La littérature, médiatrice du réel
1Décidément, c’est l’impression d’avoir traversé un paysage d’abord méconnu — qu’on ne s’était jamais vraiment arrêté pour contempler —, et de désormais sentir que l’on est en terrain familier, que laisse la lecture du dernier collectif dirigé par Alexandre Gefen. C’est dire si la métaphore spatiale qui donne son titre à Territoires de la non‑fiction est productive : la « cartographie d’un genre émergent » que l’ouvrage propose donne bel et bien à découvrir des repères significatifs pour quiconque cherche à comprendre comment fiction et non fiction se répartissent le champ littéraire.
2Non seulement cette problématique n’est pas nouvelle dans le domaine narratologique ou dans celui de la recherche en représentation, mais elle persiste à s’articuler en termes territoriaux. Alison James et Christophe Reig publient en 2014 Frontières de la non‑fiction1, un collectif dans lequel sont abordés, de même que chez Gefen, le rôle du document, les modalités du témoignage, du journalisme, de l’enquête, ainsi que les considérations éthiques que suscitent les non‑fictions. Si les deux ouvrages se recoupent dans leurs questionnements — et dans les auteurs qu’ils présentent : le lecteur trouvera dans l’un comme dans l’autre des textes signés par Marie‑Jeanne Zenetti et par Barbara Métais‑Chastanier –, celui de James et Reig consacre un espace plus large au cinéma et aux littératures étrangères. Bien qu’il ne manque pas de faire un bref détour du côté de la « francophonie nord‑américaine », Territoires de la non‑fiction circonscrit son propos à la spécificité de la non‑fiction française, non‑fiction qu’il considère en tant que genre, et dont il situe la naissance au succès de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère.
3À titre de travaux comparables se trouve également le dossier « Territoires de la non fiction », publié en 2019 dans les Cahiers d’études romanes2. L’ouvrage de Gefen en diffère non seulement en ce qu’il préfère parler de « non‑fiction » avec le trait d’union — suivant l’opposition genettienne entre fiction et diction —, mais aussi parce qu’il n’aborde pas spécifiquement les aires géographiques et culturelles italienne et latine‑américaine dont traitent Claudio Milanesi et Dante Barrientos Tecùn dans les Cahiers.
4Territoires de la non‑fiction s’inscrit dans la lignée d’études comme celle de Françoise Lavocat, qui a recours elle aussi, dans Fait et fiction. Pour une frontière (2016)3, à l’idée de régions qu’il convient de délimiter. Et Lavocat, ajouterons‑nous pour boucler la boucle, fait elle-même référence au colloque en ligne Frontières de la fiction organisé en 2000 par Gefen et René Audet4. Comme quoi aborder une frontière porte immanquablement à scruter l’horizon de tous les territoires qu’elle divise. Or l’apport de ce nouveau collectif consiste à placer dans le paysage français le genre de la non-fiction, à situer cette pratique qui n’est pas spécifique à la littérature française dans le contexte, lui, propre à la tradition intellectuelle française, d’un « décloisonnement des écritures de savoir [,] d’une implication réflexive du savant », d’un attrait typiquement naturaliste pour une « littérature engagée au dévoilement du réel » et d’une « tradition hyper-critique » envers les illusions que propose potentiellement le mode littéraire (p. 5).
Diviser le territoire
5Certains écrivains ou fondements théoriques apparaissent comme autant de lignes de force dans ce collectif incontestablement cohésif. Les contributeurs ne manquent pas de reconnaître la paternité d’un Truman Capote (In Cold Blood) en ce qui a trait au genre de la non-fiction en général, et les renvois fréquents à des écrivains français tels que Georges Perec, Annie Ernaux, Emmanuel Carrère, François Bon, Patrick Modiano, Jean Rolin et Olivier Rolin contribuent à les ériger au rang de figures phares dans le domaine. Roland Barthes (notamment pour l’écriture de la « notation »), Dominique Maingueneau (pour sa notion de paratopie) et Ivan Jablonka (pour l’idée de la littérature comme modalité d’enquête historique) se démarquent pour leur part comme références théoriques majeures.
