Les revues fin-de-siècle au centre d'un puissant réseau créatif
Les revues : un puissant réseau créatif
1Chercheuse en littérature comparée et culture de l’imprimé, Evanghelia Stead anime depuis 2004 la plateforme interuniversitaire et interdisciplinaire du TIGRE (Texte et image, Groupe de Recherche à l’École) à l’École normale supérieure. Elle a été l’organisatrice du 7e colloque annuel de la European Society for Periodical Research (ESPRit) en juin 2018 à Paris. Elle propose dans cet ouvrage de jeter une lumière personnelle sur les mécanismes d’une influence insoupçonnée des revues artistiques et littéraires de la période fin‑de‑siècle dans un écosystème médiatique complexe, c’est‑à‑dire un pan de l’histoire culturelle européenne. Cette période a été moins étudiée que celle des revues surréalistes et dada, ou encore celle qu’initie la Nouvelle Revue Française. De ce fait, l’historiographie culturelle a longtemps étudié la fin du XIXe siècle sous l’angle de la publicité bourgeoise avec notamment la célèbre Revue illustrée (1885‑1912). L’ouvrage renouvelle cette approche en démontrant qu’il existe de nombreuses passerelles entre innovation technique, création et subversion.
2Le titre de l’ouvrage, Sisyphe heureux, est un clin d’œil à l’épineuse difficulté de la chercheuse en littérature comparée qui enquête dans une masse impressionnante et hétérogène d’imprimés en différentes langues. Comment échapper au risque de l’évanescence propre à l’objet d’étude que sont les revues artistiques et littéraires, une forme éditoriale inventive, flexible et éphémère qui mène à la dispersion, l’essaimage ou la dissolution par la nature même de ses conditions matérielles aussi bien que dans ses contenus textuels, tactiles et visuels ? La question de la méthode est cruciale, non résolue par la technique de la numérisation des sources premières, partielle et inégale. La première partie de l’ouvrage intitulée « Approches » y est consacrée. La seconde partie « Formes et figures » entre en profondeur dans l’analyse d’exemples : les portraits (Visage des contemporains, Mercure de France), la chanson fin‑de‑siècle (La Plume, Revue illustrée), la figure protéiforme du nain jaune (The Yellow Book), l’esthétique (Shéhérazade) et la Grèce (Le Voyage en Grèce).
3Le lecteur ne manquera pas de découvrir, dans de nombreuses revues souvent inconnues, les mécanismes de la création dans des réseaux artistiques et littéraires faits de rencontres inattendues entre artistes, écrivains, techniciens et théoriciens confirmés ou néophytes.
1880‑1920 : un écosystème médiatique en pleine mutation
4En France, les revues se développent après la loi du 29 juillet 1880 puisque les restrictions des publications et d’impression dans la presse périodique sont supprimées. Chacun peut donc se lancer dans la création de petites revues, par exemple Vogue, dans le premier numéro duquel paraissent les « Illuminations » d’Arthur Rimbaud.
5Les années 1880‑1920 sont aussi celles de l’essor des publications périodiques à travers toute l’Europe. Les études revuistes, à travers l’histoire de la presse, permettent d’observer la mutation de la littérature marquée par l’innovation dans la fabrication et la diffusion des nouveaux formats, aussi bien que dans son contenu.
6Les publications sont courtes, faciles à publier, soignées ou gouailleuses, agrémentées d’illustrations. La période fin‑de‑siècle est une nouvelle étape dans la complexité de la fabrication de numéros qui épouse les nouvelles technologies issues de la révolution de l’imprimerie, entraînant de nouveaux contenus, de nouvelles collaborations entre imprimeurs, typographes, libraires, écrivains, illustrateurs, peintres et éditeurs.
7L’effervescence éditoriale enrichit le nouvel écosystème médiatique, à l’époque dite de la crise du livre et de l’essor des périodiques. En réalité, on observe que la diversité matérielle des supports estompe la frontière entre la revue et le livre.
Comment étudier une forme mutante ?
8Selon Rémy de Gourmont, insaisissable homme de revues aux multiples fonctions éditoriales (en différentes langues et sous différents noms), les revues sont la seule « source authentique, depuis un siècle, de notre histoire littéraire 1 ». Au début du XXe siècle, le Mercure de France et la Revue des deux‑mondes, façonnent en profondeur le paysage littéraire de la France entière. Ce format rend les auteurs innovants et audacieux, redéfinissant au passage la littérature elle‑même.
