Vallès & l’événement
1Malgré l’abondance et la richesse des recherches universitaires consacrées à Jules Vallès (1832‑1885), par exemple grâce aux activités de la revue Autour de Vallès, aucune étude systématique n’avait jamais été entreprise sur la poétique de l’événement dans son œuvre. C’est désormais chose faite avec Jules Vallès, la fabrique médiatique de l’événement (1857-1870), issue d’une thèse de doctorat soutenue en 2017. Céline Léger y étudie un corpus journalistique dispersé qu’elle a en partie redécouvert (une portion de ce dernier n’ayant jamais été rééditée ou rassemblée en volume), à savoir les articles et fictions de Vallès parus dans la presse en amont de la Commune, donc avant l’événement biographique, historique et politique majeur dans le parcours de Vallès, et bien avant la célèbre trilogie autobiographique (L’Enfant – Le Bachelier – L’Insurgé) qui concentre l’essentiel de l’attention critique. La belle collection « Le xixe siècle en représentation(s) » des Presses Universitaires de Saint-Étienne s’enrichit ainsi d’un ouvrage important pour mieux appréhender la poétique de la presse sous le Second Empire et plus globalement l’écriture vallésienne du présent.
2Afin d’introduire son propos et permettre au lecteur de saisir son ancrage, C. Léger rappelle quelques éléments de contexte indispensables. Le xixe siècle, « siècle de l’histoire » jalonné par quelques révolutions majeures, connaît d’importants bouleversements médiatiques1 qui vont de pair avec l’émergence d’un nouveau « régime d’historicité2 » signalé par une attention accrue envers l’actualité et l’impression que l’histoire s’accélère. Pour penser la spécificité de l’écriture journalistique vallésienne et la façon dont cette dernière tente de restituer (sans le figer) un présent traversé d’enjeux éthiques et historiques, elle choisit de problématiser la notion d’événement. Le corpus est ensuite présenté, en quelques pages, à travers sa progression chronologique globale. Vallès débute comme chroniqueur en 1857, après le succès de scandale de L’Argent ; le jeune journaliste écrit d’abord pour des périodiques plutôt mondains, dans laquelle sa verve critique demeure discrète, sans pour autant être absente. Une première inflexion de ton survient à partir de 1863, dans la critique littéraire, puis à travers un positionnement pamphlétaire plus affirmé et l’élaboration d’une esthétique du « reportage » avant la lettre. Enfin, en 1867, alors que l’étau exercé sur la presse par l’Empire se desserre, Vallès fonde son propre journal, La Rue ; dans les quelques années qui précèdent la Commune, sa verve critique et sensible éclate dans divers titres. Céline Léger précise prendre en compte les acquis de la poétique du support3, en s’efforçant d’envisager les articles originaux en contexte, et non coupés de leur situation d’énonciation.
3L’étude s’organise ensuite en trois parties, chacune étant fondée sur une lecture différente de la notion d’événement. L’auteure refuse d’en adopter une conception trop large : dans son étude, l’événement n’est pas tout « ce qui arrive » (evenit), mais ce qui est remarqué et raconté, dans un « triple rapport à l’histoire, à l’actualité et à la fiction » (p. 25). En s’appuyant principalement sur les analyses de Paul Ricœur et de François Dosse (Renaissance de l’événement4), elle considère l’événement avec un « raisonnement constructiviste », dans sa factualité et surtout dans sa nature de construction discursive, en faisant varier la focale au fil de l’ouvrage. Au sein de chaque partie, les « parcours vallésiens5 », ni chronologiques ni purement thématiques, permettent d’arpenter en tous sens le corpus et de préciser, microlecture après microlecture, de manière polycentrique, les grandes orientations de l’écriture de presse telle que se l’approprie l’écrivain-journaliste « au contact des conservatismes politiques et culturels mais aussi des mutations médiatiques et historiographiques de la période » (p. 432).
