Le temps épique : une notion non datée
1Dans le présent ouvrage, Jean‑Pierre Martin s’attelle à traiter la notion de temporalité dans les chansons de geste, abordant un large corpus de récits médiévaux et de travaux théoriques. Il aborde ce sujet, pourtant récurrent de la critique, sous un angle nouveau, et avec des perspectives quelquefois à contre-courant des recherches. De fait, la notion ne manque pas d’intérêt, car la temporalité médiévale est bien éloignée de la pratique de la littérature moderne et pose question. L’ouvrage se veut clair et accessible, toujours savamment illustré1. Ainsi, dans la continuité de son ouvrage désormais fameux Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation (Discours de l'épopée médiévale 12), l’auteur offre une démonstration convaincante, somme et refonte d’articles ou de communications issus de trente années de recherches. J.‑P. Martin ne prétend pas à l’exhaustivité, mais propose un panorama large et actualisé portant sur la notion de « temporalité cyclique » dans les épopées médiévales, notion qu’il considère comme un « concept préétabli » (4e de couverture) et qu’il s’emploie à questionner. La temporalité épique est en effet complexe car elle est multiple : fermée sur elle-même, caractérisée par sa compacité, elle est pourtant en constante et mouvante communication avec d’autres temporalités. Le sujet est abordé selon trois perspectives dans le volume : la nature du temps (p. 39‑151) — des temps, serions-nous tenté de préciser — ; les personnages (p. 153‑219) ; les outils discursifs pour exprimer la temporalité (p. 221‑334).
Une temporalité propre aux chansons de geste.
2Le postulat de départ est clair : la temporalité épique ne peut être comprise si on l’interprète au regard d’une temporalité linéaire. Il convient d’oublier notre traditionnelle mesure du temps. Un point de repère auquel se rattacher est le cycle. En effet, l’organisation du temps est d’abord symbolique et propre au genre : il s’agit là d’appréhender la chanson de geste en tant qu’œuvre littéraire, ayant par conséquent une temporalité littéraire. Dès lors, deux temps entrent en contact : celui de la composition, de la diffusion, et celui de la matière épique3. Ce constat offre l’occasion à l’auteur d’aborder l’idée éculée du temps historique comme prérequis : il insiste sur les liens avec l’historiographie, et remet en question l’idée que l’Histoire serve de base en démontrant que l’épopée médiévale n’en fait qu’une sorte de béquille, n’accordant que peu d’attention à la datation réelle. L’emprunt se ferait en réalité plutôt dans le mouvement inverse : l’historiographe usant, selon lui, de la mémoire reconstruite dans la chanson de geste pour combler une lacune (« III. Passé historique, passé épique », p. 55‑67 ; « IX. Construction de la mémoire », p. 143‑151). Il s’agit moins de rétablir une vérité temporelle vérifiable que de créer une unité temporelle. C’est pourquoi le recours à des passés est si fréquent, en ce sens où ils offrent des points de référence chronologique.
3Ces différents passés si souvent convoqués sont répertoriés dans l’article inédit « VIII. Les âges du monde épique » (p. 133‑141). Quatre sont dénombrés : le temps des origines ; celui de l’Histoire Sainte ; celui de l’Antiquité gréco-romaine et celui du roi Arthur. Leurs usages sont détaillés, et preuve est donnée qu’ils peuvent être similaires et que les différents temps peuvent se coupler. Ils forment ce que l’auteur nomme un « espace-temps global, fermé sur lui-même ou du moins en rupture avec [les temps] qui l’ont précédé » (p. 133). La matière homérique est, par exemple, abordée de manière plus spécifique (« IV. Les références au mythe troyen », p. 69‑85), puisqu’elle est présente dans une vingtaine de récits épiques à partir du xiie siècle. La fracture chronologique ne pose pas problème, ce sont les références culturelles et géographiques qui priment pour une société carolingienne éprise d’épopées homériques et soucieuse de représenter une réplique de l’événement fondateur troyen. Tisser des liens entre les deux époques renforce la légitimité du temps présent. Toutefois, le chercheur note que des noms troyens sont fréquemment attribués aux Sarrasins. Trois chapitres proposent d’observer attentivement le traitement du temps et de l’espace musulmans dans les chansons de geste : (« V. Les Sarrasins dans l’imaginaire épique d’Aliscans », p. 87‑104 ; « VI. Les Sarrasins, l’idolâtrie et l’imaginaire de l’Antiquité », p. 105‑122 ; « VII. Du temps à l’espace sarrasin », p. 123‑132). L’étude fouillée des noms propres, du polythéisme, de la généalogie, des caractéristiques physiques ou encore de la présence de la mer mène le chercheur aux conclusions que l’espace-temps sarrasin n’est convoqué que parce qu’il offre un repoussoir, un contre-modèle à la chrétienté. La réalité musulmane importe peu, ce qui compte est de représenter un monde préchrétien. La passionnante analyse de J.‑P. Martin contribue à s’éloigner du traditionnel traitement des Sarrasins dans les chansons de geste : on allègue — un peu facilement — la méconnaissance des jongleurs pour le monde musulman. Le problème de la temporalité épique est donc complexe. Peu importe alors que la durée soit illogique, que le temps soit « extraordinairement extensible » (p. 19), l’essentiel est que le temps soit en accord avec la narration ou les motifs développés. Tout repose sur le texte qui doit être perçu comme le « principe organisateur fondamental » (p. 36).
