État des lieux
1Ce volume tente un examen de la « notion de lieu comme réseau d’interrelations qui met en cause la construction et la perception de l’identité dans les contextes interculturels francophones mondiaux depuis 1968 ». Dans une optique pluridisciplinaire est abordé le rapport dynamique entre l’étude des lieux au sens propre et figuré et « la conception meta-critique qui s’ensuit dans notre perception de l’identité et du lieu de l’énonciation de toute structure identitaire ». Dans ce dessein, Adelaide Russo et Simon Harel ont opté pour une division en six chapitres. La francophonie est approchée dans sa diversité et sa spécificité et Russo et Harel ont proposé aux chercheurs qui se définissent aussi comme écrivains (Michel Deguy, Jean-Marie Gleize, Pierre Ouellet, Denise Brassard, Éric Clemens et Jean Maulpoix) d’axer leur réflexion à partir de leur œuvre littéraire personnelle. Le résultat est d’un enrichissement certain.
2Les lignes qui suivent donneront un aperçu des dix-huit contributions dont se compose ce recueil extrêmement stimulant.
3Dans « Le lieu et sa nomination », Michel Deguy de l’Université Paris VIII, se penche sur la nomination du lieu. Par le biais de quelques exemples, il développe la « formule » du lieu. Chaque lieu possède un nom qui lui fut attribué à un moment donné. Par exemple, le conquistador nomme la terre sur laquelle il prend pied. Par-là même, Deguy soulève la question des milliers de noms en provenance de la vieille Europe qui ont essaimé de par le monde.
4Adélaide Russo, de la Louisiana State University, analyse le rapport entre le lieu de l’énonciation et les déformations linguistiques : « De la geo-scopie en quête de définition ». Russo entreprend son exposé par un rappel étymologique et sa geo-scopie est de l’ordre du questionnement sur un corpus comprenant des textes de Georges Perec et de Michel Deguy, et le récit de Jean-Christophe Bailly, Description d’Olonne, paru chez Christian Bourgois en 1992. Russo relève le paradoxe de l’impossibilité de séparer l’énonciation des lieux du lieu de l’énonciation. Une reproduction de la maquette d’Olonne et ses légendes clôt le texte.
5« Lieux trahis, déplacements entravés dans l’œuvre d’Antonio D’Alfonso » est le titre de la contribution de Simon Harel de l’UQAM. Harel rappelle quelques éléments biographiques importants pour la lecture de l’œuvre de cet auteur. Selon Harel, « le parcours accompli par Antonio D’Alfonso témoigne d’un mode de déplacement inédit dans la littérature québécoise ». Cet auteur ne perçoit pas l’ethnicité en tant que forme régressive de l’identité collective. Au contraire, selon lui, elle permet de transmettre un legs, un héritage. Par son écriture, D’Alfonso emprunte le regard de ses parents pour voir le paysage qui décrète sa singularité, car contempler est aussi rêver. Par cet article, Harel soulève les grandes questions liées à l’exil, la langue maternelle et la mémoire parentale et pose celle de la tradition.
6Jean-Marie Gleize de l’École Normale Supérieure de Lyon, étudie les « Lacs, écrans, torrents, couloirs » dans son travail d’écriture. La toupie y concerne les thèmes dont il était préoccupé au moment de l’élaboration de Donnant lieu, un de ses premiers livres. Le thème de l’effacement des images et le thème du parcours, de la ligne du déplacement aléatoire y figurent en bonne place. Une seconde référence se trouve à la fin de Illumination de Rimbaud : « … moi pressé de trouver le lieu et la formule ». Gleize remarque l’errance, la possibilité d’identifier le lieu et la formule, et le lieu du lieu et de la vitesse. La question reste toujours de savoir si l’on parle d’un endroit, le lac en l’occurrence, comme d’un lieu ou d’une figure. « Lacs, écrans, torrents, couloirs » questionne la nature de ces objets et leur dualité. L’écran, par exemple, « est à la fois le lieu où viennent et disparaissent les images, l’écran/surface est un trou … où les images se concentrent et se pulvérisent ». Une véritable obsession du lieu.
7De la nature double du lieu, nous entretient aussi Pierre Ouellet de l’UQAM dans « Quelque part. Topique et poétique ». « L’invention du monde ne relève pas d’une fiction au sens commun du terme mais d’une véritable exhumation : une sortie de terre, un déterrement, un arrachement et un déracinement, une “désubstantiation” ». Ces paroles empruntées à Laugier permettent à Ouellet un développement sur cette désubstantiation qui, dit-il, est un néologisme qui signifie « la perte de la substance de notre existence, une variation sur le mot « transsubstantiation ». Y être ou n’y être pas est la question à laquelle Ouellet tente de répondre par l’analyse de Mallarmé, Paul Audi et De Bellefeuille. Une question qui certes mérite d’être posée.
