Matière & manière des ambiances
1Un livre de philosophie doit être une sorte de science-fiction, écrivait Gilles Deleuze dans une formule restée fameuse1. On se souvient peut-être moins de la manière dont il en faisait crédit à l’empirisme de Hume : « Comme dans la science-fiction, on a l’impression d’un monde fictif, étrange, étranger, vu par d’autres créatures ; mais aussi le pressentiment que ce monde est déjà le nôtre, et ces autres créatures, nous‑mêmes2. » Cette qualité science-fictionnelle et cette impression d’étrange familiarité s’appliquent à la phénoménologie de Bruce Bégout ; à ceci près qu’elle fait apparaître un monde lunaire ou martien, cosmique en tous les cas, c’est-à-dire sans créatures sinon les ambiances elles-mêmes. Le Concept d’ambiance a en effet cette vertu scientifique de faire apparaître son sujet en bouleversant nos paradigmes usuels, de perception comme de pensée, communs comme académiques. C’est donc un monde étrange qui nous est donné à lire, à comprendre et à sentir, un monde d’ambiances systématiquement, méthodiquement et stylistiquement dé-anthropomorphisé, dé-psychologisé et dé-objectifié : un monde dépeuplé et dépouillé de ses dualismes du sujet et de l’objet, traditionnels en philosophie et structurant jusqu’aux discours ordinaires (p. 28).
Familière étrangeté phénoménologique
2Le concept d’ambiance, ainsi que le rappelle l’auteur, nécessite au contraire une pensée de l’ambiant, ce qui, étymologiquement et ontologiquement, entoure, circule et environne, avant de cristalliser, composer et métaboliser. Pour autant, cette étrangeté est d’emblée enveloppée dans une familiarité. B. Bégout fait aussi bien apparaître les ambiances fondamentales du monde comme autant d’évidences déjà-là. Si elles ont pu d’abord sembler étranges, c’est qu’elles demeuraient dépourvues du langage scientifique adéquat et de la subtilité littéraire nécessaires à leur identification et leur reconnaissance. Elles manquaient, en bref, d’un art philosophique de la science-fiction qui en dégage le concept positivement éthéré. Ce monde des ambiances décrit et analysé, dont l’impression semble d’abord fictive, étrange, étrangère, B. Bégout fait littéralement pré-sentir qu’il est déjà le nôtre, qu’il a toujours été familier car il nous précède.
3Mis au jour par une phénoménologie que le philosophe entend radicale, ce monde apparaîtra sans doute étrange aux phénoménologues eux-mêmes. Il se propose en effet dépourvu de toute subjectivité, même transcendantale, délesté donc d’une intentionnalité husserlienne. L’épokhè bégoutienne est pour ainsi dire renversée : elle ne met pas suspens le monde mais les affaires du monde, visées par nos consciences, et donc nos consciences elles-mêmes, pour retrouver la condition ambiancielle qui fonde notre croyance en une réalité naturelle du monde. De même, ce monde se propose dépourvu, quoique différemment, d’une incarnation merleau-pontienne de la chair (p. 172) : cerveau et corps sont donc vaporisés, baignés dans le fond originel d’ambiances qui ne connaissent ni frontières mentales, ni frontières physiques, car — c’est là la thèse que soutient B. Bégout — ce ne sont pas les ambiances qui dépendent de nos humeurs mais bien plutôt nos humeurs qui dépendent d’une humeur ambiancielle du monde. B. Bégout dégage donc un modèle des ambiances qu’il nomme « autochtone », distinct des positions « dialogique » et « synthétique » (p. 33‑34). Sa démarche est aussi bien une épistémologie radicale du concept qui instaure une authentique révolution scientifique, un bouleversement dans notre manière de voir et penser les ambiances.
