Code source : la traduction fictive jusqu’à Cervantès
Aux sources des sources absentes
1Une traduction fictive est un texte « feignant d’être la traduction d’un original inexistant » (p. 8‑9). L’exemple le plus célèbre de ce qu’on désigne aussi par le terme de pseudo-traduction1 au point qu’il en constitue « de fait, le manifeste2 » est sans conteste Don Quichotte. Écrites supposément en arabe par un certain Cid Hamet Benengli, les aventures du chevalier de la Manche sont d’abord restituées en castillan contre « cinquante livres de raisin et dix grands boisseaux de blé3 » par un traducteur morisque installé à Tolède, puis reprises et commentées par le commanditaire de cette version avant d’être publiées dans un premier volume (1605) puis dans un second (1615) sous le nom de Miguel de Cervantès. Ces intermédiaires (auxquels on pourrait aujourd’hui ajouter l’Argentin Jorge Luis Borges et le Nîmois Pierre Ménard) illustrent l’immense potentiel inventif contenu dans le rapport à une source linguistique inventée. Ils montrent aussi qu’il en est des traductions fictives comme des histoires de manuscrits trouvés (elles vont souvent de pair) : alors même qu’elles sont censées apporter une forme d’authenticité historique au récit, les circonstances de leur genèse sont souvent d’une telle invraisemblance ou d’un attendu si conventionnel qu’elles finissent par prévenir « toute prétention à la vérité » (p. 176).
2L’ouvrage de Louis Watier ne fait pas exception à la règle. Les cinquante dernières pages de La Traduction fictive : motifs d’un topos romanesque sont en effet consacrées au classique de la littérature espagnole. Mais son intérêt et ce qui le distingue de la plupart des études consacrées à la pseudo-traduction tient au fait que le roman de Cervantès y figure comme point d’aboutissement plutôt que de départ de cette « esthétique du trompe-l’œil.4 ». C’est donc un examen des sources souvent négligées de la traduction fictive du Moyen Âge et du début de la Renaissance qu’examine L. Watier. Son étude met au jour un corpus considérable de textes français, italiens et espagnols datant du xiie au xvie siècles. Ses analyses s’organisent selon l’ordre chronologique tout en relevant les enjeux romanesques et culturels dans une Europe où se constituent progressivement des littératures nationales. Les annexes bibliographiques, contenant un nombre conséquent d’exemples de traductions fictives ainsi que de références secondaires consacrées au sujet renforcent, si besoin était, l’intérêt du volume.
3Le travail de L. Watier repose en particulier sur une constatation d’habitude « superbement ignorée ». Le roman de chevalerie espagnol des xve et xvie siècles, auquel Cervantès porte l’estocade, est un des rares genres de la littérature européenne à faire un usage aussi systématique de l’argument traductif (p. 126). Plus de la moitié des titres appartenant à cette catégorie, dont une partie s’entasse dangereusement (pour sa santé mentale) sur les étagères du chevalier à la triste figure, prétend en effet être adaptée du latin ou du grec, de l’anglais, de l’allemand ou du tartare (p. 127). L’un des deux titres sauvés d’un désherbage féroce opéré dans la bibliothèque de Don Quichotte par le curé et le barbier du village (au chapitre VI du tome I) offre ainsi une illustration utile et distrayante de la complexité du dispositif.
4Amadis de Gaula de Montalvo (1508), directement inspiré du cycle arthurien, de la matière bretonne et des romans de la Table ronde, se présente comme la traduction en espagnol d’un manuscrit écrit en grec ancien. Son succès auprès des lecteurs de la péninsule ibérique est immense. « De tous les livres de chevalerie », argumente le barbier en faveur de sa préservation (et contre l’avis initial du prêtre), « c’est le meilleur5 ». En 1540, Nicolas Herberay des Essarts signe une traduction en français du roman de Montalvo. Le succès, également au rendez-vous, est sans doute dû au fait que cette version a su « rafraîchir la langue dans laquelle le public avait l’habitude de lire des romans de chevalerie » (p. 154). Il est également imputable aux libertés prises dans la restitution des aventures d’Amadis « le Gaule » dans ce qu’on peut considérer comme son pays et sa langue. Sans doute, observe L. Watier, « fallait-il un détour par une langue véritablement étrangère pour opérer plus à son aise au sein de la langue française » (p. 154).