8C’est une très belle analyse de William Cliff qu’entreprend Laurent Demoulin de l’Université de Liège dans sa contribution « William Cliff, de la rue Marché-au-charbon à America » où il intègre dans son intégralité le poème Ballade de la souris en illustration de son propos. En premier lieu, Demoulin clarifie la question de la régularité de la rime à peine audible à l’audition. En second lieu, il souligne la lisibilité de William Cliff pour en relever ensuite l’intertextualité. En effet, La Ballade de la souris a été composée d’après Charles d’Orléans. Puis, Demoulin compare la dimension autobiographique de la poésie de Cliff avec la définition de l’autobiographie donnée par Lejeune qui de ce fait se trouve contredite. L’aspect ambigu qui préside aux prises de positions de Cliff est étudié en sus de son attitude envers l’homosexualité, plus ou moins considérée comme la norme par lui. La même ambiguïté se retrouve chez le poète vis-à-vis de la dialectique de l’ici et de l’ailleurs. Dans sa poésie s’ancre le thème du voyage ainsi que le décalage et la solitude. La cohérence de l’œuvre et l’effet d’unité qu’elle dégage est dû, en grande partie, à l’entrelacement des réseaux de significations et de métaphores qui jouent un double rôle. Elles s’effacent mutuellement par les correspondances inextricables qui sont les leurs.
9Quant à Denise Brassard de l’UQAM, elle offre « La poésie en son lieu : approche de la figure du templum chez Fernand Ouellet ». Cette contribution établit le parallèle entre l’œuvre du poète et la figure de Dionysos, le dieu au masque. Cette comparaison s’avère principalement efficace dans l’analyse de l’œuvre de Fernand Ouellet en tant qu’essayiste.
10« L’Approche » de Jean-Luc Nancy, professeur à Strasbourg, San Diego, Berkeley, Berlin et auteur de nombreux ouvrages, traite d’un lieu particulier dont il s’approche. L’auteur nourrit sa réflexion d’une expérience personnelle dans une dialectique de rapprochement et d’éloignement de la rive du lac où il se trouve à la lisière du réel entre terre et eau, ciel et forêt. Une reproduction de la photo d’un lac d’Anne Immelé termine son article fascinant par l’angle adopté.
11François Raffoul de la Louisiana State University, dans « Le Rien du monde. Une lecture de La Création du monde ou la mondialisation » se penche sur l’ouvrage de Jean-Luc Nancy. La pensée du monde où s’entrechoquent la globalisation et la mondialisation. Deux termes qui semblent se confondre, mais recouvrent des sens bien distincts. « Ne nous trompons pas » écrit Raffoul, « cette discussion n’est pas simple exercice sémantique, en elle se joue rien de moins que deux destins possibles de notre humanité ». On peut dès lors imaginer que les enjeux analysés sont d’une importance capitale, développés en deux chapitres : « L’être-monde » et « Le rien du monde ». L’immanence du monde, sa création, le fait qu’il soit plus qu’une représentation ou une vision, autant de concepts observés à la loupe d’une écriture incisive dans sa précision où chaque mot est un monde en soi.
12Du monde aussi traite Éric Clémens, auteur de fiction et de philosophie, dans « Les signifiances du monde ». Clémens recherche la signification profonde de l’assertion « Il n’y a qu’un monde » avec une distinction entre réel et réalité appuyée sur Jacques Lacan, une inflexion politique tirée de Hannah Arendt. La question intéressante posée par Clémens est le sens de la mondialisation. Question ardue à résoudre que la démonstration de l’exposé, si elle ne la résout pas, en montre et en démonte toute la complexité.
13Quant à Eberhard Gruber de l’Université de Paris VIII-Vincennes, il présente « Des lieux divins en déconstruction. En discussion avec Jean-Luc Nancy ». Comme le titre de cette contribution le suggère, Gruber porte l’interrogation à même le corpus des textes. « Pourquoi parler en termes pluriel » enquiert-il. Et pourquoi la préférence est-elle accordée au partitif plutôt qu’au défini ? Pour cette raison, l’exposé est une évaluation de l’affirmation du pluriel partitif en regard du singulier et du qualificatif défini. Gruber est un grand spécialiste de Nancy, ce qui lui offre la possibilité d’une vision détailliste soutenue par les positions de Derrida « la marque du mot ». Un article à lire et relire Nancy avant de l’aborder pour en apprécier l’approfondissement à sa juste valeur. « Un monde ne peut sortir qu’en amorçant le dé-part de l’exclusion-domination dont la part retenue est rappelée par la fiction nécessaire … » ne peut se lire qu’en position spéculaire avec Nancy.
