Un murmure en nous éveille le rêve
1La recherche universitaire autour de l’œuvre de Michel Chaillou connaît un essor récent dont témoignent l’organisation de plusieurs colloques successifs, à Angers en 2015 (Michel Chaillou. Les voix retrouvées), à Dunkerque en 2016 (Michel Chaillou, l’écriture fugitive), à Paris en 2019 (Michel Chaillou à l’écoute de l’obscur), et la publication effectuée ou actuellement en cours des actes de ces colloques. L’essai de Chiara Rolla, Michel Chaillou arpenteur évasif, premier en date à être entièrement consacré à cet auteur, s’inscrit dans le prolongement de ces travaux, et ouvre la voie à de nouvelles investigations qui pourraient concerner aussi bien les ouvrages déjà publiés de Michel Chaillou que le continent formé par la fraction inédite de cet œuvre.
2Les écrits de Chaillou offrent un terrain propice aux études génétiques, que les documents placés en annexe de cet essai invitent à développer : grâce à Michèle Chaillou, l’épouse de l’écrivain, Ch. Rolla a eu accès aux cahiers préparatoires inédits de plusieurs ouvrages, depuis Le Sentiment géographique jusqu’à L’Éloge du démodé, et elle en propose une sélection de pages, associant leur version manuscrite et leur transcription, qui permet d’entrer dans le laboratoire de l’écriture et d’observer le dialogue mené par l’écrivain avec lui-même. Autre aspect relatif à la genèse de l’œuvre, quoique sous un angle un peu différent : le rôle joué par Michèle Chaillou dans la conception et même l’élaboration des textes de son époux. En effet Ch. Rolla ne se contente pas d’exprimer sa reconnaissance à Michèle pour sa disponibilité et pour l’aide reçue au cours des différentes phases de son propre travail, ni de lui rendre hommage en tant que conservatrice des œuvres de son mari, toujours attentive à leur assurer éclairage et diffusion, elle souligne aussi la collaboration intime qui a présidé à la naissance de celles-ci. En ce qui concerne le Petit guide pédestre de la littérature française au xviie siècle : 1600-1660, le livre est signé des deux noms, mais, même dans les autres cas, le travail d’écriture comporte une part commune de vagabondage physique et mental, ainsi que de dialogue explicite ou muet. Par exemple, à propos de La France fugitive, Michèle se voit assignée la fonction de « copilote1 », non seulement parce qu’il s’agit du récit d’un voyage en voiture, mais parce qu’elle participe activement à l’aventure intérieure qui en est le double. Loin des clichés de la muse ou de l’égérie, il s’agit de réévaluer le ministère actif de la compagne de l’écrivain dans la fabrication littéraire.
3La démarche adoptée consiste à appréhender les motifs récurrents de l’œuvre selon une progression qui situe d’abord Michel Chaillou dans le champ de la littérature contemporaine, en accord avec certaines tendances actuelles malgré un décalage apparent, puis privilégie six textes particulièrement représentatifs de ces variations thématiques et les aborde en remontant le temps, commençant par le plus récent d’entre eux, Éloge du démodé (2012), pour continuer par L’Écoute intérieure (2007) qui consiste en une série d’entretiens avec Jean Védrines, La France fugitive (1998), Petit guide pédestre de la littérature française au xviie siècle (1990), Le Sentiment géographique (1976) et pour terminer ce parcours par Jonathamour (1968). Appartenant à des genres différents, souvent difficiles à définir précisément, qui jouent avec les codes de l’essai, de la poésie en prose, du roman, du récit de voyage, de l’entretien et même du précis de littérature, ces ouvrages offrent une vision panoramique de l’inventivité propre à Michel Chaillou. Une telle exploration à rebours trouve sa justification dans le rapport particulier au temps qu’entretenait l’écrivain, dans la quête du passé qui était la sienne, et permet de déboucher sur l’image d’une œuvre littéraire à la fois très homogène et totalement ouverte sur l’infini, riche de perspectives et de rêves.
La superposition des époques, ou le futur antérieur
4La temporalité qui habite les œuvres composées par Michel Chaillou n’est jamais simple. Elle associe volontiers deux dimensions (au moins), celle du présent correspondant à l’espace-temps où vit le narrateur et celle d’une époque vers laquelle convergent ses rêveries, ses recherches, ses promenades : le xviie siècle dans Le Sentiment géographique et Petit guide pédestre, le passé récent et plus lointain des lieux parcourus, picoré dans les vieux guides touristiques, qui accompagnent les voyageurs de La France fugitive, le xviiie siècle ou la Renaissance dans d’autres ouvrages. Le fil tiré par la narration ou la fantaisie digressive superpose ces époques, les amalgame, les entremêle dans un esprit qui n’est pas celui d’une quête nostalgique, mais vise plutôt à faire revivre le passé comme s’il était présent, en vertu du principe selon lequel le passé n’est pas mort, qu’il possède un avenir susceptible de surgir et de survivre dans le monde contemporain, et peut-être d’éclairer celui-ci.