6Des vingt-trois articles qui composent l’ouvrage, plusieurs reprennent la métaphore territoriale pour illustrer leurs propos. Laurent Demanze réalise ainsi sa propre cartographie d’une région importante de la non-fiction, celle des écritures de l’enquête, qu’il regroupe en trois pôles : investigations biographiques, explorations géographiques et recueils polyphoniques (p. 70-71). Dressant un exhaustif panorama des différentes perspectives (esthétiques, épistémologiques, institutionnelles, médiatiques et éthiques) à travers lesquelles se déplie le « paradigme inquisitorial » (Dominique Kalifa cité par Demanze, p. 68-69), il précise la spécificité du genre littéraire de l’enquête et en affirme la validité parmi les autres modes de discours qui cherchent à communiquer un savoir. « Il s’agit », affirme-t-il, « de faire du récit un outil cognitif, un opérateur d’intelligibilité, un instrument d’exploration et d’élucidation » (p. 79).
7L’exofiction, cette fiction qui « s’empare » (p. 82) d’un personnage historique pour en faire un roman, pourrait bien résider dans l’espace que parcourt Demanze, or Cornelia Ruhe l’aborde au chapitre 4 depuis la frontière même qui sépare fiction et non-fiction. Ces textes, pose-t-elle, révèlent non seulement la présence d’une ligne de démarcation, mais ils s’y confrontent ouvertement, refusant le brouillage sur lequel s’articulent d’autres genres comme la métafiction historiographique ou le roman historique (p. 97). Si cette frontière demeure spéculative, elle n’en reste pas moins un outil conceptuel fréquemment employé pour décrire les phénomènes d’écriture qui caractérisent notre ère. Marie-Jeanne Zenetti suggère toutefois à ce sujet au chapitre 9 que les métaphores spatiales, à travers lesquelles nous en venons par exemple à comprendre la non-fiction en tant que domaine s’opposant à la catégorie du roman, nous cloisonnent peut-être dans une perspective plus descriptive que critique. Elle se demande si la formule « littérature documentaire » ne siérait pas mieux aux objets que nous qualifions parfois de façon réductrice de « non-fiction ». Ceux-ci engagent selon elle certains partis pris méthodologiques qui devraient nous porter à étudier la littérature dans son rapport aux autres arts et aux autres modes de discours (scientifiques, théoriques), voire par le biais d’un questionnement ontologique quant à ce qui la désigne comme telle. Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de réenvisager, à travers de telles contributions, les présupposés méthodologiques qui orientent déjà fortement l’interprétation du genre, pourtant toujours émergent, de la non-fiction.
Retour vers la fiction
8Une idée majeure associée à la notion de frontière entre fiction et non-fiction continue tout de même de transparaître dans l’analyse de la littérature non-fictionnelle, celle du réel qui revient, inéluctablement, vers la fiction. Isabelle Dangy propose la formule de « tropisme narratif » (p. 188) pour décrire le roman de Philippe Forest Le chat de Shrödinger, dans lequel un narrateur explore des concepts scientifiques vérifiables, mais où le récit, bien que sobre et « dépourv[u] de tout vain apparat », ne manque pas de fabriquer des personnages et de « secr[éter] de la fiction » (p. 189). Eva Voldřichová Beránková (chapitre 17) explique dans le même ordre d’idée que la trilogie 1984 d’Éric Plamondon est construite comme un collage d’éléments non-fictionnels, notamment d’articles de Wikipédia, mais qu’« après un long jeu à la non-fictionnalité, le texte finit par étendre la fiction à l’ensemble de la vie humaine » (p. 270), par le biais d’un narrateur qui affirme que le sens de la vie se trouve dans l’histoire que l’on en fait, c’est-à-dire dans la fiction. Frank Wagner identifie pour sa part au chapitre 8 ce qui « fait fiction » (p. 136) dans des textes de non-fiction tels les hétérobiographies autodiégétiques de personnalités historiques (comme Mémoires d’Hadrien de Yourcenar), les récits de faits divers (comme L’Adversaire d’Emmanuel Carrère), les récits de vie ou les biofictions (comme Ravel de Jean Echenoz). En examinant le passage de la non-fiction vers la fiction, il maintient, à la manière de Cornelia Ruhe, le regard sur la frontière elle-même, sur les emprunts et les échanges qu’elle admet, et, bien pertinemment dans la perspective de l’ouvrage, sur les effets qu’elle permet de créer.
