Marcel Cohen fait l’enquête
1Écrivain français majeur des xxe et xxie siècles,Marcel Cohen est né en 1937, de parents juifs turcs. Il est l’auteur d’une œuvre à la fois importante et variée, qui privilégie une écriture du réel. Son premier livre, Galpa, paraît en 1969. Il est connu pour sa trilogie intitulée Faits, mais il est également l’auteur du Grand Paon-de-nuit, publié en 1990, ou encore de L’Homme qui avait peur des livres, publié en 2014.
2Cet ouvrage collectif, intitulé Lire Marcel Cohen et dirigé par Jérémie Marjorel et Marie-Jeanne Zenetti, donne suite au premier colloque sur Marcel Cohen, organisé à l’Université de Lyon 2 en avril 2019. Le volume réunit onze communications, qui s’attachent à disséquer l’œuvre de Marcel Cohen dans les moindres détails, ou plus précisément, dans les moindres faits. Après une introduction des directeurs de l’ouvrage qui contextualisent l’œuvre de l’écrivain, énoncent quelques faits biographiques et rappellent les caractéristiques principales de son écriture, la première partie de l’ouvrage se penche sur les différentes possibilités pour Cohen d’« établir les faits ». Dans un second temps, les chercheurs explorent les diverses façons choisies par l’écrivain pour « défaire le récit ». La troisième partie de l’ouvrage s’attèle à démontrer que, malgré l’importance donnée à la dimension factuelle, l’écriture de Cohen est également une écriture du sensible. Enfin, l’ouvrage nous amène à « cerner l’amnésie » concernant les souvenirs traumatiques dissimulés dans les faits de l’enfance cachée. En effet, lorsqu’il est encore un enfant, Cohen voit sa famille emportée pendant une rafle. Il vit caché jusqu’à la fin de la guerre et cette expérience, comme l’éclaircissent les différentes communications du volume, résonne plus ou moins explicitement au sein de son œuvre et influence profondément son rapport à l’écriture.
« Lire Marcel Cohen » : s’en tenir aux faits
3Marcel Cohen est né en 1937, à Asnières-sur-Seine. L’année 1943 marque à jamais la vie de l’enfant âgé de tout juste cinq ans et demi, en le séparant de sa famille prise dans une rafle à laquelle il échappe de justesse. Comme le dit M.-J. Zenetti, la règle chez Cohen consiste à « s’en tenir aux faits » (p. 57) et ses fragments s’apparentent à des « factographies1 ». Cet auteur dont l’écriture fut tardive, publie son premier roman, Galpa, en 1969. Se succèdent de nombreux textes dont plusieurs tomes la trilogie des Faits, publiés en 2002, 2007 et 2010. Son œuvre témoigne d’une certaine marginalité dans le panorama littéraire contemporain, « qu’on peut expliquer notamment par le refus de la fiction romanesque et du récit au profit de l’invention d’une forme brève et non balisée. » (p. 9) Cette forme brève n’est autre que l’écriture des faits, une écriture au « dépouillement déconcertant » (ibid.). C’est notamment le texte Miroirs, publié en 1980, qui inaugure cette dimension factuelle.
4L’écriture de Cohen, selon Charlotte Lacoste, se caractérise par un « geste de refus » (p. 26). En effet, son approche factuelle passe d’abord par un refus de la fiction, d’autant plus présent dans Sur la scène intérieure, publié en 2013, qui repose sur des faits avérés concernant huit membres de sa famille, déportés à Auschwitz. Mais ce « geste de refus » est également un rejet du récit, puisque la dimension narrative d’un texte « rétablirait une harmonie contre-factuelle, trompeuse, voire menteuse » (p. 30) et l’éloignerait de sa volonté d’éviter la fiction romanesque. S’en tenir aux faits, encore et toujours, et faire « de l’insignifiant » (p. 61) le cœur même du propos. D’ailleurs, la série des Faits apparaît, comme l’indique le titre complet du premier volume, comme une « initiation à la langue courante ». Pour M.-J. Zenetti cette lecture courante serait non seulement une lecture « ordinaire des choses et des mots », mais aussi le « fait d’un lecteur entraîné dans une course » après les faits (p. 57). Comme le précise Nathalie Barbeger, chez Cohen, « on n’en a jamais fini avec l’insignifiant, car l’insignifiant ici n’est pas le banal, ce n’est pas le commun. » (p. 69) Les faits sont bel et bien réels : c’est ce que Marcel Cohen tente d’approcher par l’écriture. L’écriture factuelle ne se limite donc pas à un choix formel mais relève également d’une nécessité de rendre compte du réel, un réel qui semblerait avoir échappé à ce témoin « resté sur le quai » (p. 7).