14Ross Chambers de l’Université de Michigan propose « Topographie : espaces figuraux du témoignage ». Selon Chambers, un témoignage est « un écrit, souvent autobiographique, qui se réfère à un événement désastreux, destructeur et traumatisant, dont il est pénible pour les survivants de reconnaître la réalité, et dont le caractère catastrophique est par conséquent nié ». Sa définition du témoignage pour cet article ainsi posée, Chambers aborde le lieu de référence du témoignage. La seule présence du témoin suffit et sert de témoignage. On comprend aisément que Chambers réfère à certains témoignages où « l’écriture testimoniale est souvent amenée à emprunter la voie d’une énonciation de lieu ». Par exemple, les plaines de Flandres, Auschwitz, Ravensbrück ou Buchenwald pour la seconde guerre mondiale et la Shoah. Le concept développé par Chambers a ceci d’intéressant qu’il pose la question de son application et de sa malléabilité à d’autres sortes de témoignages que ceux de la déportation et des camps de la mort. Des témoignages qui pourraient être moins traumatisant qui appelleraient une autre définition du témoignage également.
15Selon Joëlle Gleize de l’Université de Provence, l’écriture de Nathalie Sarraute est une écriture du lieu intérieur, ce qu’elle démontre dans « Pour une ego-topo-graphie de Nathalie Sarraute ? ». Avec pour point de départ le paradoxe d’allier la quête de la singularité scripturale à celle du partage, cette contribution analyse le « for intérieur », l’intériorité de Sarraute et la confrontation de l’espace et du sujet. L’absence à soi-même est-elle métaphorisée par l’espace dans certaines situations comme Gleize le laisse entendre ? Ici est-il quelquefois synonyme de l’Ailleurs ? Quelle place assigner à l’espace de lecture dans ce cas. Autant de questions qui s’élèvent à la lecture.
16« Topiques de la déshérence. Formes d’une “ éthique de la restitution ” dans la littérature contemporaine française ». Tel est le titre du survol de Dominique Viart de l’Université de Lille III. Cet essai se place « sous le patronage du travail orchestré par Pierre Nora ». Il s’agit, bien entendu, des « Lieux de mémoire » dont le premier volume, intitulé « La République » paraît en 1984. Selon Viart, cette parution coïncide au moment où la littérature française change de cap et les écrivains se préoccupent à nouveau « du sujet et de son expression, du réel et de sa représentation ». Mais les illusions de « l’expression-représentation » ne sont plus de mise, balayées qu’elles furent par la critique structurale. À l’ordre du jour : la mémoire avec Ernaux, Bergounioux, Bon, Michaux pour ne nommer que ceux-là. Les lieux qui, s’ils sont autobiographiques dans cette littérature, y sont surtout « emblématiques de ces modes de vie et de socialisation qui se sont défaits ». Toutefois, cette littérature contemporaine a « renoncé à l’omniscience narrative ». Quel que soit le mode adopté par l’écrivain, l’instance narrative s’exprime par une voix souvent diverse et diffractée où s’installe l’altérité. C’est une « forme inédite d’engagement de la littérature » qui retrace et fait revivre des mondes perdus où la communauté s’est défaite « au profit des communautarismes isolationnistes ». C’est toute la fonction de la littérature que Viart développe en quelques pages d’une incroyable érudition.
17Jean-Michel Maulpoix de l’Université de Paris X-Nanterre, fait jouer l’ipse et l’idem dans « Table d’orientation » où la table d’écriture rapproche les extrêmes, alors que Fabrice Leroy de l’University of Louisiana, Lafayette, analyse les réseaux d’ambivalence dans « Auto-exotisme, auto-érotisme : énonciations paradoxales de Marseille dans les romans de Jean-Claude Izzo ». La trilogie d’Izzo peut se ranger dans les romans noirs traditionnels. L’œuvre y répond par de nombreux critères. Toutefois, Izzo intègre au roman policier une vision des problèmes de société « et s’en prend à l’establishment » politique qui fait surgir quelques ambivalences. Son narrateur-personnage, Fabio Montale, tient de Maigret et de Burma tout à la fois, desquels il se distance par son identité même. Fils d’émigrés, il se positionne différemment des deux inspecteurs qui voient l’immigration d’un œil sévère. Cependant, cette double identité d’immigré et d’intégré lui fait mal évaluer les problèmes actuels de l’immigration arabe. Enfin, Montale présente sa ville d’une manière très détachée. Selon Montale (lire Izzo), c’est justement l’immigration elle-même qui confère à la ville son identité. Selon Leroy, le grand mérite d’Izzo est d’avoir recréer le multiculturalisme de Marseille au moment où la ville « dérivait vers l’extrême droite ». Le discours contradictoire de Montale résume les tendances divergentes qui sont à l’origine de l’éclatement du paysage politique français et Izzo a dépassé son but.
