Le récit de filiation, province littéraire en expansion
1Depuis déjà une bonne vingtaine d’années, le récit de filiation fait parler de lui dans le champ littéraire français. Depuis, son succès ne s’est pas démenti, tant les questions de généalogie et d’héritage ainsi que les formes de récit situées à la frontière de la fiction romanesque, de la biographie et de l’autobiographie continuent à nourrir la littérature contemporaine. L’enquête qu’entreprend Guy Larroux dans son dernier essai propose à la fois une synthèse et un renouvellement des études déjà consacrées à cette « province » (p. 10) littéraire. En effet, s’il commence par s’inscrire dans le sillage des travaux de Dominique Viart et Laurent Demanze, les « pères » du récit de filiation français, G. Larroux fait ensuite plusieurs propositions théoriques et critiques inédites, contribuant ainsi à l’élaboration d’une poétique du genre. Enfin, en s’appuyant aussi bien sur les textes pionniers qui ont alimenté les premières définitions — en particulier, La Place d’Annie Ernaux (1983) et Vies minuscules de Pierre Michon (1984) — que sur des ouvrages beaucoup plus récents — notamment Avant que j’oublie d’Anne Pauly ou Papa de Régis Jauffret, publiés respectivement en 2019 et 2020 —, l’ouvrage témoigne de la constante expansion du récit de filiation dans les lettres francophones.
« Une place qui était à prendre »
2Dans l’article « Filiations littéraires » publié en 1999, D. Viart pointe le problème général que pose l’étude de la littérature contemporaine : « les œuvres n’ont pas encore subi la décantation du temps », ce qui risque de « fausser quelque peu le regard1 ». En 2020, G. Larroux reconnaît à son tour la complexité de la tâche, affirmant que l’intérêt pour le récit de filiation s’accompagne de « la difficulté spécifique d’un présent par définition ouvert (p. 9) . En plus de ce problème qui incombe à toute tentative de « restitution d’un paysage contemporain » (p. 12), G. Larroux en expose un second, spécifique au récit de filiation : « le grand nombre de textes et la coexistence dans un même espace de “grands” textes et d’autres textes que l’on pourrait qualifier de “secondaires” si cette appellation n’était pas commode et offensante » (ibid.). Cette originalité, qu’il associera plus loin à la « nature profondément démocratique » (p. 229) du récit de filiation, justifie l’ampleur et la diversité du corpus sur lequel repose sa démarche.
3Dans un premier temps, la définition du récit de filiation et les caractéristiques que retient G. Larroux reposent donc sur des travaux déjà bien connus. En effet, l’auteur s’appuie sur la première ébauche de définition que donne D. Viart à partir d’une analyse de La Place d’A. Ernaux ; dix ans plus tard, ce dernier la complète dans un article paru dans l’ouvrage collectif intitulé Le Roman contemporain de la famille2. Pour décrire les origines du récit de filiation, il reprend également le point de départ de l’essai que L. Demanze consacre à Pierre Bergounioux, Gérard Macé et Pierre Michon. Celui‑ci affirme que l’émergence du récit de filiation apparaît comme l’indice d’un « malaise dans la transmission3 » : « comme l’ombre portée d’une modernité en rupture d’héritage, le récit contemporain investit mélancoliquement le temps des origines4 », écrit en effet L. Demanze dès la première page d’Encres orphelines.
4De même, c’est à partir des travaux de ces deux « pères » du genre que G. Larroux s’intéresse à la façon dont le récit de filiation s’empare d’une « place qui était à prendre » (p. 11) dans le champ littéraire. À la suite de D. Viart et L. Demanze, il revient donc sur le positionnement de ce récit qui se situe « parmi les autres écritures de soi » mais aussi « parmi d’autres appellations connues, qu’il s’agisse du récit d’enfance, des “romans de la famille”, du “roman généalogique”, de l’autofiction » (p. 10-11).
5Dans la définition remaniée de D. Viart, la distinction entre le roman et le récit de filiation apparaît immédiatement5. À son tour, G. Larroux s’y attarde longuement dans la section de l’ouvrage intitulée « Nom de genre », reconnaissant d’abord que l’écart se conçoit : à l’œuvre d’imagination qu’est le roman, s’oppose en effet le caractère avéré du récit de filiation, dans lequel les personnages ne sont pas inventés. G. Larroux rappelle également que certains auteurs ont explicitement souhaité mettre à distance le modèle romanesque — c’est notamment le cas d’A. Ernaux qui explique être « sortie » du roman. Cependant, et c’est là que se mesure l’écart avec D. Viart, G. Larroux refuse d’éliminer le roman de la définition du récit de filiation pour autant, d’une part parce que ce dernier demeure assez proche d’une certaine tradition romanesque, celle du « roman domestique » ou du « family novel », d’autre part parce que certains textes de son corpus se nomment délibérément « roman » — c’est notamment le cas de Pas pleurer de Lydie Salvayre.
6L’auteur s’attaque ensuite à la distinction souvent délicate entre le récit de filiation et l’entreprise autobiographique. Tous deux ont en commun l’objectif de vérité ; mais « tandis que l’autobiographe se désigne d’entrée de jeu comme personnage central en apposant son nom sur la couverture du livre, nom qui sera représenté à chaque occurrence du “je”, l’auteur du récit de filiation est tenu de désigner une autre ou d’autres personnes que lui, notamment au moyen de la troisième personne et du prénom » (p. 108). C’est précisément cette façon qu’a le récit de filiation d’articuler deux vies et deux voix — celle de l’ascendant, et celle de l’auteur, également présenté comme un « narrateur‑descendant » — qui suscite l’intérêt de G. Larroux, parce que de son point de vue, c’est elle qui justifie et conditionne toutes les autres caractéristiques : « une certaine composition du récit, l’intention ou la polarité savante, l’inquiétude de la langue, la négociation de l’héritage littéraire, l’éthique de la communication » (p. 21).