9Gaspard Turin (chapitre 2) explique de son côté comment l’œuvre d’Édouard Levé part d’un postulat non-fictionnel qui, soumis à l’opération scripturale, effectue un « retour réflexif sur la fiction » (p. 25). Il analyse entre autres Suicide, récit dans lequel un narrateur s’adresse à un « tu » identifié comme un ami qui s’est suicidé il y a vingt ans. L’article démontre qu’au moyen de métalepses et de références intertextuelles au reste de son œuvre, l’auteur de Suicide soulève la question lancinante de savoir si le « tu » et le « je » se confondent et, incidemment, s’il s’agit d’Édouard Levé lui-même. Car, comme le rappelle Turin, Levé s’est enlevé la vie dix jours après avoir remis le manuscrit de ce texte à son éditeur, le couplage de cet événement au récit faisant se balancer l’histoire entre fiction et non-fiction, interrogeant la tangibilité autant de l’une que de l’autre : « [d]ans Suicide », conclut Turin, « la fiction rattrape la non-fiction pour se confondre entièrement avec elle. La distance avec le réel ne fait alors plus sens, parce que la mort est à la fois réelle et que la distance qui nous en sépare est inconnue » (p. 37).
Au plus près du réel
10Les articles qui composent Territoires de la non-fiction signalent largement que cette volonté, cette ambition, ce fantasme, de s’approcher au plus près du réel dans l’œuvre littéraire, de fixer la vérité d’une expérience dans les pages d’un livre, si elle n’est pas l’apanage de notre époque, s’y manifeste de façon percutante, et ce, selon trois grandes modalités. La première porte sur un travail formel rigoureux, voire radical, que Maryline Heck retrace chez des auteurs comme Georges Perec et Roland Barthes. Son article s’affaire à démontrer que l’écriture de la « notation » (chez Barthes) et de « l’infra-ordinaire » (chez Perec) constitue dès les années 70 une forme littéraire à part entière qui devient, à travers les variantes que les deux écrivains en proposent, émancipatrice. « L’écriture du ténu » (p. 20) se développe en effet en réaction à la Doxa telle que la décrit Barthes dans Roland Barthes par Roland Barthes : « l’Opinion publique, l’Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé » (Barthes cité par Heck, p. 21). Si la Doxa est le mode du « cela-va-de-soi » (Barthes cité par Heck, p. 21), il apparaît clairement qu’une écriture qui place sous sa loupe le cela-va-tellement-de-soi-que-l’on-n’en-parle-généralement-pas constitue une posture critique face aux consensus qui régissent la vie en société. Elle traduirait ainsi un véritable positionnement politique, hypothèse que ce premier chapitre de l’ouvrage, qui figure dans une partie consacrée aux « précurseurs du genre », établit d’entrée de jeu. On comprend par cette analyse de Heck que si Perec et Barthes peuvent être considérés comme des précurseurs du genre de la non-fiction, c’est pour avoir produit une écriture si préoccupée du réel qu’elle se donne la mission d’en offrir, à travers la sublimation du verbe, une prise plus honnête. Et cette idée d’honnêteté, de fidélité au réel, de tout ce qui, en fin de compte, converge vers une éthique de l’écriture, nourrit la réflexion que suscitent les chapitres subséquents.
11Et de fait, la seconde modalité d’accès au réel qui se dégage de l’ouvrage concerne des démarches scripturales qui se soucient moins de véracité ou de vraisemblance que de justesse, d’une authenticité de l’expérience qui prend forme par le biais de l’émotion. Morgane Kieffer montre au chapitre 10 comment ceci peut se manifester par une attention hypersensible portée au détail. Elle analyse à ce titre l’écriture de Leslie Kaplan et de Christine Montalbetti pour faire ressortir comment celle-ci prend en charge le pari réaliste, celui de la représentation. Bruno Thibault s’arrête pour sa part au procédé de subjectivation de l’auteur, à la présence de l’écrivain dans le texte en tant que sujet énonçant. Il examine au chapitre 13 le « protocole de véracité » élaboré par Emmanuel Carrère dans Le Royaume, un récit qui retrace la vie de Jésus à travers la vision que le narrateur s’imagine comme ayant été celle de l’évangéliste Luc. Figurant dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux « expérimentations de l’extrême contemporain », cet article fait ressortir comment Carrère renonce à la fascination quant à son objet et reste au plus près du dispositif scriptural en se mettant lui-même en scène pour explorer, sur la prémisse de l’hypothèse et du doute, la démarche d’un auteur qui a fait de même il y a deux mille ans (c’est-à-dire l’évangéliste Luc). Et c’est une stratégie semblable que Dominique Vaugeois décèle dans les écrits sur l’art de Maryline Desbiolles. Qualifiant ceux-ci d’études de terrain, Vaugeois démontre comment le positionnement littéral du sujet (de l’auteure) par rapport à son objet (l’artiste dont elle parle), et de surcroît un positionnement très subjectif (qui tient compte de sa nature féminine), vise à faire comprendre l’art à partir de la façon dont il est personnellement vécu, et non à travers la conception de l’historien ou du critique d’art. Cet article qui traite d’épistémologie de la littérature en passant par l’art visuel étend bel et bien le territoire de la non-fiction à ces textes épris de réel auxquels l’on accole l’épithète de roman sans que l’on puisse les considérer comme des fictions.