Des personnages épiques peu marqués par le temps.
4Dans cette partie du volume — la plus courte —, l’auteur questionne la notion en l’appliquant aux personnages épiques. Il observe comment ceux-ci vieillissent dans les chansons de geste et note que l’empreinte du temps est très irrégulière, voire complétement faussée. Tirant les exemples de Garin le Loherenc (« IX. L’Âge des héros. À propos de Garin le Loherenc », p. 155‑181), Jean-Pierre Martin relève la complexité de cette temporalité : ce sont les « étapes de la vie : petite enfance, adolescence, âge adulte » (p. 164) des protagonistes qui priment au détriment d’une logique temporelle (les données chiffrées sont d’ailleurs rares ou erronées), pourtant attendue au sein d’un récit biographique. L’étude linguistique menée porte notamment sur le vocabulaire des âges et les diminutifs des personnages, ou la dualité entre une jeunesse valorisée et surreprésentée et une vieillesse dénigrée et peu développée. La question est aussi abordée pour les personnages féminins, représentés sans âge parce qu’ils appartiennent au monde des hommes. L’auteur montre que l’action du temps agit finalement de façon variable et différente sur les personnages en ce sens où c’est l’action (plutôt que la stricte chronologie) qui va davantage impacter sur le déroulement du récit. Le second article, « X. Le temps vécu » (p. 183‑219), poursuit cette réflexion. Contrairement à l’idée souvent avancée, J.‑P. Martin refuse de mettre l’inexactitude temporelle sur le compte d’une méconnaissance des trouvères, il voit plutôt un geste sensé permettant de mettre en avant des « étapes significatives » (p. 184). La thèse est alors étayée par les études fouillées4 des épisodes de combats et de sièges, des mentions de blessures, des cycles diurnes, puis nocturnes, et pour finir desdits cycles tout particulièrement observés à Géronville dans Gerbert de Mez. Deux temps — long et court, diurne et nocturne — s’opposent de manière assez systématique, et l’auteur s’emploie alors à mettre à jour de nouveaux motifs. La démonstration est convaincante et pourrait de fait s’appliquer à de très nombreuses chansons de geste. Ainsi, ces détails constituent des repères concrets et offrent une originale mesure du temps.
Une expression particulière du temps épique.
5J.‑P. Martin s’emploie dans cette dernière partie à exploiter les usages narratifs. S’appuyant sur de précises analyses linguistiques et stylistiques, il montre la primauté du « dire » sur le « dit » pour un public encore très sensible au spectacle. L’auteur offre un long développement consacré aux modes d’expression épiques de la temporalité, il l’articule conformément à la terminologie de Gérard Genette5 : rythmes, ordres, composition du récit et multiplication des axes narratifs (« XIV. Temps de l’histoire, temps du récit dans les chansons de geste », p. 249-285). Chacun de ces modes narratifs est étudié minutieusement afin de mettre à jour les caractéristiques du discours épique, de proposer en somme de nouveaux motifs. Aussi, si les « scènes » constituent le « rythme fondamental du récit » (p. 250), les « sommaires » représentent les épisodes secondaires ou intermédiaires (bilan des pertes après un combat, voyages) et marquent la compacité du récit raconté, alors que les « ellipses » (périodes de latence, telles que les périodes de paix) s’attèlent à maintenir une unité logique et thématique, et peuvent même suggérer la trace d’un remaniement6. La réitération est particulièrement observée, car, intimement liée au rythme de la laisse, elle fait du temps un usage esthétique et poétique (en plus de mimer une sortie de crise impossible). Notre compréhension de la structure narrative des chansons de geste s’en trouve largement facilitée. J.‑P. Martin conclut avec l’idée que le véritable temps de l’épopée est bien celui de la récitation.