9Dès la fin des années cinquante, la méthode historique interprétative de Michel Décaudin, à l’œuvre dans La Crise des valeurs symbolistes, a passé outre les limitations de l’ancienne approche monographique qui ne tenait pas compte de la notion de réseau structurant l’univers des revues. Cette notion a été reprise par les travaux de Bourdieu pour définir le fonctionnement d’un réseau qui, par une stratégie de reconnaissance entre pairs, légitime un milieu culturel. Ces travaux ont été nuancés depuis.
10E. Stead a repris cette approche en étudiant des formes‑sens à partir de l’étude des procédés de reproduction de l’image et de l’ornementation des revues qui sont partie intégrante de leur identité. D’inspiration interdisciplinaire, Sisyphe heureux est issu des regards croisés de chercheurs en histoire (presse et art), littérature et médiologie (sémiotique, image). Son approche réticulaire se distingue en partie de celle de Sean Latham et Robert Scholes qui étudient, dans « The Rise of Periodical Studies2 », l’essor des études revuistes anglaises et américaines, sans les relier ni prendre en compte l’espace européen. En revanche, ils ont entrepris de renumériser des séries de périodiques qui l’avaient été de façon incomplète alors qu’une revue ne peut se lire comme un tout signifiant qu’in extenso.
11Dans la lignée de l’article « Small Magazines » d’Ezra Pound3, l’ouvrage déconstruit le concept dévalorisant de « petites revues », jugées instables, minoritaires et porteuses de manifestes inaudibles. En effet, les revues de création sont des œuvres singulières et hybrides, porteuses d’une esthétique nouvelle. Elles sont le levain d’un imaginaire dont les linéaments traversent les titres, les pays et les époques, au gré de collaborations inédites avec l’entrée remarquée de néophytes frondeurs : artistes, écrivains, éditeurs et imprimeurs forment un anti‑réseau propice à l’innovation. Le format variable et créatif de la revue circule dans le monde et au gré d’événements culturels dans de nombreux univers, dont le spectacle vivant, le tourisme ou la mode. Il bouleverse significativement le champ littéraire à la fin du XIXe siècle.
12E. Stead s’attache à étudier les revues artistiques et littéraires comme un objet relationnel de « l’écosystème médiatique », et non pas comme une catégorie étanche de la presse. Ce champ du « code périodique » a déjà été étudié par Peter Brooker et Andrew Thacker dans le premier tome de The Oxford Critical and Cultural History of Modernist Magazines4, dans le sillage de The textual condition5 de Jerome McGann. L’apport de ce dernier est de prendre en compte la matérialité des périodiques, éléments clés du modernisme, pour déconstruire les clivages entre fin‑de‑siècle, avant‑gardes historiques, surréalisme. E. Stead interroge et étend le cadre théorique des études revuistes issu de l’approche matérielle de Jerome McGann en analysant le processus créatif à l’œuvre quand émergent de nouveaux réseaux, dans le prolongement également des travaux d’Yves Chevrefils Desbiolles et d’Olivier Corpet, lequel avait animé en 2000 un colloque intitulé La Belle Époque des revues (1880‑1914) pour cerner « un fait éditorial total » par sa matérialité signifiante.
« La fin‑de‑siecle est déjà d’avant‑garde »
13Les revues artistiques et culturelles sont des supports expérimentaux par leur caractère fragmentaire, éphémère et peu coûteux. Elles n’en demeurent pas moins étroitement liées à la vie culturelle tout entière avec une réelle influence. Dans le monde anglophone, les chercheurs ont étudié, dès les années 2000, l’émergence sensible du modernisme américain dans les périodiques où littérature et publicité entretiennent des liens créatifs.
14Sisyphe heureux poursuit l’enquête, sans pouvoir sonder de façon exhaustive la profusion des revues, montre comment surgissent les prémisses du futurisme, du modernisme et du surréalisme dans des objets polymorphes. Les périodiques ont ainsi des politiques éditoriales vivantes, parfois hautes en couleur, dont la plasticité est le lieu même de la création, si ce n’est sa condition même.
