Qu’est‑ce qu’un libertin ? De l’érudition à l’engagement, le cas de Gabriel Naudé
Balade dans le premier xviie siècle
1Auteur productif du xviie siècle, Gabriel Naudé est aussi l’un des écrivains les plus difficiles à lire. Les monographies lui accordant la première place sont rares. Si Sainte‑Beuve et Charles Nodier lui dédissent chacun un texte apologétique, il faudra attendre 1935 pour qu’une étude littéraire lui soit consacrée : En lisant Gabriel Naudé1.Quelques années plus tard, James Rices compose Gabriel Naudé, 1600‑16532. En revanche, les travaux universitaires abordant l’œuvre et la pensée de Naudé au sein d’une réflexion plus générale sont nombreux. Qu’il s’agisse d’une approche politique du siècle avec Damien Robert et Bibliothèque et État : naissance d’une raison politique dans la France du xviie siècle3 ou d’une approche de la thématique du libertinage4, Naudé apparaît dans l’horizon universitaire comme un élément essentiel de l’Ancien Régime.
2Naudé est un érudit, composant des œuvres aux titres latins, commentateur des ouvrages scientifiques de son siècle, compilateur de savoirs remontant à l’Antiquité, ce qui nécessite une grande connaissance et une expertise que Anna Lisa Schino a réuni pour rédiger Batailles libertines, la vie et l’œuvre de Gabriel Naudé. Cet homme de lettres, qui influença Pierre Bayle ou Montfaucon de Villars et fascina les romantiques, est une étape essentielle pour comprendre non seulement ce qu’était l’intellectuel durant la première moitié du xviie siècle, mais aussi pour saisir la philosophie matérialiste et le libertinage érudit.
3A.L. Schino mène une enquête claire et pratique sur la vie et l’œuvre de ce français italophile. Né à Paris en 1600 et mort à Abbeville en 1653, Naudé a eu une vie remplie de cultures, mieux d’éruditions, et une carrière remarquable que les huit chapitres de la monographie peignent thématiquement. Commençant par son voyage en Italie où il se forma auprès des grands savants de la ville de Padoue, la balade dans l’œuvre naudéenne se poursuit avec la description de la méthodologie critique de Naudé, son combat contre l’obscurantisme, sa réhabilitation des fausses condamnations pour sorcellerie, son goût prononcé pour la médecine, son implication nuancée dans les débats philosophiques, sa réflexion politique et enfin sa théorie des bibliothèques. Ce sont ses études, ses rencontres et ses premières réflexions qui ont nourri son « regard lucide » (7) sur le monde et sur les sciences. Dès ses premières années d’études, dans les cercles parisiens, il reçoit les lumières des hommes de nouvelles sciences : Claude Belurgey, helléniste, professeur de rhétorique qui l’initie à la libre pensée ; Jean‑Cécile Frey qui lui présente la philosophie naturelle ; René Moreau, humaniste et bibliophile. À Paris, il apprend le latin et s’initie à la théologie, mais aussi tout ce qui est considéré comme « curieux » : la cosmographie, l’ésotérisme ou encore le celtisme. Bien qu’ayant eu une formation des plus classiques, il est donc très tôt en contact avec les nouveautés. Cette philosophie naturelle, étude de la nature et des lois physiques, est alors renouvelée par Galilée mais aussi les débats qui agitent les universités européennes. En Italie, il rencontre Cesare Cremoni, professeur de philosophie naturelle. L’ouvrage Catalogue des livres qui sont en l’estude de G. Naudé à Paris5 permet de saisir l’importante érudition de cet homme : on y trouve les classiques latins et grecs, les auteurs de la Renaissance italienne comme Ficin, Cardan, Campanella, les auteurs de la nouvelle science comme Kepler et Galilée sans oublier Gassendi ou Bacon, les hommes politiques tels Jean Bodin ou Machiavel, puis Montaigne ou encore Charon. Témoin de son époque et de l’agitation intellectuelle, plus particulièrement scientifique, Naudé offre un point de vue particulier sur l’ère culturelle de la première moitié du xviie siècle.