Style, manière & subtilité
4Pour cela, B. Bégout s’appuie sur le concept heideggerien de Stimmung, un concept, on le sait, à la croisée de la philosophie, de la psychologie et de l’esthétique, qu’il débarrasse de son feuillage psychique et subjectiviste mais aussi de ses pousses tragiques, perçant le Dasein heideggerien voué à la mort (p. 66), pour aboutir à un concept dénudé. Effeuillage, découpe, dénudement : il ne s’agit pas là de métaphores mais bien d’opérations stylistiques positives qui affectent le concept, avançant au contraire par « démétaphorisation générale des ambiances » (p. 215). B. Bégout procède en effet par épure — des concepts taillés, dont le suffixe aura été retranché (mersion, mixtion) —, par sobriété — pas de termes exogènes ou hétérogènes à un lexique choisi qui se déploie par redondances et amplification —, et par une rythmique de la phrase et de l’argumentation qui construit, pas à pas, un propos consistant d’abord dans l’exposition de positions qu’il s’agit progressivement d’élaguer, presque d’appauvrir, pour faire émerger un nouveau modèle de pensée, finalement plus dense.
5Partant du concept de Stimmung, qui emprunte en allemand au ton, à la voix et à l’accord harmonique (p. 59), parcourant ensuite les voies de la pneuma stoïcienne et celles de la Gestalttheorie de Binswanger, avant de discuter les pensées plus contemporaines de l’ambiance et de l’atmosphère (Hartmunt Rosa, Peter Sloterdijk, Gernot Böhme, Tonino Griffero, etc.), c’est en réalité d’emblée que B. Bégout débarrasse son argumentation et son style d’un vocabulaire qui renverrait au sens visuel — trop intellectualiste et subjectiviste —, comme aux sens gustatif et olfactif — trop incarnés ou trop objectifiés —, pour s’épanouir dans un lexique qui mêle l’auditif, le sonore et le musical (l’espace tonal, la résonance), l’haptique et l’aquatique du tact léger ou de l’inhérence (l’im-mersion, le flottement, le balnéaire, le flux, la vaguité, le dilaté, l’Autour, le Couvert, l’Englobant) avec l’atmosphérique et le volatil (le flux, le flair, l’ampleur, la climatisation), évitant au passage l’écueil du fusionnel (p. 73 ; p. 338 sqq.).
6C’est tout un art, toute une pédagogie, presque une foi dans le concept, qu’engage la démarche de B. Bégout, ainsi qu’il le note lui-même :
Il y a, et c’est l’un des objets de ce travail que de le démontrer, une essence du vague, du flou, du diffus, de ce qui per definitionem, échappe à toute définition. […] Or, le concept en tant que méthode d’appréhension de l’expérience, peut tout à fait saisir ce qui est autre que lui et lui échappe, et restituer des formes d’expériences non conceptuelles et non analytiques. (p. 20 ; p. 82)
7La condition pour atteindre un tel but est, pour B. Bégout, poursuivant Bergson et son vœu d’une plus grande précision en philosophie, de « délaisser l’exactitude au profit de la subtilité » (p. 21). L’éco-phénoménologie des ambiances nécessite en effet une économie de la manière, du style philosophique, car c’est ainsi que se manifestent les ambiances elles-mêmes, selon des manières et un style (p. 50). Elle est alors l’occasion d’une clarification de la phénoménologie elle-même. Celle-ci n’est pas, pour B. Bégout, « l’étude théorique de ce qui apparaît, le « phénoménal », mais de la manière dont il apparaît, le phénoménologique. » (p. 50). D’aucuns y verront peut-être une confusion des fins (une « réalité » ou une essence des ambiances) et des moyens (une manera philosophique teintée d’un style « littéraire »), alors qu’il s’agit bel et bien de la recherche d’une adéquation qui rende les deux dimensions indiscernables (p. 118) : le concept n’expliquant rien (p. 118) ; le phénomène ne signifiant rien, se manifestant comme « tautégorie » (p. 251).
Photogénie dé-dramatisée des ambiances
8Nous le disions, cette étrange phénoménologie et ce monde des ambiances apparaîtront en même temps, et c’est la force de l’ouvrage, tout à fait familiers. Jusqu’en philosophie, le style n’est en effet pas seulement question de technique mais de vision, comme l’écrivait Proust pour la littérature, ajoutant que le style est « la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun3. » S’il existe une parenté entre l’écriture bégoutienne et proustienne (Proust est notamment évoqué p. 138 et p. 281), elle se situe probablement dans le modèle d’appréhension des phénomènes et des ambiances qui les baignent, modèle que B. Bégout nomme « photogénique » (p. 118). À cet égard, le choix de l’image figurant en couverture de l’ouvrage apparaît révélateur. Il s’agit d’un polaroid de Cy Twombly, tiré de la série Miramare, dont la structure stasique et minimaliste, lisse et bi-dimensionnelle, est chargée par une empreinte affective, résonnant, d’un côté, avec le genre pictural du still life, de la vie figée (plutôt que la nature morte) ou mise en suspens, et de l’autre, avec une structure romantique du paysage, également présente de manière épurée dans les peintures abstraites de Mark Rothko. Il faut lire à ce sujet les passages où B. Bégout aborde le paysage pictural et l’ambiance, en comparant Poussin et Turner (p. 128). Traitant d’un concept d’ambiance, radical et générique, l’écriture de l’auteur imprime un certain type d’ambiances dont les singularités et les aspérités ont été neutralisées.