15Nombreuses sont les ruptures de continuité, et protéiformes : elles concernent aussi bien les textes, le format et la mise en page que les images. Par exemple, l’affichiste anarchiste nantais Jules Grandjouan tourne déjà en dérision le monde de la réclame et la revue elle‑même en 1902, en détournant les procédés publicitaires, laissant proliférer les majuscules. Il promet dans le n° 46 « un Siècle de très bonne CONSTIPATION (…), obtenue par la lecture de la Revue des Deux Mondes ».
16L’effervescence des Joyeux‑Lussac du Quartier latin les conduisit à représenter une faune et une flore pittoresque dans L’Ermitage, sous l’égide de Laurent Tailhade. Dans le même état d’esprit outre‑Manche, une affreuse créature immorale fait son apparition dans The Yellow Book (1894‑897). Cet exemple international est particulièrement éloquent. Il s’agit d’une revue anglaise inspirée par le Nain jaune. Les contenus textuels et visuels se contaminent les uns les autres, tout en passant de pays en pays. Cet essaimage diversifie la veine satirique initiale.
17La grande époque des cafés‑concerts et des cabarets, dont le Chat noir à Montmartre, entraîne la publication de paroles de chansons d’inspiration triviale ou sensuelle, illustrées au même titre que la chanson chantée, souvent selon une esthétique Art nouveau ou surréaliste. Ont participé à cet élan créatif Aristide Bruant avec ses chansons réalistes en argot, mais aussi des poètes dont Théodore de Banville, Paul Verlaine et Charles Cros. Les chansons étaient insérées sous forme de livret dans les pages médianes des revues, ou bien vendues sous forme de feuilles pliées en format 17x27 cm ou 27x34 cm. C’est à cet endroit que la poésie et la littérature s’élaborent, comme en témoigne la composition musicale de Darius Milhaud à partir d’un poème de Stéphane Mallarmé, dont la poétique ne peut se comprendre sans un regard sur ses activités au sein des revues. On peut même parler de « marge centrale » au sujet des chansons publiées entre études et manifestes littéraires dans la revue Plume, célèbre pour ses soirées littéraires au sous‑sol du Caveau du Soleil d’or. L’équipe éditoriale a le loisir de modeler les hiérarchies établies entre différents genres.
18La naissance d’une avant‑garde est donc fragile et surprenante, au gré de modes de financement inventifs. D’une part, dans des conditions très modestes, Jean Cocteau a par exemple lancé depuis son domicile personnel un bulletin de souscription pour la revue Shéhérazade afin de faire découvrir au lecteur des œuvres inédites « de nos gloires d’aujourd’hui et de nos célébrités de demain ». La revue a ensuite évolué, entre mythe littéraire et mondanité, vers un partenariat avec l’univers de la mode. L’histoire de sa matérialité permet de suivre les étapes d’un raffinement qui a conduit à la création d’une esthétique. D’autre part, le numéro liminaire du périodique Le Voyage en Grèce, une revue à destination d’une agence de tourisme grecque, s’ouvre avec les textes signés Le Corbusier et Georgio de Chirico. Elle dévoile le tissage de liens autour d’images marines où le premier déploie une pensée iconoclaste, le second une sensibilité et un imaginaire mythique revisité, résolument anticlassique. Ainsi, la ligne éditoriale initiale a été largement pervertie.
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19À la lecture de Sisyphe heureux, nous sommes pris dans un vertige propre à l’univers des revues artistiques et littéraires, signifiant bien que la liberté nécessaire à toute création n’aurait pas pu émerger dans le monde académique du livre‑monument. L’ouverture disciplinaire de cet ouvrage nous fait entrer dans la fabrique de la littérature comme fait culturel, à la découverte d’un écosystème médiatique en mutation. Il porte un regard kaléidoscopique européen, à la croisée de l’histoire de l’art, de la presse, de la médiologie et de la littérature. La démarche comparatiste transnationale sous‑tendue par l’analyse des périodiques est un moyen de dessiner les contours de l’Europe culturelle. En effet, leur fabrication repose sur l’échange et la circulation entre créateurs. Les revues artistiques et littéraires sont des « publications hybrides », des « plateformes de la vie intellectuelle et artistique de l’époque ».