4Mais Naudé est un homme ancré dans la vie intellectuelle de deux pays, et ne reste pas dans sa bibliothèque. À Rome il fréquente l’Académie des Humoristes ; il dirigera la bibliothèque de Mazarin et même de Catherine de Suède, bien qu’il ne reste que peu de temps à son service. Par ailleurs, son œuvre est marquée par des figures scientifiques avec qui il dialogue. On peut en citer trois : Cardan, accusé de diablerie et d’astrologie judiciaire, Nifo, qu’il défendra dans De Nipho iudicium, ou encore de Pomponace. Véritable balade dans l’humanisme de l’Ancien Régime, la monographie de A.L. Schino explore la vignette qu’est l’œuvre de Naudé, permettant de mieux saisir les enjeux épistémiques de cette période. Ainsi, Batailles libertines permet de comprendre non seulement les caractéristiques de cet érudit, mais aussi sa méthode et les enjeux qui y résident dans la première moitié du xviie siècle, permettant par conséquent de mieux saisir l’influence qu’il a eu sur Pierre Bayle, Montfaucon de Villars, Diderot, ou encore Nodier.
Définition d’une méthode précise : la propédeutique naudéenne
5Face à tant de connaissances, d’instruction et de lecture, mais aussi de divergences d’opinions dans un univers dont on commence à percevoir les mécanismes, Naudé ne peut faire autrement qu’établir une méthodologie bien précise. La méthode de Naudé est décrite précisément selon les différentes approches et domaines.
6Tout d’abord, il faut faire un point entre deux grandes écoles qui divisent les esprits : l’aristotélisme et le platonisme. La première, héritière d’Aristote, a pour terrain la Terre, le tangible et la matière, tournant autour de morphé. La seconde, héritière de Platon, regarde vers le Ciel, l’immatériel et s’intéresse à l’eidos, les Idées. L’aristotélisme s’exprime chez Cremoni et Pomponace, qui privilégient l’expérience à toutes formes de spéculation, alors rejetées dans la sphère scolastique. Cette philosophie se limite au monde naturel et à l’explicable. Naudé place sa méthode dans la continuité de l’aristotélisme en ce qu’il décide de mettre chaque savoir à l’épreuve du naturel (explicable par la nature) et à l’expérience. A.L. Schino propose pour bien saisir non seulement la posture de Naudé mais aussi la fermentation de cette posture, la comparaison entre les règles du Français et celle du scientifique Campanella. Pour l’Italien, il faut connaitre tous les éléments composants un objet pour l’analyser, vérifier les sources via les témoignages, « n’accorder sa foi à aucune école philosophique ou secte politique » (p. 72), tout lire sans rien omettre, ne pas juger impossible quelque chose avant d’avoir envisagé toutes les possibilités. À partir de ces règles, Naudé dans Syntagma6 dresse les siennes :
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« il n’y a personne qui revendique la possession intégrale de la vérité, laquelle est cachée et difficile à dénicher » (p. 72)
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« il n’y a rien en ce monde qui soit stable et durable, mais tout est sujet à la loi et à la l’alternance » (p. 73)
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« tous les récits les plus anciens sont inventés et, en particulier, ceux des origines » (p. 73)
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« tout ce qui est produit par la nature ou par les hommes […] dégénère » (p. 73),
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« pour juger ce qui est vrai et conforme à la droite raison, il faut se libérer des évaluations économiques, des opinions communes, des sentiments et surtout de toute école quelle qu’elle soit. » (p. 73)
7La propédeutique se développe dans plusieurs ouvrages sous forme de commentaire ou de jugement des auteurs, mais les Syntagma permettent véritablement de la synthétiser en ces cinq règles. L’objectif est d’acquérir une « censure et critique des Autheurs » (p. 91). Se dessine par ses règles, en creux, l’image d’un sage qui doit scruter les savoirs. L’exemple de la réception des machines est parfait pour établir non seulement la méthode mais aussi pour admirer les conséquences d’une absence de méthode. Les constructeurs de telles machines ont fait l’objet de soupçons et ont été condamnés pour diableries7.