9À nouveau, il faut marquer une étrangeté dans la familiarité. Là où Proust part souvent d’ambiances relevant de l’habitude — habitude première et nécessaire mais souvent dénigrée comme devant être dépassée — pour faire saillir une heuristique de lois psychologiques, enveloppées dans des visions de l’art, B. Bégout, lui, se maintient volontairement dans le bain chimique de la révélation, une dimension « balnéaire » (p. 56) et moniste de l’Être, sub-passant ainsi plutôt que surpassant, par le « médial », le problème de la transcendance et de l’immanence, aussi bien que celui du Même et de l’Autre (p. 298). Ce fond océanique des ambiances est alors mis en relief par des moyens philosophiques plus directs et pour partie plus conscients mais tout aussi subtils et affectifs que le style littéraire. Ce fond moins idiosyncrasique, moins traversé de différences et de multiplicité(s), n’est pas celui des retrouvailles avec le secret d’un temps perdu. Il est celui de la découverte d’un quotidien déjà-là4, impersonnel et anonyme, relevant d’une expérience antéprédicative qui déborde les dimensions temporelles et humaines.
10On saisira peut-être mieux encore la tonalité bégoutienne, par contraste avec une autre tonalité, accompagnée d’une autre image, tirée d’une autre couverture, dans la même collection au Seuil que l’ouvrage de B. Bégout. Il s’agit du Petit triptyque, Trois études pour un autoportrait (1979) de Francis Bacon qui sert de couverture à la Logique de la sensation de Deleuze5. Se donne à voir dans cette image un mouvement ternaire de déformation du visage de l’artiste, dont l’aspect cinématique doit, on le sait, beaucoup aux travaux de décomposition du mouvement de Muybridge. En résonance avec cette image, les ambiances deleuziennes sont celles de devenirs, de désirs, de captures, de délires, de dominations, d’émancipations, de fascisations et de révolutions, un constructivisme d’agencements, composant des fragments aberrants sur fond de chaosmos, toute une énergétique nietzschéenne d’états minimums et maximums d’intensité, tandis que les ambiances bégoutiennes, à l’image de la couverture de Twombly, sont temporisées, dispersées et feutrées. Elles sont empreintes photographiques plutôt que mouvements cinématographiques ; sans être fixes, elles planent en vol stationnaire. Et pour cause, plutôt que l’art philosophique de dramatisation, repris à Nietzsche par Deleuze, B. Bégout opère in fine par dé-dramatisation.
Cinématique, esthétique & politique des ambiances
11Cette dé-dramatisation laisse affleurer le liseré phénoménologie que la démarche de B. Bégout rejette dans ses marges, peut-être fatalement. Il s’agit, on l’aura compris, de la part plus cinématique des ambiances, des changements d’ambiance, des fabrications d’ambiance, la part du désir, des processus, des artifices et de la création, ratées comme réussies, dans ces basculements, ces émersions, ces rémanences et ces disparitions d’ambiances. L’épure, la radicalité, une certaine naturalité et surtout la précédence, impliquées dans le concept d’ambiance, créé et taillé comme tel par B. Bégout, lui ôtent, nous semble-t-il, une certaine dynamique — qui fait l’objet de la seconde partie de l’ouvrage —, une dynamique plus nerveuse, qui irait au-delà des mouvements stationnaires et passagers, en incorporant un inventaire plus complet, notamment des mouvements d’ambiance qui ré-impliquent intensément l’humain et le corps. L’éco-phénoménologie se refuse à toute somatologie (p. 170), aussi de telles ambiances semblent-elles plus indiquées que décrites, esquissées plutôt qu’approfondies, pour finir même pour certaines par se voir dénier la qualité d’ambiance, non sans raison, il est vrai, dans le cas du « design atmosphérique » (p. 392) qui vire souvent au kitsch, par téléologie et intéressement marchands.