12La troisième modalité de rapport au réel généralement relevée par l’ouvrage s’effectue par la présence du document dans le récit littéraire. C’est le sujet qu’aborde Claude Pérez (chapitre 4), dans une contribution fondamentale à l’ensemble. L’article s’enquiert de ce « retour au réel » (p. 58) qui caractérise l’époque actuelle, s’interroge sur ce goût contemporain pour des « univers imaginaires de plain-pied avec le nôtre [sic] » (p. 65). Pérez reprend les thèses de l’Américain Wallace Stevens selon qui la réalité moderne marquée entre autres par la Deuxième Guerre mondiale et l’avènement de l’actualité en direct effectue sur les consciences une pression que le refuge dans la fiction ne parvient pas à apaiser. Cette trop terrible réalité pénètre l’espace de l’imagination ; et de façon littérale, le document pénètre l’espace de la fiction (p. 67). Constatant le rôle de plus en plus important que joue le document dans les récits littéraires, Pérez pose deux hypothèses : 1) que cette documentarisation a sa place dans une histoire de l’imagination (p. 65), qu’elle ne s’oppose nullement à la subjectivation, et 2) que les auteurs actuels qui se prêtent à cette pratique prennent une posture décisive depuis laquelle ils refusent l’étiquette (arrogante ? prétentieuse ? trop théologique ?) de « créateur » au profit de celle de « bricoleurs », de « monteurs », d’« inventeurs » (p. 65). Cette posture est emblématique du souci éthique qui anime la démarche de nombre d’auteurs contemporains tels qu’analysés par Territoires de la non-fiction, et qui se traduit souvent par des réflexions, dans et par les textes, sur leur propre légitimité.
La légitimité en question(s)
13Dominique Viart et Yona Hanhart-Marmor abordent de front la légitimité des œuvres littéraires de non-fiction (ou la légitimation à laquelle procèdent ces œuvres) dans les chapitres 7 et 12 respectivement. Le premier décortique la notion (« [l]égitimité pour qui ? selon qui ? envers qui ? à propos de quoi ? » [p. 108]) en ce qui a trait aux Littératures de terrain, un ensemble qui sort du domaine de la fiction et qui soulève la question de sa pertinence heuristique. Constatant qu’« [à] de rares exceptions près […] les Littératures de terrain font toutes l’épreuve explicite d’un défaut de légitimité » (p. 112), Viart explique que le renfermement sur soi de la littérature dans les années 60-70 a sans doute mené à un retour du balancier dès les années 80, où elle replonge dans le monde qu’elle avait délaissé. Les objets qui l’intéressent alors — « le réel, le sujet, la vie sociale, l’Histoire » (p. 114) — sont devenus le domaine propre des sciences sociales, avec lesquelles l’écrivain entre dès lors dans une forme de concurrence. Soutenant son propos par de multiples exemples de la littérature contemporaine, il affirme que les écrivains construisent leur propre légitimité à même leurs œuvres, s’« impliquent » dans celles-ci au moyen notamment de l’autoréflexivité, font preuve d’un engagement, qui diffère cependant de l’engagement zolien ou sartrien5.
14Hanhart-Marmor localise de son côté plus précisément le siège de cette légitimité dans la voix narrative que laissent entendre des œuvres comme Tigre en papier d’Olivier Rolin et D’autres vies que la mienne et Le Royaume d’Emmanuel Carrère. Faisant écho aux thèses de Maingueneau sur la paratopie et à la notion d’agentivité littéraire (bien qu’il ne les mentionne pas), cet article fait bien ressortir le statut paradoxal d’une œuvre de fiction qui transmet des éléments relevant de la non-fiction (tirées par exemple de la vie de l’auteur) tout en problématisant la légitimité de cette transmission dans l’œuvre elle-même. Dans la même veine, Jean-Luc Martinet démontre au chapitre 20 comment le ton employé dans la littérature prolétarienne s’oppose à la représentation du style comme artifice (p. 303), et confère ainsi à des textes tels que Dans le nu de la vie de Jean Hatzfeld et L’Usine nuit et jour : journal d’un intérimaire de Patrice Thibaudeaux une légitimité ancrée dans une énonciation liée à une expérience corporelle fondatrice (p. 314).