8Cependant, c’est la bibliothèque qui donne une image de la conception du savoir selon Naudé. D’ailleurs, c’est en tant que bibliothécaire qu’on retient son nom. Son Advis pour dresser une bibliothèque8 propose une bibliothèque universelle et publique, « ouverte à tous les érudits et non déterminée par la seule curiosité ni limitée aux seuls intérêts du mécène et de ses amis, devant être organisée de façon à représenter tous les courants de pensées, sans censures ni préjugés […] » (p. 26). Utopie livresque bien avant Borges9, la conception de la bibliothèque idéale se fonde sur une « cartographie » (ibid.), lieu où le savoir serait à la fois rangé par thème et par auteur, afin de faciliter la consultation, sans aucune censure. C’est en travaillant pour Mazarin que Naudé met en place ses théories. Ainsi, alors que la Fronde éclate, les œuvres de l’homme politique sont mises à l’abris dans le palais Mazarin — site historique de notre BNF. L’espace est organisé précisément, avec à la mezzanine la médecine, la chimie et l’histoire naturelle, au premier étage ; au deuxième, se trouvent les Bibles dans plusieurs langues, au troisième les manuscrits hébreux, syriens, finlandais, gallois, irlandais, grecs, espagnols, latins. La salle principale comporte les livres de droit canonique et de politique. On compte les cartes, les estampes, les comptes rendus de voyage. L’objectif de ces réalisations bibliothécaires est d’offrir au lecteur un lieu dans lequel il puisse avoir accès à tous les savoirs possibles, sans truchements ni jugement, afin de faire sa propre opinion.
9La capacité à créer son opinion seule et de manière affranchie, c’est ce qui permit à Naudé de rédiger son Quaestiones iatrophilologicae10. Ensemble de cinq essais proposant une approche de la médecine, il s’agit en vérité d’essais épistémologiques médicaux dans lesquels Naudé interroge la tradition, les textes anciens et modernes sur des questions courantes concernant le corps. La cinquième question, portant sur l’idée de progrès, est restée la plus célèbre. La médecine de la première moitié du xviie siècle est une discipline non ordonnée, qui recouvre différents domaines de compétences et de pratiques. La médecine en tant que telle n’avait que très peu d’audience, les sciences comme la chimie11, la physique, l’herbologie commençaient à peine à poindre, quant aux praticiens, ce sont les chirurgiens qui touchaient véritablement les morts, sans pour autant avoir de connaissances anatomiques12. Dans ce contexte, Naudé ne peut qu’innover, et il le fera dans un esprit expérimental d’un côté et selon sa méthode de l’autre. Il forge le terme de iatrophilologie qui qualifie une « approche particulière, celle du médecin et de l’érudit qui s’attache avant tout à reconstruite, de façon historiquement exacte, la tradition médicale, philosophique et littéraire relative au problème abordé. » (p. 204).
10Ainsi, alors que l’univers scientifique est un théâtre de débats et d’affrontements d’écoles — médecine galiléenne ou aristotélicienne ? platonisme ou aristotélisme ? Anatomie ou théologie ? — scène sur laquelle s’invitent l’instabilité politique et le pouvoir religieux, Naudé se donne une posture de sage, nourrie par Sénèque et Montaigne, mais impulsée par Campanella : douter de tout et réfléchir sur tout, sans jamais imposer un savoir fini et immuable.
