Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mai 2021 (volume 22, numéro 5)
titre article
Abel Laulan

Littérature & fiction : un « monde à l’envers »

Literature and fiction: a "world upside down"
François Rastier, Mondes à l’envers. De Chamfort à Samuel Beckett, Paris : Classiques Garnier, coll. « Investigations stylistiques », 2018, 297 p., EAN 9782406071044.

« Il est vrai qu’on put s’imaginer des mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on pourrait faire comme des Romans, des utopies, des Severambes : mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. »
Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de Théodicée

« L'Enfer, c’est là où il n’y a pas de pourquoi. »
Primo Lévi, Si c’est un homme

1François Rastier, directeur de recherche au C.N.R.S, s’efforce de « synthétiser des acquis de l’herméneutique et de la philologie pour promouvoir une sémantique des textes historique et comparée » (p. 6). C’est au croisement de plusieurs disciplines (la linguistique, l’herméneutique et la philologie) que Fr. Rastier a développé la sémantique interprétative. Cette exigence d’interdisciplinarité est également ce qui le conduit à une extension vers les études littéraires, emblématisée, entre autres, par la publication de Mondes à l’envers. Son originalité relativement au canon de la critique littéraire française, d’inspiration barthésienne et genettienne essentiellement, lui permet de poser un diagnostic sur une série de concepts, de notions, de distinctions trop vite incontestés — l’illusion référentielle, le Moi et le Monde, la Fiction et la non-Fiction, renommées en Fiction et Diction dans la taxinomie de Genette — qui sont, pour Fr. Rastier, les symptômes d’une critique littéraire encore tout engluée dans le romantisme. Constatant que, pour des raisons esthétiques, la langue littéraire a été déromancée, il estime qu’il reste parallèlement, pour des raisons éthiques, à « déromantiser la théorie littéraire » (p. 9). Il s’agit ainsi de réaffirmer la fonction éminemment critique de la littérature qui, de l’Orlando Furioso à la récente littérature de témoignage, celle des exterminations, ne produit pas de fiction mais s’en prend au contraire à toutes celles qui entravent notre compréhension du monde.

2Dans l’introduction à Mondes à l’envers, l’auteur commence par préciser d’une part ce que les notions de fiction et de réalisme ont de suspect, d’autre part ce que l’étude des œuvres gagne à abandonner le paradigme du « réalisme sémantique de la référence ». Il détermine ensuite la place qu’occupera la linguistique dans l’étude de neuf mondes d’œuvres et réaffirme la dimension critique de la littérature requalifiée en art du langage. Enfin, il caractérise brièvement ces neuf mondes en termes de contenu et de visée. Tout au long de Mondes à l’envers, l’auteur affirme la complémentarité de la linguistique et des études littéraires pour appréhender dans toute leur complexité les œuvres, et faire ainsi les premiers pas en direction d'une « sémiotique générale des cultures ».

Réalisme esthétique & réalisme sémantique de la référence

3Puisque Mondes à l’envers est né d’une réflexion sur « l’énigmatique relation entre le réalisme sémantique de la référence et le réalisme esthétique que l’on attribue notamment aux grands cycles romanesques du xixsiècle » (p. 9), il faut, dès à présent, lever toute ambiguïté sur la notion de « réalisme esthétique » :

Loin d’être une simple catégorie descriptive plutôt épisodique (au sens où, par exemple, on traite du réalisme entre le romantisme et le symbolisme), elle [la notion de réalisme esthétique] détermine la fonction représentative des arts, jusqu’au surréalisme inclus1.

4Moins une catégorie esthétique qu’une conception philosophique, le « réalisme esthétique » traverse les mouvements littéraires et assigne aux arts, à la littérature singulièrement, la fonction de représenter le monde, entendu au sens d’univers physique. Fr. Rastier montre dans l’article « Réalisme sémantique, réalisme esthétique » que le réalisme esthétique découle du réalisme sémantique de la référence. Ce dernier se définit par « ces deux thèses conjointes, (i) la connaissance est une représentation du réel et (ii) le langage est un moyen de cette représentation2 ». D’un côté une conception du langage (le réalisme sémantique de la référence), de l’autre une théorie philosophique (le réalisme esthétique). On voit comment, au moins s’agissant de la littérature, toute théorie esthétique se fonde sur une conception du langage.