5Cette démarche conduit à l’éloge du démodé, posture qui définit l’écrivain, dans l’essai éponyme de 2012 qui peut être considéré comme une autobiographie intellectuelle. Le démodé, « citoyen d’hier qui recherche ses demains » (Éloge du démodé, p. 74), se plonge dans le monde d’autrefois qu’il cherche à saisir au plus près, en privilégiant les objets, les gestes, la rue, les anecdotes, les vies minuscules, de manière à entrer dans la familiarité des êtres et des choses. C’est pourquoi l’esprit de l’écrivain peut être comparé à un marché aux puces, où le temps s’expose sous une forme discontinue et non linéaire.
6L’éloge du démodé coïncide avec un certain refus d’une modernité qui se revendique comme telle, parfois à grands cris, ainsi que du consumérisme et de la superficialité qui, aux yeux de Michel Chaillou, la caractérisent. Du reste, il vouait à la notion d’extrême contemporain, expression dont il était pourtant le créateur, une certaine méfiance ironique. À cette (fausse) modernité qu’il apprécie peu, il oppose un parti pris de lenteur, de décélération, sensible notamment dans les vagabondages physiques ou littéraires mis en scène, seule attitude capable de faire apparaître le non-dit qui attend dans l’ombre.
7Le goût impénitent de l’archive et de la prospection dans les bibliothèques (y compris dans la sienne propre) forme le corollaire de ce tropisme vers l’histoire ou du moins vers certaines de ses époques. Dans la postface qu’elle a écrite, l’épouse de l’auteur insiste sur l’importance majeure des bibliothèques pour Michel Chaillou, et sur son penchant au dépouillement de textes anciens, aussi bien de textes oubliés qu’il s’agit de ressusciter que de textes plus connus qu’il s’agit de revisiter, comme L’Astrée de Honoré d’Urfé dans Le Sentiment géographique. De son côté Guillaume Fau, du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, signale, dans sa préface à l’ouvrage de Ch. Rolla, le don significatif de certains de ses manuscrits que Michel Chaillou avait fait en 2004 à cette institution, constituant un fonds qui a d’abord prospéré sous la direction de Marie-Laure Prévost. En outre les cahiers préparatoires permettent de prendre la mesure des trésors d’érudition éclectique qui président chaque fois à l’écriture d’un nouvel ouvrage. L’auteur se délecte de la poussière des vieux livres, avec lesquels il entretient une relation privilégiée presque maniaque, mais cette familiarité n’entraîne pas un enlisement dans les lettres mortes, car l’archéologie du patrimoine littéraire aboutit à une résurrection du passé dans le présent et même dans l’avenir, en conformité avec la notion, empruntée à Nathalie Piégay-Gros, de « futur antérieur de l’archive2 ».
Le désir d’arpenter l’espace
8Il est impossible de dissocier le voyage dans le temps du désir d’arpenter l’espace, car les deux aspirations se confondent, au sein d’une démarche littéraire visant à « configurer un univers où le temps et l’espace prennent un aspect flou, poreux » (p. 50). D’autre part la présence sous-jacente des bibliothèques indique assez que l’exploration s’effectue tout autant dans les textes et dans l’imaginaire que dans les lieux géographiques proprement dits. Certes ceux-ci sont régulièrement évoqués, et c’est d’eux que surgissent les personnages romanesques. Parmi eux on mentionnera le Forez de L’Astrée, l’appartement de l’écrivain, les rues parisiennes de jadis et de naguère, les paysages ruraux et urbains traversés en Twingo qui ponctuent les chapitres de La France fugitive. Cependant chaque itinéraire est avant tout une exploration intérieure. C’est pourquoi le récit laisse tant de place à l’errance, au vagabondage, c’est-à-dire à la rêverie, et c’est aussi pourquoi le texte construit des espaces discontinus et lacunaires, ou encore, selon l’expression d’Alexandre Gefen, une géographie « disloquée mais habitée, c’est-à-dire bien plus qu’hantée3 ».
Le rêve, la voix
9L’accès à l’espace intérieur suppose à la fois un abandon qu’on n’obtient que par le rêve et une attention subtile qui permette d’entendre des voix perdues. Le Sentiment géographique, semé d’« hallucinations hypnagogiques » (p. 113), est composé de cinq chapitres qui correspondent chacun à une phase d’entrée dans le sommeil, ou au contraire d’éveil. De même Jonathamour, roman initiatique dont le narrateur double fait alterner visions oniriques et scènes de la vie quotidienne d’un employé de bureau amoureux, cherche à appeler les rêves dans la vie réelle, mais aussi à faire remonter les souvenirs dans la conscience de Jonathan et à le libérer de l’impression d’être traqué. Ainsi ce recours au rêve côtoie quelquefois un projet quasi clinique d’anamnèse et de libération : l’écrivain, comme le dit Écoute intérieure, doit, comme Thésée, risquer « une approche tâtonnante du Minotaure » (Écoute intérieure, p. 212), parvenir par des chemins tortueux jusqu’au plus profond de ses ombres personnelles, tout en conservant par rapport à elles une distance suffisante pour que l’écriture le libère en lui donnant la possibilité de sortir du labyrinthe. En raison de cette tension, comme du reste par son aspiration à donner vie aux êtres oubliés, à mettre des mots sur le perdu et l’indicible, Chaillou s’inscrit dans un pan de la littérature contemporaine qui cherche, comme le dit A. Gefen, à « réparer le monde4 ».