D’un bibliothécaire à un matérialiste : prémisse d’un système de pensée
11Bien que désigné comme « Bibliothécaire », Naudé est matérialiste, et en ce sens, mérite le titre de philosophe. Mais sous cette étiquette, il faut saisir le sens véritable de « matérialisme ». Les premières vibrations du courant philosophique se font dans la Grèce Antique avec Démocrite et Épicure, puis à Rome avec Lucrèce, dont le De Natura rerum reste la plus célèbre expression. Ces atomistes voient le monde sensible comme l’agrégation de molécules, désignées particules élémentaires. L’ouvrage de Lucrèce est remis en circulation en Italie dès le xve siècle grâce à Poggio Bracciolini, et nourrit la pensée de ces libertins. Ce regain d’intérêt pour la philosophie naturelle des atomistes s’accompagne dès le xve siècle et jusqu’à la fin du xviie siècle des progrès techniques et de la volonté de sortir d’une conceptualisation du monde clos sur lui‑même. Permettant de lutter contre l’alchimie, la superstition ou encore le cléricalisme scientifique, le matérialisme est ainsi, à l’époque de Naudé, moins une philosophie — c’est-à-dire un système de pensée — qu’une rhétorique vouée à décrire la physique et le vivant en excluant toute notion « extra‑naturelle ».
12A.L. Shino ne définit pas le « matérialisme » de Naudé, comme si ce domaine pouvait faire l’objet d’une étude singulière. En effet, non seulement Naudé ne se pose pas comme philosophe matérialiste, mais encore ce système philosophique se formule avec lui, c’est‑à‑dire transparait à la lumière d’un examen rhétorique. Tout comme Pierre Bayle s’y exercera à l’occasion de la comète13, Naudé décrit et analyse un cataclysme de manière matérialiste. Dans Discours sur les divers incendies du mont Vésuve, et particulièrement sur le dernier qui commença le 16 décembre 1631, Naudé se penche sur les catastrophes naturelles de cette ville italienne. Il analyse en termes naturels ce phénomène déjouant la crainte du châtiment divin. Les termes d’incendie, ou de chaleur interne de la Terre permettent d’expliquer le phénomène d’éruption, les feux mais aussi les gaz toxiques qui s’échappent de la terre expliquent l’atmosphère mortifère. À l’attitude physico‑naturaliste, s’adjoint une posture anthropologique (189‑190), puisque face à ce débordement naturel, il faut noter les débordements sociaux : panique, incompréhension, déplacement en masse des foules, et instrumentalisation politique et religieuse de l’évènement :
Naples tout entière est continuellement traversée par des processions avec, en tête, les reliques les plus sacrées, en premier lieu la tête de saint Janvier et le corps de saint Jacques de la Marche. (p. 190)
13Naudé ne fait qu’exprimer en tonalité matérialiste une posture à la fois scientifique et philosophique. En ce sens, A.L. Schino n’a pas fait de point spécifique sur le matérialisme, car le matérialisme n’est qu’un élément du libertinage de Naudé : rhétorique logique qui se fonde sur des éléments constatés et explicables, permettant de construire un discours rassurant, en ce qu’il chasse la peur du surnaturel, le « matérialisme » de Naudé, permet de considérer toutes choses de manière tangible.