Fait de l’enquête, enquête des faits
5L’écriture de M. Cohen est une écriture du punctum2, le moment où l’enfant voit sa famille emportée dans un camion étant son point initial et culminant. C’est une écriture obsédée par les signes, qui guette les faits dans leur plus grande profondeur, qui exalte les sens. De la table de nuit d’une chambre d’hôpital (p. 124) à l’odeur de l’« Agua de limón » si commune aux Cohen (p. 110), tout est examiné, autopsié avec minutie.
6Autant qu’à une nécessité esthétique, écrire les faits répond à un besoin éthique. Martine Boyer-Weinmann s’intéresse aux motifs olfactifs dans l’œuvre de Cohen. Si les odeurs sont « entêtantes » (p. 107), celles du passé le sont encore plus, devenant obsédantes et faisant l’objet de micro-enquêtes. C’est par exemple le cas de l’eau de Cologne, dont tout l’enjeu consiste à la « possibilité positiviste d’identifier sans risque d’erreur la marque » (p. 116). Ces micro-enquêtes mémorielles reviennent dans toute l’œuvre de Cohen et s’inscrivent dans une enquête à plus grande échelle : l’enquête sur les traces du passé, gâchéespar l’Histoire dévastatrice du génocide.
7Si le corps « perçoit le dehors qu’il traduit comme autant d’empreintes et de traces de soi-même » (p. 135), la mémoire, quant à elle, est défaillante. Amélie Sarniguet souligne qu’il n’y a pas de réminiscence proustienne chez Cohen : faute de traces, de documents, d’archives, l’œuvre de Cohen est « hantée par la question de la preuve » (p. 25), comme le dit Charlotte Lacoste. D’ailleurs, l’ambiguïté du choix du mot fait est révélatrice de cette démarche d’investigation, le fait désignant non seulement « un ensemble d’anecdotes, de souvenirs, de réflexions et de choses vues et lues » (ibid.), mais aussi, au sein du vocabulaire juridique, « l’acte dressé par une personne ayant autorité pour attester un fait » (ibid.). De surcroît, l’œuvre de Cohen est marquée non seulement par un geste de refus, comme nous l’avons dit précédemment, mais aussi par un « geste de dénonciation » (p. 31). L’écrivain se porte garant des faits qui sont attestés par son œuvre, et qui matérialisent, plus ou moins explicitement, la disparition de ses proches assassinés.
8En effet, comme le constate Maxime Decout, « l’Occupation, la guerre, le nazisme, la judéité, forment une basse continue qui gronde en sourdine » (p. 156) dans l’œuvre de Marcel Cohen. C’est d’ailleurs pourquoi Ruth Scheps a choisi d’interroger « les valeurs de Marcel Cohen au regard de l’éthique juive » (p. 189). Ces thématiques, déjà placées au centre de Je ne sais pas le nom, texte publié en 1986 dont le narrateur est un enfant de l’Holocauste, atteignent leur paroxysme avec Sur la scène intérieure. Il faut en effet attendre la publication de ce livre pour que Cohen « affronte de façon plus directe la disparition des siens et la mémoire de la Shoah » (p. 7), en dressant dans chaque chapitre le portrait d’un membre de sa famille, alliant souvenirs d’enfance et savoirs acquis par l’investigateur.
9La forme de l’enquête est « devenue l’unique moyen de questionner un événement qui n’a pas été vécu directement. » (p. 155) Par conséquent, M. Cohen se place dans la lignée d’écrivains qui ont choisi cette forme pour interroger la Shoah, tels que Patrick Modiano, Daniel Mendelsohn ou encore Marianne Rubinstein. Les traces font défaut car le projet nazi n’était pas uniquement d’exterminer le peuple juif d’Europe mais également d’en effacer les vestiges : les faits deviennent ainsi non seulement des empreintes de la vie de sa famille, mais également des preuves de leur disparition. Les biographies sont composées de faits et d’objets, tant et si bien que les objets eux-mêmes se transforment en « documents ». Selon M.-J. Zenetti, le choix du terme « documents » pour classer les photographies d’objets ayant appartenus à la famille de Cohen n’est pas anodin et manifeste l’idée que « les choses ne sont pas muettes » (p. 50). Les documents jouent ici le rôle d’indices qu’il faut faire parler pour restaurer l’histoire familiale.
De l’Histoire à l’histoire
10De la « grotte où vécut l’homme de Néandertal3 » aux Jeux Olympiques de 20084, l’œuvre de M. Cohen traverse les siècles. Et pourtant une même « basse continue qui gronde en sourdine » (p. 156 ) s’esquisse toujours en filigrane : la guerre, les camps, la judéité. C’est toujours l’Histoire « avec sa grande hache5 » dont parlait Perec qui entre dans l’écriture, et on en revient au noyau de la vie de Cohen, au moment qui scinde son enfance en deux.