12De même, l’esthétique et la politique des ambiances chères à l’auteur et qui sont traitées dans un sous-chapitre situé juste avant la conclusion, apparaissent parcellaires. Pour la première, hormis d’éclairantes incursions littéraires tout au long de l’ouvrage (de Julien Gracq à Virginia Woolf), des mentions du cinéma fugitives (p. 141), ou de seconde main — à travers Béla Balázs (p. 232) et surtout Deleuze mais nous allons y revenir —, quelques notations concernant la musique et la danse (p. 114), la part de l’art dans la création d’authentiques ambiances semble quelque peu sous-évaluée. La raison en est peut-être la reprise d’un désintéressement kantien trop peu discuté (p. 391), quand on le sait plus inspiré par la nature que par l’art. Quant à la part politique de l’ambiance, elle demeure embryonnaire, hormis une hypnose-fascination-contagion de l’ambiance, suscitée par le charisme, dont l’analyse est très largement reprise à Weber et Scheler (p. 315‑329), l’invocation de groupes-ambiances extraits d’une lecture critique de Sartre, et la question d’une contagion des ambiances, évoquée à travers des passages succincts sur Gabriel Tarde (p. 330) et Elias Canetti (p. 345). La politique des ambiances paraît donc sciemment minorée, alors que la convocation récurrente du concept d’aura, d’une autorité de l’ici et maintenant des ambiances, laissait présager une discussion, certes attendue mais néanmoins cruciale, des thèses de Walter Benjamin, sur lesquelles l’ouvrage fait curieusement l’impasse.
13La dé-dramatisation bégoutienne fait donc quelque peu « taire les violences de l’histoire » (p. 154), reproche que le philosophe adresse lui-même aux notations atmosphériques de Maine de Biran dans son journal intime. Passé l’étape d’épure conceptuelle, ce désordre du monde aurait pu informer et peut-être déformer le premier concept d’ambiance, au risque, il est vrai, de le faire retomber dans une pensée que B. Bégout nomme « jective » plutôt que « mersive ». Une autre piste, moins accidentée, aurait été de suivre l’expérience destituée du sujet dans l’ambiance (p. 303) du côté des pensées politiques de l’Ouvert et de la destitution, comme celle de Giorgio Agamben. Certainement de telles pensées renvoient-elles trop à de nouvelles formes d’avant-gardisme politique dont B. Bégout, instruit par Orwell, se méfie. Reste que la méthode de dé-dramatisation des ambiances, qui préfère l’amor mundi phénoménologique à l’amor fati de l’histoire, lorsqu’elle aborde le politique, chargée d’un concept et d’une expérience antéprédicatives, fondamentalement investie par le désintéressement kantien, cette méthode paraît parfois verser dans le désintérêt et l’apolitisme, écueils ou limites par ailleurs signalés par B. Bégout lui-même, à propos du concept orwellien de common decency6. La décence ordinaire orwellienne prêtait en effet le flanc à la même critique : à vouloir constituer la « socialité immanente » et le fondement moral d’une politique juste, n’évite-t-on pas le politique au profit de l’éthique7 ?
Clichés, affects & percepts de l’ambiance
14Sûrement y-a-t-il quelque chose de déplacé à pointer ainsi d’hypothétiques carences, justifiés dans Le Concept d’ambiance et comblées ailleurs dans l’œuvre de B. Bégout, tout en feignant d’ignorer — le court instant que dure la critique — qu’elles sont souvent le prix de l’originalité d’une pensée. Terminons donc ces remarques qui sont avant tout des ouvertures, permises par l’ouvrage lui-même, avec une interrogation plus fondamentale : que doivent les ambiances à notre civilisation des clichés ? Quid des technologies de l’ambiance, du walk-man au smart-phone et autres « techno-cocons8 », des lumières et des diffuseurs d’ambiance, en passant par la New Wave et le dolby surround, jusqu’au travelling avant immersif du cinéma ambianciel des années 1980, autant d’éléments désormais banals ? Quid encore de ces personnages postmodernes, dépourvus du tragique moderne, finissant marqués par une aphasie qui les plonge dans la nécessité d’accompagner musicalement une vie dé-dramatisée mais transformée en clip9 ? La question des conditions socio-historiques qui rendent possible, et peut-être nécessaire, une pensée radicale des ambiances, comme celle de l’auteur, paraît incomplètement posée (p. 42). Elle semble presque esquivée, toute artificialité ou historicisation des ambiances se voyant rejetées. Faut-il y voir un symptôme ? Est-ce là l’image de la pensée d’une philosophie des ambiances, comme l’aurait écrit Deleuze, image répulsive qu’évacue Le Concept d’ambiance mais néanmoins transcendantale ?