Libertinage érudit : de l’affranchi à l’affranchissement
14Concluant l’analyse du Discours sur les divers incendies du mont Vésuve, A.L. Schino écrit :
Ce texte sur le Vésuve va donc à l’encontre du lieu commun historiographique qui présente le libertinage comme étranger à la révolution scientifique. […] notons que, dans ce cas également, la bataille libertine vise à libérer les hommes de la peur. L’éruption n’est pas un signe de la colère divine : un grand effort est accompli pour détruire le symbolisme apocalyptique lié au volcan, qui est envisagé comme l’annonce d’une catastrophe toujours imminente, et lié à la fin prochaine du monde et à la descente aux enfers. (p. 192-193)
15Les travaux de René Pintard14 sur le libertinage érudit ouvre la voie à une définition dépassant les étiquettes. Sans refaire l’historique de cette notion complexe et si bien approchée par d’autres universitaires15, rappelons que le terme, étymologiquement, désigne un statut juridique, celui de l’esclave affranchi. Puis, employé par Calvin et moralisé dans le domaine théologique, il désigne l’hérétique, celui qui s’affranchit des règles. Jusqu’au xviiie siècle, un libertin est un mot qui rassemble tout un ensemble de substantifs dépréciatifs sur la scène morale : écrivain, philosophe, épicurien, personne irrégulière, acteur, etc. Mais derrière le discours officiel des moralistes et théologiens, se cachent des pratiques : celle du masque, de l’ombre, de la dissimulation, qui ont des répercussions dans le monde des Belles‑Lettres et dans l’univers du discours.
16Le libertinage de Naudé a un objectif : acquérir l’indépendance d’esprit. Celui‑ci se manifeste par « l’émergence d’un modèle de raison indépendante, source et condition de toute connaissance, laquelle ne peut cependant dépasser les limites d’une enquête naturelle ou historique, ancrée dans des faits avérés et des observations spécifiques » (p. 95). Toutefois, deux obstacles s’imposent à ce libertin. Le premier est ce que d’Holbach appellera la contagion16. Naudé veut « esquarrer tout chose au niveau de la raison ». Au côté de l’impératif de « polir » les esprits17, Naudé propose une métaphore tout aussi technique mais bien plus brute, témoignant d’une volonté vive d’affronter les préjugés : il faut équarrir, tailler jusqu’à obtenir un carré, tout ce qui existe afin de parvenir à un élément raisonnable. Avec cette image artisanale brute, il tente ainsi d’endiguer le phénomène de contagion de l’erreur. Une erreur nait de l’incompréhension et se diffuse si rapidement qu’il est presque impossible, sans éducation, de s’en prévenir. Ce programme naudéen provient du triste constat d’un manque d’esprit chez le peuple, deuxième obstacle du libertin. Grand topos de la pensée libertine, le peuple, irrationnel et dominé par son imagination — autrement dit dupe des superstitions — ne sait exercer sa raison. Il faut donc exercer celle‑ci à se prémunir des préjugés et à devenir l’outil du sage, qui interroge et examine toute chose. Non éduqué, rustre et visionnaire, le peuple n’a pas l’équarrissoir. Il faut des lectures, comme celle de Sénèque, Quintilien, Plutarque, Charron et bien sûr Montaigne pour pouvoir censurer les éléments et réfléchir. Il faut connaitre philosophes, politiciens, naturalistes, savoir parler aux sciences et aux mondes. En somme, le libertin est un érudit.
17L’équarrissoir de Naudé a une double face : sa méthode et sa rhétorique. Le libertinage nécessite une rhétorique libertine. L’un des outils à disposition serait celui du minage. Si le libertin est un hérétique, il ne peut se dévoiler. Par conséquent, il doit prendre les habits officiels. Qu’il s’agisse de christianisme ou d’absolutisme, le libertin se doit donc de montrer l’adhésion, afin de pouvoir imiter les discours officiels, les minant de l’intérieur. Cette pratique de « dissimulation » est caractéristique du siècle, on la retrouve avec La Mothe Le Vayer ; elle permet de mettre en place une « communication indirecte » avec un public, à travers une pale imitation des dogmes (p. 258). C’est, d’ailleurs, le trait que reprendront ces héritiers, tels Montfaucon de Villars qui pratique le minage dans Le Comte de Gabalis pour détruire les préjugés visionnaires ésotériques qui guident encore trop de cercles pseudo‑intellectuels à la fin du xviie siècle18.