5La situation s’enrichit par le fait que des Essarts en vient à contester le caractère authentique de l’origine grecque attribuée par Montalvo à son roman6. Non pour dénoncer le subterfuge mais pour annoncer la source réelle d’Amadis : « ung vieil livre escript à la main en langaige Picard7 ». Cette histoire de manuscrit en langue d’oïl sans nom d’auteur, plus raisonnable que celle du Grec Hélisabad déniché dans un monastère d’Orient, est tout aussi imaginaire. Le geste de des Essarts, doublé par le fait que le nom de Montalvo soit absent de l’épître adressée à François Ier, « complexifie prodigieusement l’horizon traductif du roman amadisien8 » et sa réception en Europe (p. 160). L’autorité auctoriale s’en trouve si contestée (ou au contraire si sûre de ses facultés affabulatrices) que lui sont substitués non pas un mais deux originaux imaginaires (p. 161) : l’un de prestige mais sans grande valeur de cohérence (la source grecque), et l’autre, picard, issu d’une langue vulgaire en adéquation avec le cadre culturel dans lequel l’histoire est censée se dérouler. « Afin de se libérer plus complètement de l’emprise d’un original espagnol », commente L. Watier, « rien ne pouvait mieux venir à propos, pour servir l’ambition de [des Essarts], que de recourir à la fiction d’un manuscrit trouvé, en redoublant ironiquement le dispositif de l’œuvre espagnole et faire d’une traduction authentique une traduction fictive… » (p. 159). Reste à savoir si ce que des Essart donne à lire est supposé être plus proche du texte en espagnol issu du grec que du texte picard soi-disant d’origine. Sans doute ni l’un ni l’autre. En tout cas, cette stratégie permet à l’auteur-traducteur français de justifier tous les écarts qu’il fait subir à sa source réelle au nom d’une prééminence nationale.
6L’examen d’Amadis le Gaule et de sa traduction en français révèle que les ruses mises en place par Montalvo et par des Essarts au service d’une stratégie éditoriale et fictionnelle restent assez peu cohérentes. D’une part, le fait que le roman se passe en France domine son origine supposément grecque dans sa version espagnole. D’autre part, l’apport grec de la pseudo-traduction demeure encore visible dans la traduction de des Essarts, ce qui contredit la volonté de mobiliser « ce qui permettrait de revendiquer la provenance française du personnage » (p. 162) par l’apport de la source picarde. La traduction fictive apparait dès lors moins comme une exigence à tenir tout au long de l’œuvre au nom d’une vraisemblance narrative d’ensemble qu’un effet de réel ponctuel, mentionné en cours de route, et qui n’engage pas à reconsidérer en profondeur le pacte narratif avec les lecteurs.
7Quoi qu’il en soit, « l’ancienneté de la langue » invoquée comme source d’un roman de facture médiévale assure deux rôles essentiels à Amadis et aux autres romans de chevalerie espagnols prétendument traduits d’une autre langue : celui de certifier « l’ancienneté de l’histoire » et par conséquent son authenticité ; et celui de relever sa dignité dans une langue vulgaire encore à la recherche d’un prestige culturel (p. 127). En multipliant les lieux scripturaires situés au seuil du récit proprement dit (privilèges, lettres, poèmes, préfaces dédicatoires, prologues, etc.) ou en inscrivant de manière plus ou moins profonde la falsification dans le corps du texte, le roman faussement traduit affermit sa posture linguistique et augmente les occasions d’affiner la fiction de son origine.
