agit des différentes péripéties conduisant au mariage de Hilde, qu’un poète a fait précéder des enfances du père de Hilde, Hagen à la force surhumaine, et d’une conclusion terrible sur une bataille sanglante pour récupérer Kudrun, la fille de Hilde. Ce texte épique (vocabulaire guerrier, forme strophique, importance des scènes de combats…) se teinte volontiers d’éléments romanesques (on reconnaît alors l’influence du Parzival de Wolfram d’Eschenbach) ; il constitue surtout une antithèse5 à l’autre grand cycle en présence et dont il s’inspire, celui des Nibelungenlieds.
L’anneau des Nibelungen
9C’est sur ce cycle que s’ouvre l’essai de D. Buschinger, position pertinente quand on comprend l’importance de la Chanson des Nibelungen, jusque dans ses variations wagnériennes. La fable, construite sur le thème de la vengeance impossible par une femme dans un monde masculin, est relativement facile à résumer. La première partie de la chanson raconte la rencontre et les amours de Kriemhild et Siegfried, présenté comme un guerrier exceptionnel, lié au monde merveilleux6 ; la deuxième inscrit l’origine du drame, avec la mort de Siegfried, tué traîtreusement par Hagen avec l’aide involontaire de Kriemhild ; le troisième acte de cette tragédie constitue la vengeance à proprement parler de Kriemhild, désormais remariée à Etzel (avatar littéraire d’Attila), et les violences sans fin qui en découlent. À cette chanson primitive tripartite7 a été ajointe une conclusion, La Plainte, qui est une amplification du motif du planctus racontant la découverte et les soins apportés aux corps des morts après la bataille.
10Y a-t-il influence de la chanson de geste dans ce chef d’œuvre de la littérature épique allemande ? L’auteure s’interroge et cite nombre de points de comparaisons : la mort de Siegfried, au cours d’une chasse au sanglier, n’est pas sans rappeler un épisode central de Daurel et Beton (on aimerait ajouter la mort de Begon dans la Geste des Loherains) ; le motif de l’attaque de l’arrière-garde des Burgondes rappelle quant à lui Renaut de Montauban ; le cas de conscience de Ruedeger n’est pas sans évoquer celui du même Renaut de Montauban ou de Raoul de Cambrai ; reste enfin l’image d’un pouvoir vassalique fort et d’un roi faible qui parcourt bon nombre de chansons de geste…
11Mais la Chanson des Nibelungen est plus qu’une habile transposition de certains motifs littéraires français. On notera tout d’abord que l’œuvre intègre parfaitement son temps et son espace. On pourrait en effet requalifier les « Nibelungenlied » de « Burgondenlied » (Nibelungen et Burgonden étant interchangeables à de nombreuses reprises du récit). D. Buschinger rappelle judicieusement à ce propos l’importance qu’a pu avoir la Bourgogne pour la dynastie des Hohenstaufen, et en premier lieu pour Frédéric Barberousse, et émet l’hypothèse que la construction au xiie siècle de la version connue de la Chanson peut correspondre à une « manœuvre électorale » durant l’interrègne qui a suivi la mort d’Henri VI. En montrant que les Burgondes / Bourguignons n’ont jamais « failli à l’honneur » (p. 74), le poète participerait ainsi à la promotion littéraire de Philippe de Souabe, l’un des candidats à l’Empire.
12Cette hypothèse séduisante d’une réécriture idéologique – qui n’est pas sans écho avec la pratique de la chanson de geste en France – s’appuie sur une importante réflexion de l’auteure sur la composition par strates de l’œuvre. L’idée d’une Ur-Nibelungenlied, dont la Thiedrekssaga serait une adaptation en vieux norrois, est ici bien étayée et on apprécie l’allure « d’enquête policière » que prend l’essai ; on appréciera également le soin apporté à la présentation des avatars successifs d’Attila, un des personnages centraux de ce cycle et du suivant consacré à l’avatar littéraire de Théodoric le Grand.
Le cycle de Dietrich
13Qu’il ait existé un Ur-cycle de Théodoric / Dietrich, à la manière de l’Ur-Nibelungenlied, est une possibilité ; D. Buschinger évoque du moins l’existence « latente » d’une légende de Dietrich après le Chant de Hildebrand (Hildebrand étant l’armurier de Dietrich), texte du viiie siècle qui illustre le conflit entre l’honneur du guerrier et les liens familiaux. Il faut cependant attendre le xiiie sièclepour qu’émerge, sous l’effet de la Chanson des Nibelungen, ce cycle imposant en termes d’œuvres et décomposable entre les textes purement héroïques, les poèmes d’aventures et enfin les textes à la croisée des cycles qui opposent Dietrich et Siegfried.
14Les poèmes héroïques sont les plus proches de l’épopée ; Dietrich n’est pas encore le grand souverain qu’il deviendra par la suite, mais figure un roi malheureux, en exil auprès d’Etzel/Attila. Les quatre œuvres qu’on accole traditionnellement à ce sous-cycle (La Mort d’Alphart, la Fuite de Dietrich, la Bataille de Ravenne, Dietrich et Wenezlan) se ressentent clairement de l’influence des Nibelungenlied, que ce soit dans le choix strophique ou dans la structure même des épisodes (ainsi, si Dietrich décide de retourner auprès d’Etzel après sa victoire sur Ermrich dans la Fuite de Dietrich, c’est pour respecter le cadre intertextuel qu’impose la Chanson, puisque cette dernière nous dit que Dietrich se trouve à la cour du roi).