18Étudier le libertinage avec cette vignette qu’est l’œuvre de Naudé permet aussi de saisir l’engagement politique de ce courant hétéroclite. Selon le principe de « la pensée de l’ordre », le libertinage serait un acquiescement à l’absolutisme, en particulier celui de Louis XIII et de Louis XIV. Se concentrant sur la critique de la religion, les libertins ne conduiraient à aucune rébellion ou désir de réforme, et soutiendraient une recherche philosophique personnelle dans le cadre officiel d’un ordre public restauré. Mais cette interprétation du libertinage apolitique oublie non seulement que les lettres libertines circulent largement dans la sphère publique, mais aussi les pratiques de minages de la rhétorique libertine qui poussent à penser toutes sociétés, politiques comme religieuses. Naudé, de cette manière, mène une véritable réflexion politique, tout autant applicable aux gouvernements qu’à l’Église. Trois textes en témoignent : Marfore ou discours contre les libelles, en 1620, Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des Frères de la Roze‑Croix, en 1623, et Mascurat en 1649. Non seulement Naudé, dans la lignée de Machiavel, décrit l’importance de la religion sur le plan politique, avec l’instrumentalisation du pouvoir de persuasion des foules (miracles, oracles, prophéties, etc.), mais il analyse aussi les évènements qui, selon lui, déstabilisent le pouvoir. Lorsqu’il s’exprime sur la Saint‑Barthélemy, à titre d’exemple, il dépasse l’horreur de l’événement, pour développer la nécessité de pacifier la France en tant de guerres civiles. Sur ce point, la position de Naudé en termes politiques fait date. Si les réflexions de Machiavel ou de Jean Bodin19 demeurent les plus importantes, A.L. Schino explique le point de vue de Naudé, qui dans La Bibliographia politica20distingue deux éléments. D’un côté il y a l’administration ordinaire, ceux qui encouragent « l’équité “spéciale” » (p. 266), soit la capacité de l’État, en cas de nécessité, de justifier crimes et dérogations morales pour garantir la pérennisation de l’unité. De l’autre côté réside l’administration extraordinaire qui, sans logique, justifie par des tours de rhétorique persuasifs, ces mêmes coups d’État. D’un côté se trouvent les auteurs raisonnés, de l’autre les emphatiques, derrières lesquels se devinent la condamnation de l’Église ou des faux dévôts. Naudé manœuvre de même dans Marfore ou discours contre les libelles21, où il aborde le thème de la liberté d’expression. Il condamne les libelles, pamphlets et les « autheurs d’icelles […] preignent la hardiesse de censurer leur Prince, reprendre en luy ce qu’ils ne blament en eux, et vouloir régler ses actions aux caprices de leurs volontés 22». Alors que la France est instable, il ne faut pas déstabiliser le pouvoir par « des écrits provenant des mains d’une populasse rude, ignorante et mal polie, laquelle […] est plutost emportée des tourbillons du mensonge que du doux zéphyres de la vérité, et des bouillonnantes vagues de la haine et médisance, que du calme souhaitable de la raison et équité23 ».
19Le libertinage, tel qu’il s’exprime avec Naudé dans l’ensemble de son œuvre, se place donc dans un discours agonistique. Les « batailles libertines », pour reprendre l’expression juste de A.L. Schino, sont des discours où la rhétorique vient au secours d’une méthode de décryptage. Il faut lire sans être dupe et considérer la situation du point de vue le plus juste pour la société. À ce titre, le libertin n’est pas un antisocial, telle que la figure de Théophile de Viau pourrait le laisser penser. Bien au contraire, il s’insère dans une société pour laquelle il dégage une propédeutique nécessaire à l’équilibre étatique.