18Lucie Brind’Amour de la Louisianna State University, illustre dans « La Binerie, espace paradoxal dans Le Matou d’Yves Beauchemin » qu’il y a tout lieu d’examiner le roman du point de vue du restaurant. Le nom « La Binerie » existe en situation hors diégèse. « Surdéterminé », bien qu’il s’insère dans les paradigmes de pâtisserie, boulangerie, ce nom est composé à partir de l’anglais « beans ». Le nom du restaurant connote dans ce contexte les traces du passé disparu. Dans cet article, Brind’Amour pose l’importance symbolique du lieu pour l’élaboration identitaire des personnes.
19Quant à Isabelle Décarie de l’UQAM, ce sont les lieux dans les romans de Jean-Philippe Toussaint qu’elle analyse dans « Aménager le monde. Le sujet et les lieux intimes dans certains récits de Jean-Philippe Toussaint ». Chez Toussaint un lieu est « clos, exigu » et forme souvent l’espace de ses récits. Décarie souligne l’importance de cette topographie réduite par une lecture platonicienne. Dans les romans de Toussaint, tout est affaire de vision ou bien le résultat d’une empreinte mise en scène dans une perspective multiculturelle qui se révèle de manière évidente. Par le biais des récits de Toussaint, c’est l’habitude du lieu et la confrontation d’en être exclu qui est abordée.
20Michel Collot de l’Université de Paris III-Sorbonne nouvelle constate la crise de l’espace dans « Pour une poétique du paysage ». Le nomadisme planétaire a conduit aux excès et s’est heurté à des limites infranchissables. La facture spatiale expose la fétichisation des lieux d’élection qui tendent à devenir des lieux de ségrégation. Avec ce concept, Collot a presque tout dit sur l’état des lieux à l’époque de la mondialisation uniformisatrice entre une rationalisation qui banalise les lieux et un fanatisme qui les sacralise.
21Dans « De Bloop à Bloupe, de Moncton à Monckton. L’énonciation de la ville dans Bloupe de Jean Babineau », Catherine Leclerc de l’Université de Moncton traite des aléas accolés à la parution du roman de Jean Babineau et par ce biais de la différence énonciative résultant des différences linguistiques. Selon Leclerc, l’énonciation ambivalente questionne les certitudes du discours identitaire et le roman Bloupe apporte des nuances significatives aux thèses d’Homi Bhabha sur l’hybridation.
22C’est aussi de linguistique dont entretient Claude Vaudeloise de la Louisiana State University dans « Perspectives spatiales et relativités linguistiques ». Ce sont les rapports entre l’espace et la langue qui occupent le cœur de cet essai en trois sections. Vaudeloise fixe les relations d’orientation et d’espace en rapport à un sujet déterminé. Orientations qui peuvent être intrinsèques ou relatives et égocentriques ou allocentriques où les systèmes d’orientation intrinsèques ont priorité sur les systèmes relatifs. Vaudeloise étaye sa thèse de figures qui permettent de mieux saisir les rapports d’orientation différentiels entre une phrase comme « La bouteille est derrière la table » de « La bouteille est à gauche de la table ».
23Michel Brophy de l’Université Collège de Dublin se penche sur l’énonciation des lieux chez plusieurs poètes dans l’étude comparative « Lieu sur lieu : postures d’écriture, stratégie d’ancrage ».
24Mireille Calle-Gruber de l’Université Paris VIII, quant à elle, décortique cette petite phrase « Il y a lieu » dans « Butor boomerang. Pour un petit traité d’itérologie politique ». En effet, si « le lieu est un espace occupé par un corps » quel est le lieu en cette petite phrase émise façon de parler ? Comme le remarque Calle-Gruber, locus en latin désigne également « le passage d’un livre ». Dans ce cas, le lieu est-il vraiment toujours peu ou prou lieu-dit comme le suggère l’auteur. La lecture de Butor est éminemment politique et contraint à penser les lieux, les non lieux, les réserves et l’idée de frontière entre autres. Y a-t-il lieu de s’en inquiéter ?
25Au terme du parcours, on ne peut que souscrire au désir des éditeurs de l’ouvrage de réunir ces travaux sur les rapports entre lieu et énonciation. L’étude des différentes contributions s’avère tout à fait stimulante et riche d’enjeux fondamentaux, tant du point de vue littéraire que du point de vue théorique.