15Les textes d’aventures, qu’on doit comparer à leurs équivalents dans la chanson de geste, sont plus nombreux et témoignent de l’évolution du genre, notamment de sa convergence avec le romanesque. Formellement, ces œuvres se remarquent par le choix de la strophe à 13 vers courts (le « ton de Bern » ou « ton de Vérone ») ; on notera également des caractéristiques thématiques telles que la place du merveilleux ou un héros de prime abord timoré. Enfin, c’est la place croissante de l’élément courtois qui finira par emporter nos textes dans le domaine du roman. Citons, parmi les œuvres de cette matière : Goldemar (œuvre du xive siècle qui illustre bien la nouvelle conception de l’amour en jeu avec un héros désormais courtois « qui combattra au service des dames et pour l’amour des Dames », p. 130), Virginal (dont les remaniements successifs permettent de saisir l’évolution courtoise du héros), le Chant d’Ecke (récit d’un combat qui oppose Dietrich, désormais sage souverain, au jeune et impétueux Ecke – on notera que ce texte problématise l’enjeu courtois puisque Ecke incarne le « service d’amour » vaincu par un Dietrich qui confie son destin à Dieu8), ou encore Laurin, le petit Jardin des Roses (œuvre non strophique en vers rimés qui s’approche donc du roman par la forme).
16Enfin, à la « jonction entre la légende de Dietrich et la légende de Siegfried » (p. 145), on trouvera des œuvres des xiiie et xive siècles qui illustrent elles aussi le « renouvellement de l’épique », pour reprendre l’expression de F. Suard, justement citée par l’auteure (p. 157). Biterolf und Dietleib, texte du xiiie siècle composé de 13 510 vers, voit s’affronter, et surtout se réconcilier, les principaux personnages des deux grands cycles. Avec son univers harmonieux, son vocabulaire peu épique, ses digressions comiques, l’œuvre est plus proche du roman courtois que de l’épopée. Le Jardin des Roses de Worms, dont on mesure le succès à la fin du Moyen Âge à l’aune de ses vingt-et-un manuscrits et six imprimés, constitue quant à lui est une sorte de parodie de la Chanson des Nibelungen. Kriemhild, l’héroïne de la chanson, organise un tournoi dont les vainqueurs recevront en récompense une couronne de roses et un baiser ; elle espère ainsi voir Siegfried vaincre Dietrich ; cependant le moine Islan, vainqueur de cinquante-deux guerriers, obtient la récompense : la ruse se retourne alors contre Kriemhild qui voit ses joues écorchées par la barbe du moine qu’elle doit embrasser. Une fois encore, mais sur un mode comique, c’est l’impossibilité pour une femme de mener une action dans un monde masculin qui est ici représentée.
17On notera enfin l’existence de deux textes réunis au xiiie siècle (Ornit et Wolfdietrich), proches par leur esprit des chansons de geste cycliques, puisqu’ils rapportent la jeunesse des ancêtres de Dietrich. Ces œuvres, tournées vers le merveilleux et l’exagération, mêlent allégrement romans d’aventures, contes et épopées.
L’au-delà de l’épopée de langue allemande
18Si important fût-il au Moyen Âge, le cycle de Dietrich allait rapidement perdre de sa superbe, contrairement à la Chanson que les xviiie et surtout xixe siècles allaient tenter de remettre en lumière. C’est Johan Jakob Bodmer qui, le premier, s’intéresse au texte qu’il compare à l’Illiade d’Homère, tandis que les frères Schlegel, quelques décennies plus tard, promouvaient l’œuvre dans un cadre tout idéologique. Pour eux, comme l’analyse D. Buschinger, « le Moyen Âge devint une contre-image du présent et une image directrice pour l’avenir qu’ils voulaient modeler selon l’exemple médiéval » (p. 228). Rapidement, dans leur sillage, la Chanson devient un « document sacré » : c’est le cas, par exemple, pour Franz Josef Mone à l’époque des guerres napoléoniennes.
19On ne s’étonnera donc pas de la vogue littéraire autour des Nibelungen ; rappelons les interprétations qu’en firent Friedrich La Motte Fouqué (Les Héros du Nord), Friedrich Hebbel (avec sa trilogie Les Nibelungen), ou Wilhelm Jordan. Il serait improbable d’oublier la Tétralogie de Wagner, que l’auteure se plait à longuement analyser dans la dernière partie de son essai. Après être revenue sur la genèse, les sources et surtout le travail de recomposition du musicien, D. Buschinger s’applique à développer une interprétation possible de l’œuvre de Wagner, en lien avec la révolution de 1848 et les théories de Bakounine, proche un temps du compositeur. On suit avec intérêt une démonstration qui fait de l’Or du Rhin une « parabole de l’exploitation des ouvriers » (p. 239), de la Walkyrie une « utopie sociale » et enfin de l’impossible conclusion de la Tétralogie « un grand point d’interrogation », selon l’expression de Patrice Chéreau citée par l’auteure.
20Littérature sans frontière véritable9, la littérature médiévale mérite que se multiplient les ouvrages comme ceux de Danielle Buschinger, tout comme les traductions de ces textes de langue allemande que son travail porte à notre connaissance.