5Réélaborant une distinction kantienne, l’auteur raffine la notion de réalisme esthétique : il distingue un réalisme empirique (« la réalité représentée relève du monde physique ») et un réalisme transcendant (« la réalité représentée relève […] du monde métaphysique3 »). Il détaille ensuite deux rapports selon lesquels s’articulent ces deux modes de représentation du monde : la voie reconductrice qui « unit les deux réalismes, en passant de la description de ce monde [l’univers physique] à l’évocation d’un autre, divin ou infernal » (p. 14) et la voie antinomiste qui « impose de détruire ce monde pour parvenir à l’autre » (p. 15).

6Fr. Rastier montre ainsi comment « la notion de réalisme traverse sans discontinuer, et de façon obsédante, toute la réflexion occidentale sur les arts, de Platon à Breton4 » ; chaque conception relève alors d’une certaine configuration entre réalisme empirique et réalisme transcendant. Dans ce que la logique des avant-gardes avait voulu rendre inconciliable (les Anciens et les Modernes, le réalisme et le surréalisme), Fr. Rastier décèle les deux faces d’une même pièce : le « réalisme esthétique ». L’auteur ne propose pas ici une contre-histoire de la littérature, il montre seulement « combien la conception des arts du langage est tributaire [des débats] linguistiques5 ».

7De manière converse, il affirme qu’il revient quelquefois à la littérature d’éclairer la linguistique : « les artistes comme les peintres étaient en avance sur l’optique, les littérateurs sont en avance sur la connaissance du langage, tout simplement parce qu’ils exploitent dans leur matériau des propriétés qui n’ont pas été mises en évidence par la tradition grammaticale6 ». Ainsi, le choix du corpus étudié dans Mondes à l’envers sert à rendre compte d’un changement de paradigme philosophique et linguistique :

Ils [les neuf mondes explorés] témoignent d’un mouvement historique […], marqué par l’inversion du rapport entre l’imaginaire et le réel et par la récusation de la notion même de réalisme, tant en philosophie qu’en sémantique et en esthétique. (p. 24)

L’existence objective des œuvres

8Il faut dire désormais quelques mots de la notion de « monde ». Revendiquer le statut de monde pour les œuvres, c’est affirmer que celles-ci relèvent d’une autre ontologie que l’univers physique. Il ne s’agit plus dès lors de traverser les œuvres en direction du monde ou des mondes qu’elles représentent mais simplement de les objectiver. Penser l’œuvre comme un monde, c’est engager la possibilité d’étudier « les textes en eux-mêmes, c’est-à-dire comme objets et non comme moyens de connaissance7 ».

9Fr. Rastier récuse alors toute critique littéraire qui chercherait à apprécier la littérature selon des critères d’adéquation (ou d’inadéquation) à une réalité extralinguistique. Le partage de la littérature en « fiction et diction », si canonique soit-il, se réduit pourtant à cela. De même, l’expression relativement anodine proposée par Michel Riffaterre d’« illusion référentielle » statue implicitement sur l’inadéquation de l’univers sémiotique et de l’univers physique (c’est le jugement que porte en germe l’idée d’« illusion »). L’auteur lui préfère l’« impression référentielle » qui n’induit pas une implicite comparaison au monde mais indique que le point d’application des textes est du côté « des images mentales ». L’expression employée par Fr. Rastier de « mondes dissipatifs » dit aussi cela. Ces mondes qui « impos[ent], par [leurs] formes sémantiques notamment, des contraintes sur la formation des images mentales » se diffusent dans nos représentations. Si l’œuvre est monde, le texte n’est pas clos pour autant, il vise nos images mentales et se construit en dialogue avec d’autres textes. En revanche, l’expression « monde » renoue avec une idée de clôture lorsque celle-ci vient à exprimer l’autonomie de l’œuvre respectivement à son auteur :

Il y a une existence objective des œuvres et ce sont elles qui recrutent leurs lecteurs, ce n’est pas un dialogue entre l’auteur et le lecteur, l’œuvre n’est pas un prétexte, c’est un monde de l’objectivité. D’ailleurs la notion de monde est peut-être justifiée par là8.