4La première partie, « Artefacts culturels : grand événement et fait notable », interroge l’écriture de l’événement en tant que construction sociale et médiatique tributaire d’ « expression[s] de pouvoirs » (p. 42) pluriels. L’auteure montre comment Vallès, à rebours du culte des grands hommes, démonumentalise les représentations médiatiques de l’héroïsme, de la gloire et de la guerre, aussi bien d’un point de vue culturel et rhétorique que contextuel, en référence à ce qu’on appellerait aujourd'hui l’actualité internationale des années 1860. Elle s’attache également à relever les contraintes de l’écriture journalistique contemporaine — avec des développements sur la censure, les « marronniers » journalistiques, ou encore le caractère parfois superficiel de la chronique sous le Second Empire — et à montrer les réponses originales apportées à ces problèmes par la plume vallésienne. Quelques analyses stylistiques précises renforcent l’argumentation.
5La deuxième partie, « La violence en question : agir, (faire) réagir ? », prend ses distances avec la vision de l’événement comme discours, laquelle comporte un risque de logocentrisme, pour l’envisager dans son effectivité — d’où la question de la violence, et celle, parallèle, de l’action — en plusieurs endroits, Céline Léger montre que le spectre de l’ennui est un repoussoir permanent dans les écrits journalistiques de Vallès. Elle analyse alors la vision vallésienne de l’événement sportif (avec le match de boxe), puis celle de l’aventure, perçue comme un dérivatif. Elle interroge ensuite la violence langagière — la parole elle-même faisant événement — avec quelques rappels sur l’ironie constante et le séquençage des textes, reliés à l’économie de la petite presse. Vallès est ponctuellement comparé à d’autres écrivains de l’événement, tel Michelet (Voltaire à la partie précédente, Maupassant dans la suivante), permettant quelques échappées en dehors du cadre de la monographie.
6Enfin, la troisième partie (« L’histoire vallésienne : événements métonymiques, méthode heuristique ») se fonde sur l’idée selon laquelle l’événement n’existe pas en dehors de la perception subjective. Inspiré notamment par les principes esthétiques du peintre Gustave Courbet, Vallès est attentif à saisir le détail vrai et significatif au cœur de l’événement, avec une empathie remarquable à l’égard de ses acteurs. Céline Léger étudie quelques dispositifs par lesquels le journaliste-historien parvient à lier l’événement intime et l’événement collectif, à incarner l’un dans l’autre. Elle montre par exemple comment il insère des souvenirs personnels (« autoportrait mnésique ») dans la représentation de l’actualité, ou comment il travaille à inclure son lectorat et à l’inciter au mouvement. À plusieurs occasions, elle rappelle de quelle façon le spectre de 1848, central pour les écrivains du Second Empire, est particulièrement déterminant pour Vallès. La perspective s’inscrit pleinement dans le contexte de l’attention critique actuelle à l’égard des renouveaux de l’historiographie militante. Au terme de ce parcours, on comprend comment les écrits journalistiques de Vallès, à travers le questionnement sur l’événement, posent en fait la question de l’acte révolutionnaire, bien avant 1870. L’écrivain-journaliste jette un regard pré-sociologique, donc politique, sur son époque, en héritant pour une part de l’historiographie romantique qu’il reconfigure au présent.
*
7Cet ouvrage semble être en priorité destiné aux spécialistes de Vallès ou aux historiens et littéraires familiers de la presse du xixe siècle, car le croisement entre histoire culturelle, étude de l’energeia journalistique et immersion documentée, richement annotée, dans l’œuvre vallésienne, requiert une certaine hauteur de vue. Aux non-initiés, il donnera envie de découvrir un visage de Vallès différent de celui de « Jacques Vingtras », reporter de terrain et « franc-parleur » avant-gardiste, mais aussi de prolonger l’exploration des écritures conjointes de l’histoire, de l’actualité et de l’intime, peut-être au moyen de la bibliographie finale conséquente. Le livre paraît — c’est un hasard du calendrier — au moment de la commémoration des 150 ans de la Commune, tandis que l’auteure poursuit ses investigations vallésiennes à travers la réalisation d’un court-métrage documentaire, Rives d’exil, qui devrait être visible à partir d’avril 2021 : nous n’avons pas fini d’entendre parler de Jules Vallès…