« Aillurs querrez, si vus est bon9 »
8L’ouvrage de L. Watier ne se limite pas à l’étude du roman de chevalerie espagnol dont l’esthétique est si efficacement mise à mal par Cervantès au tout début du xviie siècle. La première chose que révèle La Traduction fictive, du moins aux yeux du non spécialiste de la période xiie-xvie siècles, est que le procédé est à peu près aussi ancien que le roman lui-même. Rappelons en effet que « romancer » signifie avant tout transposer du latin en langue vulgaire (p. 323). Puisque la question de l’attribution d’un texte à un auteur donné pose souvent problème s’agissant de l’époque médiévale, et que cette tradition repose fréquemment sur la reprise d’œuvres déjà existantes, on comprend que la fiction traductive n’apparaisse pas toujours de manière directe. Si supercherie il y a, la preuve reste parfois difficile à établir, aujourd’hui encore plus qu’hier.
9Les premiers romans en français empruntent à l’historiographie médiévale l’idée que la fiabilité d’une source dépend de l’autorité prêtée à la personne citée, et ce quel que soit le contenu avancé. D’où « l’importance de la bonne foi de celui qui raconte » (p. 47). Les récits mis « en roman » deviennent naturellement porteurs « d’altérations propices à l’invention libre et assumée » (p. 41). La raison d’authenticité se transforme alors en réalité apocryphe, imitative et ludique qui engage le lecteur à répondre au défi d’une lecture ambiguë.
10Cette transformation est dynamique voire instable. L. Watier considère que l’efficacité de la traduction fictive est le résultat d’une tension. Puisque « se livrer à une traduction supposée consisterait essentiellement pour un auteur à se faire une place dans l’institution littéraire ou à introduire de l’étranger au sein du connu » (p. 63), la parcimonie reste de mise. À l’inverse, « la répétition du procédé » est ce qui fonde sa pertinence comme topos, et donc son efficacité d’usage. Cette contradiction explique peut-être la fortune du procédé : la fiction traductive se doit de jouer de ses propres effets de répétition de sorte que les exemples qu’elle incite à produire ne se confondent pas les uns avec les autres. De vrais joyaux d’agilité narrative sortent toujours du lot.
11Le cas d’Ipomédon, inspiré du Roman de Thèbes, illustre de manière différente d’Amadis mais tout aussi parlante le principe selon lequel « la traduction en vulgaire contient en lui les germes de l’invention littéraire. » (p. 53) Dans son prologue, Hue de Rotelande présente Ipomédon comme une traduction « au mot juste » du latin en français, alors que dans son épilogue, il enjoint le lecteur à lire la suite des aventures de son personnage éponyme dans… le Roman de Thèbes. La traduction fictive, au lieu de donner lieu à des débats sur la véritable origine dont elle est censée s’inspirer, devient en quelque sorte la source de sa propre source, tel un ruban de Möbius. La fiction au statut d’hypertexte prétend à celui d’hypotexte. Pour Francine Nora, que cite L. Watier, « nous avons là affaire à un véritable détournement d’autorité par où cherche à s’affirmer, de nouveau, la supériorité des modernes10. »
12Si la traduction fictive s’inscrit si tôt dans l’histoire du roman, c’est que, une fois « délié » de l’origine qu’il se donne, « le roman se réfléchit dans l’absence de sa source (…). Inventer une source fictive permet donc de se livrer entièrement à l’invention, tout en s’autorisant de l’héritage de l’histoire », observe L. Watier. C’est là sans doute la source de sa longévité et l’origine de sa diversité.
Une lecture du soupçon
13Par les questions qu’elle met en jeu, la traduction fictive trouve à chaque époque les moyens d’échapper à sa propre banalisation11. L. Watier insiste sur le caractère malléable du phénomène, qui prouve sa puissance comme topos romanesque et qui, au lieu de les neutraliser, expose de manière révélatrice les différentes forces en présence dans l’invention d’histoires. Au même titre que la lecture d’un texte traduit, celle d’un texte faussement traduit « pourrait bien être, ontologiquement, une lecture du soupçon » (p. 328). Quatre questions liées à cette idée émergent de manière transversale.