L’éthique selon les genres
15La volonté de l’œuvre littéraire contemporaine de valider sa propre pertinence traverse une grande part de la production relevée par l’ouvrage dirigé par A. Gefen. Et nombre de contributions abordent cette caractéristique récurrente de la non-fiction en procédant à une analyse du genre, un système catégoriel qui devient parfois lui-même matière première dans le récit non-fictionnel. Territoires de la non-fiction comporte bien une section consacrée aux « croisements génériques » (la partie 5), or s’il y a croisement dans les articles qui traitent spécifiquement des genres littéraires, il semble qu’il s’agisse moins de croisements entre les genres eux-mêmes que de genres qui, par le biais de la non‑fiction, s’intersectent avec un discours éthique. Barbara Métais-Chastanier analyse ainsi bel et bien au chapitre 18 comment le théâtre de Mohamed El-Khatib révèle ostentatoirement sa façon de manipuler la matière testimoniale, mais elle s’arrête surtout à la portée de cette composition sur les plans éthique, esthétique, politique. Sa contribution démontre en fait que la représentation pose inlassablement un défi à l’éthique : l’auteure considère que même si El-Khatib semble faire preuve d’une absolue transparence quant à ses biais, son intention dramaturgique est problématique dans la mesure où il demeure l’entité suprême qui régit la représentation, et parce qu’il recherche indubitablement un effet spectaculaire (p. 286-287).
16Du côté de l’autobiographie, genre qui d’emblée soulève des questions du point de vue des contenus non-fictionnels, l’ouvrage propose l’article d’Anne Coudreuse, qui l’aborde à partir de la préface des Années d’Ernaux (2008), un texte dans lequel l’écrivaine fait retour sur son œuvre. Si Turin, Zenetti, Thibault, Ivić, et Garric s’aventurent eux aussi sur le territoire de l’autobiographie, Coudreuse la place au centre de ses considérations : elle analyse le rapport que ce genre entretient avec l’Histoire, avec ces éléments avérés et très concrets du passé collectif, qu’Ernaux rassemble dans sa préface sous la forme d’un inventaire antichronologique. Articuler sa propre histoire à l’aune de ces fragments du réel permet à l’écrivaine de se « dissoudre » dans le monde qui évolue autour d’elle et, depuis l’œuvre, de « comprendre et rendre la complexité [de ce] monde » (Ernaux citée par Coudreuse p. 40). Cette réflexion (au sens de méditation comme au sens de reflet) sur, et de, la complexité du monde, s’effectue également à partir du genre du polar avec l’écrivain DOA. Louis Dubost examine au chapitre 19 le néo-polar politique Pukhtu, qui joue selon lui contre les codes du genre en intégrant dans sa trame des cartes ou des documents de presse. Objets non-fictionnels, ceux-ci ont paradoxalement pour effet de souligner le caractère trompeur de ce que l’on associe à la réalité, et surtout de soulever des problèmes épistémologiques quant au roman qui y a recours. Dubost soutient que DOA n’essaie pas de tirer de ces documents quelque clarté ou compréhension, mais qu’il en fait une « caisse de résonance » (p. 297) à partir de laquelle il représente d’une part la complexité de la géopolitique contemporaine, et cherche d’autre part à affirmer le roman noir comme écriture valable pour en rendre compte.
17Les chapitres 21 et 22 analysent enfin indéniablement un certain « rapport à l’image » comme l’annonce le titre de la partie 6 de l’ouvrage, mais ils démontrent surtout comment les écrivains contemporains exploitent les propriétés et les vertus de divers genres pour transmettre un savoir. Henri Garric propose ainsi que la non-fiction joue un rôle de légitimation dans le champ de la bande dessinée : il conçoit que le traitement d’expériences limites comme la maladie trouve dans le neuvième art un support ludique. Et pour cette raison même, ce genre est peut-être mieux outillé que le roman, parfois alourdi par la tradition sérieuse qui le précède, pour « toucher l’expérience » (p. 326). Maxime Hureau perçoit pour sa part dans les textes scientifiques grand public que publie Hubert Reeves une attitude discursive propre au genre de l’essai, qui confère éthos et apparence d’éthique à l’œuvre. Or cette posture essayiste (réflexive, subjective, parfois erratique et puisant dans les références culturelles), favorise selon Hureau la diffusion de représentations mystique ou spiritualistes de la science, qui « passent » du fait qu’elles sont énoncées par un auteur comme Reeves, vulgarisateur devenu une importante figure médiatique, mais qui s’éloignent de la rigueur de la méthode scientifique. Nous revenons encore à l’idée de l’œuvre ancrée dans la non-fiction (le savoir scientifique), mais qui, au cours du processus d’inscription (qui se fait ici sur le mode de l’essai), fait retour vers la fiction (les réflexions métaphysiques de Reeves sur l’art et la beauté du monde), posant la question de sa légitimité dans le domaine du savoir.