10De l’« existence objective des œuvres » découle que la pratique interprétative de Fr. Rastier est une critique d’œuvres et non une critique d’auteurs. Il déplore, à ce titre, que les études littéraires soient « organisées plutôt autour des auteurs qu’autour des œuvres9 ». À cet égard, l’auteur se distingue par la disparité des objets qu’il étudie dans Mondes à l’envers. C’est parfois une phrase de Proust qui est mise à l’envers, parfois une pièce de théâtre avec En attendant Godot, parfois encore un poème, c’est le cas avec « Marine » et « L’union libre », ou encore un court récit avec Hérodias. La critique littéraire de Fr. Rastier se fonde dans sa théorie de la thématique qui distingue plusieurs paliers : « micro-, méso-, et macrosémantique, qui correspondent au sémème, au contenu de la période, et à la structure textuelle10 ». Ces diverses échelles, d’une « Petite phrase de Proust »à la lecture historique d’En attendant Godot, se retrouvent dans les analyses proposées dans Mondes à l’envers.

Thématique & isotopies : déromantiser la théorie littéraire

11La théorie de la thématique s’inscrit également dans l’entreprise de déromantisation de la théorie littéraire. Elle permet de récuser le caractère définitoire de la fiction pour la littérature. La littérature de témoignage qui ne jouissait avec Genette que d’une littérarité conditionnelle se voit pleinement réintégrée au corpus littéraire. Dans le « nominalisme méthodologique » d’inspiration saussurienne défendu par Fr. Rastier, paradigme concurrent au « réalisme sémantique de la référence », il ne s’agit plus de savoir si un texte s’écrit en référence à un monde imaginaire ou à notre monde (fiction/non-fiction) mais de se demander « à quelles conditions un texte semble renvoyer à un monde factuel, à un monde contrefactuel, à plus d’un monde, à nul monde » (p. 11). C’est ce que permet l’étude des isotopies qui déterminent « l’impression référentielle de l’énoncé » (p. 9).

Caractérisation isotopique

Exemple de phrases

Impression référentielle

Monde visé

Caractérisation générique

Isotopie unique

« Par vent arrière, le catamaran d’Éric

Loiseau a gagné la transat »

 Impression référentielle univoque

Monde factuel

Textes techniques et scientifiques

Pas d’isotopie

« Le zirconium carguait les polyptotes »

Pas d’impression référentielle

  Nul monde

Soties, dadaïsme

Isotopie unique mais isosémies brouillées

« Le train disparu, la gare part en riant à la recherche du voyageur »

Impression référentielle univoque

 Monde contrefactuel

Textes merveilleux

Isotopies multiples et entrelacées

« Bergère ô tour

Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin »

Impression référentielle complexe

  Plus d’un monde

Textes mythiques (religieux ou poétiques)

Fig. 1. Tableau constitué à partir de l’introduction des Mondes à l’envers et illustrant l’interprétation des textes en termes d’isotopie dans la théorie de la thématique.

12On comprend ainsi qu’une « nouvelle conception de la signification linguistique doit inévitablement modifier notre manière de comprendre les arts du langage11 » ainsi que notre méthodologie de description des textes. Cette nouvelle conception est pour l’auteur le prérequis nécessaire à l’établissement des sciences de la culture : « une conception non-référentielle du langage paraît indispensable si l’on veut fédérer les disciplines éparses qui traitent des langues et des textes » (p. 9).

13En s’affranchissant définitivement de l’opposition entre fond et forme, « pour lui substituer d’une part la dualité entre Expression et Contenu, qui définit la teneur de l’œuvre, et d’autre part la dualité entre Point de vue et Garantie, qui définit sa portée » (p. 23), Fr. Rastier distribue à chacune des sciences de la culture en devenir un champ à investir : « La teneur peut appeler une philologie et une herméneutique, la portée appelle une éthique (pour la Garantie) et une esthétique (pour le Point de vue, concrétisant un projet artistique singulier) » (p. 23). Ces quatre champs disciplinaires orientent le lecteur dans ces Mondes à l’envers extrêmement variés.

Neuf « mondes à l’envers »

14D’abord, Fr. Rastier renvoie dos à dos les interprétations métaphysique et grotesque d’En attendant Godot pour en proposer, à la suite de Valentin et Pierre Temkine, une lecture historique. C’est le premier monde qu’il nous est donné d’aborder : « Beckett : Vladimir et Estragon font de la résistance ».