14Première question, celle de la légitimation historique. Le roman médiéval adosse son existence sur l’autorité attribuée à des sources antérieures, vraies ou fausses, dans un processus d’authentification qui donne la part belle à l’argument d’ancienneté, et par conséquent aux sources latines et grecques. En cela le roman découle naturellement de la tradition qui assoit sa légitimité sur sa continuité historique, culturelle et linguistique avec le monde antique. Le rôle de traducteur, qui « se confond avec celui de compilateur et d’historien » (p. 22), se justifie dans une révérence par rapport aux textes d’origine et dans la nécessité de mettre les connaissances acquises à portée des laïcs. Altérer trop fortement la teneur de sa source revient à la corrompre. C’est par rapport à l’historiographie médiévale, ses méthodes et ses croyances, que le roman déploie ses propres arguments méthodologiques.
15Seconde question, celle de l’autonomisation progressive du roman comme genre littéraire, en particulier face à l’Histoire et à son obsession pour l’immutabilité des sources. La fiction, elle, se donne les moyens d’inventer ses propres origines. « L’ancienneté de la source, la dignité de la langue » perdent alors leur garantie d’authenticité (p. 195) tout en gardant la trace du modèle dont elles se sont détachées. « La fiction de traduction dans son développement ultérieur semble moins alors une convention inoffensive, un artifice littéraire anecdotique, que, si l’on nous permet d’utiliser ici une métaphore freudienne, la “trace mnésique”, et parfois la “réactivité” consciente d’une Urszene (d’une scène originaire) en partie constitutive du genre. » (p. 88)
16Troisième question, celle de la subjectivisation d’un « je » aux multiples facettes linguistiques. L’auteur d’une traduction fictive doit dans un même mouvement assumer ses responsabilités de philologue, garant du texte qu’il présente au lecteur comme le résultat d’un transfert linguistique et culturel, et de romancier dont l’agilité narrative est en mesure de renouveler le dispositif fictionnel de manière efficace. Cette place double n’entraîne pas les mêmes usages selon les responsabilités attribuées au traducteur réel ou imaginaire. L. Watier consacre un chapitre important (le chapitre IV) au passage de la translatio médiévale « occupée de transmettre le discours d’une autorité » à la traduction philologique issue de la Renaissance, qui plaide pour une restitution du style de l’auteur. La fiabilité change de définition et engage le roman à ne pas répéter ses usages précédents ni à empiéter de manière trop visible sur les nouvelles disciplines.
17Quatrième question, essentielle pour cette période divisée en deux par l’invention de l’imprimerie : le rapport renouvelé au manuscrit. Alors que le livre devient argument d’autorité, les sources manuscrites peuvent se présenter tour à tour comme fragmentaires, peu lisibles, fruit d’une longue et incertaine circulation qui augmente leur pouvoir de séduction. Avec l’expansion de l’imprimerie, « le manuscrit acquiert un statut paradoxal » : celui de l’objet à découvrir dans le cadre d’une « technique typographique » devenue la norme livresque (p. 121). L’exégèse philologique et traductive se voit mise-en-scène dans le roman avec une verve et une inventivité renouvelée.
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18L’ambiguïté parodique de la pseudo-traduction a continué de se diffuser au-delà du xvie siècle. Comme effet de fiction, elle reste pertinente dans notre rapport contemporain à la littérature en général et au roman en particulier. Son horizon sémantique et intertextuel continue de nourrir nos réflexions dans un contexte où la figure du traducteur émerge à nouveau comme pivot, où ses compétences philologiques lui permettent d’assumer de nouvelles « fonctions critiques » (p. 308) ou fictives12 au sein du discours, et où les réécritures narratives redécouvrent les questions de domination linguistique. L’anglais, sans nul doute, remplace aujourd’hui le latin, et le genre policier celui de chevalerie. Mais les enjeux étudiés par Louis Watier restent similaires malgré la différence des siècles.