11Dans Miroirs, l’écrivain dresse différents décors « aussi douloureux qu’inévitables : Auschwitz et le désert du Sinaï, le mur des Lamentations, Bénarès, Kaboul, New-York, le Paris de l’Occupation […]6 ». Si l’Histoire juive n’est pas encore omniprésente dans les premières œuvres de Cohen, elle se dévoile tout de même en transparence, laissant entrevoir son importance et sa hantise dans le présent. Vient ensuite, en 1997, la traduction de la Lettre adressée au peintre Antonio Saura, composée en judéo-espagnol. Comme le souligne François Géal, « la question de la mémoire y est centrale » (p. 172). La question linguistique du judéo-espagnol, ou du « djudyo » selon la formule de Cohen, offre un aperçu du sentiment d’urgence face à la possible extinction de cette langue, sentiment notamment partagé par les écrivains qui s’expriment en yiddish. En effet, la peur que ne « s’éteigne la langue de ses ancêtres7 » renvoie non seulement aux questions d’exil et de la Shoah mais permet également de dresser, à partir d’une histoire généalogique, l’Histoire des Juifs de l’Empire ottoman.
12Pourtant, le cheminement est inverse dans le reste de l’œuvre cohénienne. Selon François Géal, « Cohen fait en partie œuvre d’historien » (p. 174) au sein de son texte. Mais loin de lui l’idée de s’affilier à une démarche historique telle que Jablonka dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eu. En effet, contrairement à Perec, l’Histoire ne vient pas se substituer à l’histoire et, d’ailleurs, Cohen, à la différence de Perec, « endosse pleinement le “jargon” de ses pères » (p. 184).
13L’Histoire politique et géographique de l’Eau de Cologne permet par exemple à Cohen de justifier sa crainte de la contrefaçon. Chez l’écrivain, l’Histoire nous mène toujours aux histoires individuelles, aux traces d’existence. Le narrateur de Miroirs, « dans l’obsession d’un mur qui se dresserait entre le monde est lui8 », rétablit son autobiographie. Si le langage fait mur, il s’agirait ici d’un « mur d’une parole à quoi s’oppose le silence du non-dit » (p. 103), selon Guillaume Artous-Bouvet. Chez Cohen, la petite histoire, l’histoire de la « scène intérieure », c’est-à-dire l’histoire familiale, importe davantage que la grande Histoire. C’est tout l’enjeu de Miroirs et plus encore de Sur la scène intérieure.
14Aussi bien Jérémie Marjorel que Maxime Decout s’intéressent à la scène commémorative à l’hôpital Rothschild, au sein de Sur la scène intérieure. C’est en ce lieu même que la mère de Marcel Cohen est internée, en août 1943, avant d’être raflée et emmenée à Auschwitz. En 1996, l’écrivain retourne à l’hôpital pour assister à une cérémonie de commémoration. Il est véritablement « bouleversé lorsque deux jeunes infirmières ouvrent la fenêtre, où précisément se trouvait recluse sa mère cinquante-trois ans auparavant » (p. 128). Cette scène a « quelque chose de sacrilège »9. Cette prise de conscience brutale s’explique par « la généralité même, par l’étendue du Mal » que dévoile le discours officiel, qui ne permet pas de « renouer avec les existences individuelles » (p. 160). Marcel Cohen se tient de la sorte à distance de l’historiographie.
15Les faits ouvrent donc la voie à une reconstruction de l’histoire familiale. Ils sont « un geste d’offrande » (p. 39) envers la mémoire des siens assassinés. Véritable hommage aux disparus, Sur la scène intérieure vient non seulement « arracher les défunts à la nuit et au brouillard » (p. 39) de l’oubli, mais aide Cohen à rétablir un lien avec ses morts, par le biais des faits, des souvenirs, des objets qui donnent à voir des signes d’affection. À travers cette enquête familiale, l’écrivain prouve que « le temps ne saurait avoir raison de tout » (p. 46).
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16Ainsi, Lire Marcel Cohen nous offre à la fois un regard critique et novateur sur la production littéraire d’un écrivain encore peu connu. L’œuvre de Cohen s’affronte à cette difficulté à la fois esthétique et éthique de l’écriture des faits. Si la mémoire est défaillante et les souvenirs sont fragmentaires, il ne reste qu’enquêter sur les faits et les « blancs qui les accompagnent » (p. 169). C’est à la fois avec humilité et avec la conscience de ses lacunes que Marcel Cohen érige un « monument aux morts à la mémoire des disparus » (p. 169).