6Ses conclusions sont réexaminées et approfondies par l’étude des « anachronies » dans les deux chapitres qui suivent (« XV. Remarques sur les récits rétrospectifs et les genres narratifs de la Chanson de Roland au Tristan en prose », p. 287‑300 ; « XVI. Dire l’avenir », p. 301‑318). L’usage de l’analepse permet de remonter aux sources, de transmettre un savoir, et celui de la prolepse7 — très fréquent — apporte précisions et « pulsion8 » au récit. Pour aborder ces notions, l’auteur, dans sa pratique de rigueur et de quasi-exhaustivité, a étudié les temps verbaux (présent, passé composé, passé simple et imparfait) dans les deux premiers chapitres de la partie : « XII. Mémoire et légende : deux modes de la narration en ancien français », p. 223‑233 et « XIII. Archaïsme et style épique », p. 235‑247. J.-P. Martin débute par la reprise des postulats des sérieuses recherches de M. Sandmann et de S. Fleischman ; or, l’auteur en dépasse rapidement les conclusions et démontre que si le choix des temps verbaux dans le récit paraît arbitraire, il n’en est rien, et que la parole du narrateur relève d’une véritable « mise en scène littéraire » d’un présent qui n’en est pas véritablement un. L’étude comparative de l’énonciation dans l’historiographie d’une part, et dans l’épopée, l’hagiographie et le roman d’autre part, aboutit à ce constat. Dans ceux-ci, le choix des temps est conditionné par des événements narrés qui appartiennent à un autre espace-temps ; aussi les temps du discours et du récit sont simultanés. Le vocabulaire des armes illustre également ce déplacement référentiel : proposant un lexique quelquefois archaïsant, l’instance narrative s’accroche au passé qu’elle doit retranscrire.
7Enfin, lorsque les intrigues épiques se complexifient à la fin du xiie siècle, le récit « plurilinéaire9 » cherche à représenter plusieurs actions en même temps (« XVII. Une narration plurilinéaire : le jeu des motifs dans Garin le Loherenc », p. 319‑326 ; « XVIII. "Vue de la fenêtre" ou "panorama épique" : fonctions narratives d’un motif rhétorique », p. 327‑334). Cet entrelacement des intrigues reflète le « monde divisé, éclaté » dans lequel s’inscrivent les conflits (p. 273). Des « conjonctions narratives » et « rhétoriques » sont les différents moyens déployés pour assurer cette plurilinéarité, et constituent des motifs privilégiant la continuité de l’histoire. Le récit de Garin, multipliant les affrontements dans plusieurs lieux en même temps, est tout à fait indiqué pour servir d’exemple. L’auteur déploie alors une analogie intéressante avec l’architecture gothique10, puis le motet. Le motif rhétorique du « panorama épique » — dans la continuité des travaux de J. Frappier, A. Iker-Gittleman et J. Rychner — est plus précisément abordé afin de mettre en lumière les regards croisés qui permettent d’évoquer plusieurs lieux en même temps, tout en donnant accès aux sentiments des personnages. Le discours sur le temps épique est ainsi soigneusement étudié dans ses multiples perspectives. Le propos est convaincant et éclairant, démontrant là encore la primauté du chant sur le récit.
8Dans un souci toujours didactique, Jean-Pierre Martin termine son ouvrage sur les points saillants de ses démonstrations avec l’exemple de Raoul de Cambrai (« XIX. L’imaginaire de la temporalité dans Raoul de Cambrai », p. 337‑354).Il conclut en reprenant chacune de ses réflexions, justifiant et affirmant de nouveau l’intérêt majeur du temps épique, « porteur de sens » (p. 353). L’ouvrage insiste sur l’idée que le traitement du temps est lié à l’origine même du récit épique qui est davantage la célébration, la remémoration d’un passé collectif que la narration d’événements. À la hauteur de son premier volume, le Discours de l’épopée médiévale offre aux médiévistes de nombreux éclairages, susceptibles de nourrir leurs recherches, et deviendra lui aussi, sans nul doute, un ouvrage de référence.