Sur la ligne d’horizon
18Deux articles du collectif se tiennent selon nous sur la ligne d’horizon des territoires de la non-fiction arpentés par l’ensemble. Il s’agit d’abord du chapitre 15 par Yaelle Sibony-Malpertu, présenté comme le traitement du récit Le pavillon des enfants fous de Valérie Valère par une chercheuse en psychopathologie et clinicienne. Si le point de vue est original et l’objectif clair (montrer les voix assumées par cette non-fiction, qui permettent au lecteur de percevoir de différentes manières l’internement en psychiatrie de la narratrice et son anorexie [p. 232]), on eût pu souhaiter que l’article insiste davantage sur la vision que l’auteure imagine pour se motiver à reprendre du poids pour sortir, et que Sibony-Malpertu décrit somme toute brièvement (p. 241-243), ou alors sur l’idée de « fiction sociale » mentionnée à la toute fin du chapitre. Mieux définir les contours de ces fictions, et montrer comment elles s’imposent dans la non-fiction écrite par Valère, aurait à notre sens été plus pertinent dans la perspective d’une exploration des territoires de la non-fiction.
19Dans un tout autre ordre d’idées, la contribution de Sophie Létourneau (chapitre 16) effectue un panorama de la non-fiction québécoise, et ce par le biais de diverses techniques de documentation (séances d’observation, infiltration, entrevues, confession, réminiscence, enquête). Le nombre d’œuvres nommées laisse entrevoir la richesse de ce corpus et sa spécificité nord-américaine, ce qui en retour éclaire l’ensemble de l’ouvrage quant à la façon dont la littérature non-fictionnelle s’inscrit dans la société de laquelle elle émerge. Les trouvailles de son étude partent d’une volonté de présenter l’histoire vraie, ou le récit, à des étudiants en création littéraire et d’en expliquer les liens avec le travail de l’imagination. L’article de Létourneau apporte ainsi à l’ensemble une diversité de bon aloi et ouvre une fenêtre sur les régions non seulement géographiques mais épistémologiques qu’il reste à arpenter dans le domaine des écritures du réel.
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20Nous avons parlé d’entrée de jeu des repères significatifs que le lecteur de Territoires de la non-fiction y trouvera pour comprendre comment fiction et non-fiction se répartissent le champ littéraire. Force est toutefois de constater que les contributions rassemblées ratissent plus large que le domaine traditionnellement couvert par la littérature, et ce parce que la production à laquelle elles s’attardent refuse le cloisonnement du savoir en catégories étanches. Or la littérature de non-fiction, qu’on la divise comme le fait Alexandre Gefen dans son ouvrage ou selon le découpage proposé ici, pose indéniablement des ponts entre la vie et les lecteurs. Cette conception du genre est particulièrement pertinente pour quiconque est animé d’un souci pédagogique tel que le décrit Sophie Létourneau, un souci de repenser l’enseignement de la littérature, en la présentant moins comme une finalité que comme une expérience6. Le livre dirigé par Gefen outillera ainsi sans doute mieux les pédagogues pour aborder de manière directe les incursions du réel dans le texte littéraire. Les articles démontrent qu’il est possible de lier la littérature au monde effectif de façon très concrète, sans sacrifier les vertus évocatrices, introspectives et critiques du texte littéraire. Comme le conçoit Ricœur, « tant que le lecteur incorpore […] les enseignement de ses lectures à sa vision du monde, […] la lecture est pour lui autre chose qu’un lieu où il s’arrête ; elle est un milieu qu’il traverse »7. Les territoires cartographiés par ce collectif révèlent une littérature contemporaine qui renonce certes à « tout rêve de pureté et d’autonomie du discours littéraire » (p. 7) mais qui surtout, dans des paradoxes dont les ramifications restent à découvrir, emprunte le réel pour en restituer une expérience riche de nouveaux possibles.