Une nouvelle poétique du genre
7Si G. Larroux souhaite poursuivre les pistes de recherche déjà existantes sur le récit de filiation, c’est parce que cet objet d’étude présente le double intérêt d’un « corpus en expansion » et d’une « réflexion en mouvement » (p. 15). La sélection d’œuvres qu’il se propose d’analyser, ambitieuse par son volume, témoigne d’une volonté franche d’élargir les corpus jusque‑là proposés. L’auteur n’hésite pas, en effet, à inclure des œuvres antérieures à la date de naissance officielle du genre — certains textes d’Albert Cohen, Violette Leduc, Georges Perec, Marguerite Yourcenar ou encore Colette. Il consacre par exemple un long développement à Quand vient la fin de Raymond Guérin, publié pour la première fois en 1941. Sa liste de récits comprend également des textes extérieurs à la métropole — nous pensons notamment à deux textes antillais, Victoire, les saveurs et les mots de l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé et La matière de l’absence du Martiniquais Patrick Chamoiseau — sur lequel G. Larroux revient à plusieurs reprises dans son ouvrage.
8À partir de ce corpus foisonnant, l’auteur choisit des angles d’attaques encore peu exploités. Il s’empare par exemple de la question des titres pour mener une « enquête titrologique » (p. 23) et classer les récits de filiation en fonction de la façon dont ces derniers explicitent ou masquent dès la couverture la relation qui unit le « je » à l’ascendant. Avec un point de départ empirique, puisqu’il affirme ne pas avoir cherché à équilibrer volontairement les récits de fils et de fille, pas plus que les ascendants paternel et maternel, il s’intéresse également à la question du genre dans le récit de filiation, donnant notamment plusieurs preuves d’un imaginaire commun entre les récits d’auteurs et d’auteures.
9Enfin, il manifeste un intérêt prononcé pour l’étude de la « situation narrative » — l’expression est empruntée à Genette dans Figures III. Son intention est bien de proposer une tendance, dans la mesure où « qui veut saisir une nouvelle configuration générique a tout intérêt à dégager, sinon des règles, du moins des régularités » (p. 123). G. Larroux analyse alors la façon dont le temps de la narration et la personne sont mis en œuvre dans le corpus retenu, ajoutant à la définition de Genette une analyse de la situation spatiale de la narration, puisque « le récit ne s’écrit pas nulle part » (p. 127). Dans cette perspective, une partie de l’ouvrage est consacrée à la posture du narrateur, en particulier lorsque ce dernier s’inscrit dans la veine irrespectueuse initiée par Stendhal et prolongée par Sartre, celle des fils qui égratignent les figures parentales. Effectivement, le récit de filiation « joue contre le discours passé de la piété filiale » et propose même « un contre‑discours » (p. 159) : c’est par exemple ce que fait Pascal Bruckner dans Un bon fils — évidemment classé par l’enquête titrologique parmi les plus ironiques — en détournant le modèle de piété filiale incarné par Énée dans l’Énéide.
Filiations multiples
10« Le récit de filiation s’élabore alors au confluent de deux héritages, et articule l’un à l’autre le désir de témoigner d’un passé familial, dont le deuil pèse sur la conscience, et la saisie d’un héritage littéraire, à travers lequel l’écriture approfondit son propre questionnement6. » Par cette affirmation, L. Demanze rappelle la coexistence de deux modèles généalogiques dans les récits de filiation : le premier, d’ordre biologique, le second, d’ordre métaphorique, tourné vers les affinités électives et la communauté littéraire. Cette idée est également présente dans les pages de G. Larroux qui traitent des « airs de famille » et de la question de la ressemblance avec l’ascendant, que chaque auteur peut choisir d’assumer ou de récuser. À propos de l’auteure de La Place, il évoque par exemple un « effort contradictoire produit pour différer des parents sans cesser de les aimer et sans les trahir » (p. 114).
11Choisir de ressembler ou de ne pas ressembler constitue un premier débat dont le récit de filiation ne se contente pas. En effet, si G. Larroux s’intéresse à cette question, en témoigne le « relevé des signatures physiques » dans les textes de son corpus, il revient également longuement sur la « grammaire des affinités » (p. 116, p. 121), inspirée des Airs de famille de François Noudelmann. L’intérêt que porte le récit de filiation à ces ressemblances choisies et orchestrées par le narrateur lui‑même se manifeste aussi par la présence de circulations intertextuelles. L’ouvrage illustre bien ce phénomène, dans la mesure où son titre fait référence à une citation de Personne de Gwenaëlle Aubry, laquelle s’inspire elle‑même de l’œuvre de Perec. G. Larroux revient en effet à plusieurs reprises sur sa dette littéraire, car l’expression « Et moi avec eux » qu’il lui emprunte délivre selon lui la « formule du genre du récit de filiation » (p. 155).
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12Dans une démarche à la fois consciente du passé du genre et soucieuse d’élargissement, Guy Larroux parvient donc véritablement à dessiner les contours du « récit de filiation contemporain », un genre littéraire encore jeune, qui se démarque par sa liberté formelle, sa complexité narrative, la richesse ses quêtes et de ses intentions, mais également par « sa nature profondément démocratique, qui, au risque de bousculer les panthéons, nous le rend particulièrement précieux » (p. 229).