10À côté du rêve évocateur de visions, c’est à l’oreille que fait appel l’esthétique propre aux textes de Michel Chaillou, comme le signale le titre de ce manifeste qu’est Écoute intérieure. Écrire, pour lui, c’est écouter, au point que le terme d’hyperacousie (Écoute intérieure, p. 354) vient sous sa plume quand il s’agit de définir ses propres stratégies d’écriture. Mais il s’agit d’une écoute particulière, sensible aux échos lointains, comme à la « parole confuse et cachée de voix qui nous entourent » (Écoute intérieure, p. 165), et soucieuse de décrypter dans leur brouhaha les indices qui se chuchotent, afin d’entrer en contact avec l’essence du monde. La création de personnages romanesques passe par l’archéologie de leur parole, par l’attention portée à la voix de ces fantômes, à « l’empreinte des bouches » (Écoute intérieure, p. 83) qui prononcèrent les mots qui leur sont attribués, tandis que, de manière réflexive, l’oreille intérieure de l’écrivain se tourne également vers le mystère de son propre travail et cherche à percevoir « le bruit que font les mots en tombant sur la page » (Écoute intérieure, p. 165), ces mots qui viennent d’ailleurs, de loin, et qui ont déjà beaucoup servi, mais que l’invention littéraire gratifie à chaque fois d’une existence nouvelle.
11L’effervescence linguistique qui caractérise la prose de Michel Chaillou est une des conséquences de cette approche auditive du langage. Métaphores filées et variées, rhétorique de l’amplification, plaisir des listes, des énumérations, des accumulations se combinent, jusqu’à créer le vertige, au goût de la digression, de la divagation, faisant du texte une épanorthose infinie.
Lire, écrire, vivre
12L’amour des bibliothèques fait aussi de Michel Chaillou un écrivain lecteur. Pour lui, lecture et écriture sont les deux facettes d’une même activité, qui ne se distingue pas non plus véritablement de l’écoute ni de la vie. L’œuvre d’art, affirme-t-il à sa manière imagée, est en gestation dans l’œuf que constitue la lecture. Celle-ci demeure l’acte fondamental de la création. La quantité énorme de documents variés, accumulés avant l’écriture de chaque livre, témoigne de cette avidité. Les allusions historiques et littéraires qui abondent se tissent ensuite dans le texte dont elles ne se distinguent plus.
13Il n’est donc pas surprenant que la figure du lecteur soit fréquemment sollicitée par les romans ou les essais de Michel Chaillou. Il s’y voit souvent apostrophé, dès les premières pages qui définissent le pacte de lecture, et entraîné explicitement dans les aventures que traversent les personnages. L’auteur, créant volontiers des personnages qui lui ressemblent, a besoin, pour avancer dans le texte, d’un dialogue constant avec la figure du Lecteur idéal5, susceptible de l’entendre à demi-mot et de s’enfoncer avec lui dans les strates enfouies du moi, du monde, du passé. Cette figure l’accompagne et il noue volontiers avec elle une connivence, une amitié qu’il regrette quelquefois de ne pas voir actualisée par une rencontre réelle. Cette présence insistante du lecteur se manifeste dès Jonathamour mais se reproduit dans les écrits ultérieurs : elle représente l’un des aspects d’une écriture travaillée par le dialogisme, comme le montrent les nombreux débats et entretiens mentionnés ou cités dans l’essai de Ch. Rolla.
Michel Chaillou, écrivain néobaroque ?
14À la lumière de tous ces éléments, qui s’entrecroisent dans les six œuvres plus particulièrement analysées, cet essai propose de situer Michel Chaillou à l’intérieur d’un courant néobaroque que le chercheur Omar Calabrese a mis en évidence dans son essai posthume L’Età neobarocca6. En effet, non seulement ses prédilections artistiques vont aux premières décennies du xviie siècle qui coïncident avec l’âge baroque, mais les concepts qui illustrent l’esthétique néobaroque selon Calabrese s’appliquent aisément à son œuvre : goût pour l’excentricité et la démesure, pour la divagation et les détours labyrinthiques, vertige des détails et des listes, enchaînement des parenthèses et des digressions, structures à tiroirs et aspiration au discontinu, à la non-linéarité, besoin de suggérer l’infini ne serait-ce que par l’inachevé…