15Le deuxième monde, qu’on ne s’étonnera pas de trouver sens dessus dessous, gravite autour de l’hypallage chez Borges, cette figure qui semble « porter atteinte à l’ordre du monde, c’est-à-dire à la doxa » (p. 61). Faisant collaborer rhétorique et herméneutique, Fr. Rastier entreprend d’« élargir la théorie des figures pour l’intégrer dans la sémantique des textes » (p. 63).

16Le troisième monde est surréaliste. Dans un des rares commentaires continus de « L’Union libre », l’auteurmet notamment en pratique ce qui avait été projeté en introduction : ne pas se laisser prendre au jeu des avant-gardes, mais souligner la persistance et l’étendue du paradigme du « réalisme esthétique » dans l’histoire littéraire. Ici, c’est la cohésion de Breton avec le canon littéraire qui est affirmée.

17Le quatrième monde, circonscrit à une « petite phrase de Proust », est l’occasion d’interroger les rapports qu’entretiennent la partie et le tout en littérature ; c’est-à-dire, montrer tout à la fois la solidarité thématique d’une phrase avec son cotexte d’extraction mais aussi l’immanence du fragment, en particulier chez Proust où n’importe quelle phrase de la Recherche témoigne « de l’unité inépuisable et pourrait-on dire fractale de cette œuvre, qui se reflète dans chacun de ses fragments pris au hasard » (p. 135).

18Fr. Rastier restitue ensuite toute sa dimension subversive à « Marine » régulièrement écarté du corpus rimbaldien comme « un pur exercice formel », ou encore jugé comme un contre-exemple à la modernité du poète. Dans ce poème dont la construction repose notamment sur une hypallage filée entre deux fonds sémantiques, Terre et Mer, Fr. Rastier s’emploie à montrer comment l’inversion commande l’écriture aussi bien aux niveaux rythmique, prosodique que thématique. Il propose également d’interpréter le poème selon trois niveaux d’intertextualité successifs : de la topique littéraire au corpus rimbaldien, en passant par l’intertexte baudelairien.

19Pour l’étude de « L’Union Libre » de Breton, Fr. Rastier faisait collaborer rhétorique et herméneutique. Dans le sixième monde, « Flaubert et les Hérodiades », l’herméneutique s’associe à la philologie pour une étude génétique d’un des Trois contes de Flaubert.

20Dans le septième monde, « Berlioz : Hector en Italie », l’auteur met en question la distinction entre « texte » et « discours », et entre œuvre de « fiction » et de « diction ». Partant de l’analyse d’un extrait des Mémoires de Berlioz, Fr. Rastier montre comment la référentialité présumée du genre des mémoires est perturbée par l’immixtion intertextuelle d’une fiction poétique, The Corsair de Byron, dans ce texte supposé de « diction ». Ce septième monde est aussi l’occasion de former le vœu d’une « musicalisation de la linguistique » et par conséquent de renouveler celui d’une interdisciplinarité qui anime tout l’ouvrage.

21Le huitième monde est sauvage et tout un bestiaire s’y déploie, bêle, rugit et hulule : « Balzac, la Bette et la Bête ». L’auteur étudie l’isotopie animale dans La cousine Bette. Il y montre ce que l’étiquette « réaliste » peut avoir de problématique. En hiérarchisant les isotopies et qualifiant de littéral ce qui est jugé référentiel — et conséquemment rejetant le mythique du côté du figuré —, le réalisme restreint considérablement les lectures.

22Dans le dernier monde, « Chamfort, le sens du paradoxe », Fr. Rastier interprète des maximes de Chamfort et met en saillance tout leur caractère paradoxal — littéralement : « contre l’opinion commune ». Il montre ainsi que chez Chamfort la critique de la société s’opère par et dans le langage, c’est-à-dire qu’elle se traduit par « des remaniements sémantiques en contexte » (p. 248).


*

23De la lecture de Mondes à l’envers. De Chamfort à Samuel Beckett, on retiendra l’idée salutaire, à plusieurs égards, que la littérature ne se définit pas par la fiction mais par son rapport critique à celle-ci. Tout au long, on y éprouve combien l’approche d’étude des textes promue par François Rastier, au croisement de la linguistique, de la philologie et de l’herméneutique, se nourrit de son hybridité. On y mesure enfin ce que la notion de monde appliquée aux œuvres peut engendrer comme bouleversement méthodologique pour les études littéraires.