Exercice de la vivacité d’esprit
20Si la méthode d’« esquarrer » permet à Naudé d’acquérir une forme de savoir en gardant sa sagesse, ce n’est pas non plus une forme de scepticisme. A.L. Schino insiste à de nombreuses reprises là-dessus : Naudé n’est pas sceptique, il est antidogmatique. Il ne juge pas, ou plutôt ne cesse « jamais de juger et invite son lecteur à en faire autant » (p. 9). Cet antidogmatisme en effet permet à Naudé de s’exclure des cercles philosophiques et théologiques quels qu’ils soient tout en gardant un esprit critique. Ce principe est par ailleurs le trait commun aux libertins du xviie siècle, groupuscule tout aussi hétéroclite soit‑il. Qu’il s’agisse de Théophile de Viau, de La Mothe Le Vayer ou même de Cyrano de Bergerac, aucun n’embrasse de théorie philosophique complètement, gardant sa liberté face aux dogmes.
21C’est cette posture qui le conduit à rédiger L’Apologie24: « aborder la question d’un point de vue historique » en « examinant les cas particuliers de ceux qui, à tort ou à raison, ont été considérés comme les plus grands connaisseurs des arts ésotériques » (p. 125). Procédant toujours par érudition, il consulte les ouvrages en bibliothèques qui sont réunis par l’adjectif « curieux », afin de poser un discours rationnel et logique sur des auteurs condamnés. L’Apologie réunit les auteurs condamnés pour magie diabolique. Reprenant le modèle de Pic de la Mirandole et de Marsile Ficin25, Naudé relit l’histoire « magique » en distinguant deux catégories. La première serait une « magie » naturelle, soit une réflexion portant sur la nature et dans les bornes de celles-ci, sans dépasser dans le surnaturel. Celle-ci est alors « licite et inoffensive » (p. 131). L’autre magie, celle divine, angélique ou démoniaque, n’est qu’une illusion ou pire encore des « impostures politiques » (ibid.). Affrontant Martin Del Rio, un des plus célèbres démonologues, Naudé, par cette distinction, réhabilite les penseurs condamnés et brise l’idéologie démoniaque, qui au début du xviie siècle fait encore de nombreux ravages26.
22Affranchi des discours officiels et des préjugés qu’ils les accompagnent, Naudé parvient à une forme de déprisement, loué à la fois par Rabelais et par Baldassar Castiglione27, qui lui permet non seulement de rester au cœur d’une société pour laquelle il travaille (il est au service de Mazarin tout de même), mais aussi de garder son point de vue critique nécessaire à l’élaboration d’un discours affranchi, donc libertin. Formulation étonnant de la sprezzatura italienne, nouveau courtisan version Machiavel, Naudé développe à travers ses œuvres l’image d’un Sage français entre érudition bibliothécaire et discours en chair scientifique.
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23Gabriel Naudé, alors que l’Ancien Régime amorce son entrée dans le rationnel, redéfinit l’art du portrait : « […] Naudé n’est plus l’humaniste érudit venu faire le classique tour au‑delà des Alpes, mais déjà le voyageur moderne à la recherche de l’étrange et du pittoresque » (p. 20). Anna Lisa Schino répète de cette manière dans Batailles libertines les différents portraits faits par Naudé des figures pittoresques, c’est‑à‑dire dignes d’être peintes et gardées en mémoire, comme traces des avancées scientifiques et philosophiques. On retrouve ainsi les traits de Cremoni, dont la devise, ut libet, ut moris est28est la devise même du libertinage érudit. Farouche opposant à l’Église, il est une personnalité italienne hors du commun. À Rome, Campanella est une autre figure curieuse et charmante. Victime de l’Inquisition, métaphysicien et grand érudit, il fait naitre un mythe à travers l’Europe sous la plume de Naudé, mythe d’un savant persécuté jusqu’à Naples. Bien avant le poète maudit, c’est l’image du savant honnis qui sera mis en avant. Naudé est charmé par Campanella dont il retranscrit l’ethos à travers un physique des plus intrigants : « doté d’yeux noirs enflammés et d’un crâne bosselé » (p. 63). Curieux jusqu’au bout, c’est l’attrait pour l’étonnement qui semble véritablement guider cette nouvelle figure du Savant.