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15Concluons autrement, en revenant à notre début. Si le parallèle contrasté de B. Bégout avec Deleuze semble s’imposer, c’est justement parce qu’il est le seul auteur exogène au corpus du Concept d’ambiance (on regrette au passage l’absence d’un index qui aurait permis d’identifier plus aisément les auteurs cités et discutés par B. Bégout, majoritairement allemands et italiens, alors qu’une large partie de son œuvre précédente s’était attachée à des auteurs, des lieux et des espaces anglo-saxons et surtout américains). Il mentionne à deux reprises Deleuze dans son ouvrage. Une première fois, lorsqu’il évoque le basculement deleuzien de l’image-mouvement à l’image-temps et un flottement temporel des situations qui renvoie, selon lui, « précisément à l’effet ambianciel » (p. 139). C’est alors la situation de crise sensori-motrice et de bascule elle-même qui est négligée par B. Bégout : celle des clichés, images flottantes et anonymes, écrit Deleuze dans L’Image-mouvement, qui circulent dans le monde extérieur, mais aussi pénètrent chacun et constituent son monde intérieur. Cette description pour le moins ambiancielle10, rédigée à l’endroit du cinéma américain, de son art de la banalité, de ses espaces et de ses décors urbains, à la fois grandioses et quelconques, côtoie pourtant autant de thèmes et de « lieux communs » auxquels B. Bégout s’est longuement intéressé : de l’ambiance climatisée du Las Vegas de Zéropolis (2002), en passant par celle du motel américain de Lieu commun (2003), l’American Dream des sculptures de Duane Hanson (2010), jusqu’à Suburbia (2013) et les espaces aéroportuaires d’En Escale (2019).
16Une seconde fois, plus fugitive et néanmoins déterminante, B. Bégout renvoie à la « terminologie de Deleuze et Guattari » pour qualifier, écrit-il, l’essence tonale des ambiances, où « les affects précèdent les affections » (p. 25011). La tentative de l’auteur toute entière tient peut-être dans cette formule de précession à double entente : d’abord celle d’une précédence de l’originaire, discutable si elle verse dans une théologie de l’originaire, mais corrigée par une précession seconde d’un fond plutôt que d’un fondement (p. 272), d’un soubassement ambianciel du monde. Sortir l’ambiance des affections humaines et de la psychologie, la sortir tout aussi bien des perceptions humaines, polarisées entre sujet et objet, lesquelles, en définitive, sont fondées par ce que Deleuze et Guattari nomment des affects et des percepts, tel est le projet de B. Bégout dans Le Concept d’ambiance. C’est là, pour finir, la plus grande réussite de l’ouvrage : être parvenu à la création d’un concept qui en passe par la construction et la restitution d’affects et de percepts d’ambiance qui précèdent les affections et les perceptions humaines, leur anthropomorphisation psychique, leur dramatisation comme leur réification, en assumant les limites que nous avons pointées. De cette manière, B. Bégout dresse un concept de résistance face à l’aliénation marchande d’un ambiant de pacotille, sans tomber dans un romantisme de table rase qui mépriserait l’ordinaire des ambiances de ce monde-ci. Se dévoile, pour finir, l’enjeu de l’ouvrage de Bruce Bégout : sortir l’ambiance de cet ambiant, pour que nous soit re-donné un lien avec le monde qui ne doive rien, ni à l’utilitarisme, ni à l’ésotérisme, ni à l’avant-gardisme, un lien qui forme « de nouvelles conduites » et crée « des manières de sentir et d’agir qui réforment l’état actuel de la sensibilité » (p. 403).