Quelles cases pour les corps mutilés ? Handicap & bande dessinée
Une case en particulier donne le sentiment d’avoir capturé des êtres inquiétants et peut‑être redoutables : l’un est bossu, pieds nus et tient un bâton, à moins que ce ne soit une béquille ; un autre ouvre une bouche édentée : un troisième, malingre, donne l’impression qu’il va s’effondrer ; quelques‑uns simulent, ils ont des bras retournés et des plaies sur les membres. p. 15
1Frédéric Chauvaud et Denis Mellier publient ici, en co‑direction, un ouvrage collectif intitulé Corps handicapés et corps mutilés dans la BD. Ce recueil d’une douzaine d’articles se comprend par rapport au domaine scientifique suivant :
Disability History. Pour le comprendre, sans doute faudrait‑il tenir compte à la fois des débats plus anciens à propos de la distinction entre « impairment » et « disability » et de la réception de ce champ en France, tel qu’il s’est structuré en Grande‑Bretagne et aux États‑Unis. En effet, il ne nous appartenait pas de faire un point historiographique et de prendre part aux controverses. De l’autre côté de la Manche, la littérature disponible donne la priorité à une thèse de l’ « oppression sociale », alors que de l’autre côté de l’Atlantique les approches ont tendance à faire des personnages handicapés une communauté, au même titre que d’autres minorités. (p. 11)
2Néanmoins, la dishability history n’a pas — ou pas encore — fait école en France. Par conséquent, le présent ouvrage considère d’abord le handicap d’un point de vue socio‑politique, en s’appuyant sur la définition qui a valeur de loi :
Toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive, d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. (p. 8)
3Cette loi du 11 février 2005 permet de poser le cadre de la mise à mal de l’intégrité corporelle et ce qui intéresse, in fine, les contributeurs est l’esthétique à laquelle le handicap donne lieu dans la bande dessinée et ses effets sur le lecteur, en particulier en termes d’émotions. L’hypothèse de départ est que la littérature en estampes n’ignore pas le handicap, pas plus qu’elle ne le relègue aux oubliettes. Les articles sont répartis selon les trois axes suivants : « Figures », « Séries » et « Malaises ». Pour rendre compte de cet ouvrage, nous proposons d’analyser d’abord comment le handicap apparaît comme un signum infamiae — signe d’infamie — bientôt transcendé en signe d’élection lorsque le personnage handicapé s’avère être un super‑héros.
La place du handicap dans les discours sur le corps
4De nombreuses contributions du présent ouvrage commencent par prendre parti par rapport à l’argumentaire proposé lors d’un colloque dont il est issu. Ce point de départ est repris dans l’introduction générale :
La bande dessinée célèbre pratiquement depuis ses origines les corps athlétiques et sensuels, magnifiés par le talent de dessinateurs venant d’horizons différents. La musculature du Tarzan de Burne Hogarth s’étale de case en case de 1937 à 1950, la beauté érotisée de Barbarella, créée par Jean‑Claude Forest, fait la conquête du lectorat dès 1962. Depuis, toutes sortes de personnages de papier, à la beauté insolente ou au physique impressionnant ont vu le jour. (p. 7)
5Au début était donc, en bande dessinée, le corps beau. Les critères de cette beauté sont la force physique et la sensualité dans une perspective genrée qui apprécie les personnages masculins à l’aune de la première, et féminins à l’aune de la seconde. Dans cette perspective, le corps mutilé ou handicapé, en tant que corps amoindri, ne peut qu’être relégué dans une sorte d’enfer, au mieux de limbes. Pourtant, l’ensemble des contributions de l’ouvrage démontre qu’une autre esthétique est possible :
Le même mauvais esprit qui aurait pu faire chercher des contre‑exemples — on en trouve toujours — du côté des Katzenjammers Kids (Pim Pam Poum), de Popeye malgré sa force ou des Pieds nickelés côté masculin, de Bécassine ou plus près de nous de Prudence Petitpas côté féminin, a fait tiquer à l’évocation de Barbarella. (p. 29).
6Ainsi Éric Vial propose‑t‑il dès l’incipit de son article intitulé « À côté et à‑côtés de Barbarella : handicaps et mutilations chez Jean‑Claude Forest » un pas de côté qu’il convient d’accentuer pour s’éloigner de la norme corporelle dominante.
7Parmi les nombreux exemples analysés, le cas de Tardi nous paraît paradigmatique. Un article lui est consacré, à savoir « Tardi : la dénonciation de la guerre par la mise en scène des corps mutilés et handicapés » mais la référence à l’auteur émaille le livre. La raison en est que la gueule cassée est l’une des premières représentations du handicap à la suite des ravages de la Première guerre mondiale sur le corps des soldats, ce qui invite à une réflexion paradoxale sur la figure du héros de guerre. Dans son article, Estelle Colombo Vieux Forts montre surtout comment dans C’était la guerre des tranchées (1995), Putain de guerre (2008‑2009) et Le Dernier assaut (2016), la précision du dessin des armes a pour corrélat l’imprécision du dessin des corps qui subissent les effets des premières.
8Dans un ouvrage publié en 1957, Kantorowicz s’intéresse aux Deux corps du roi. Dans cet essai de théologie poétique au Moyen‑Âge, il montre que le roi possède un corps terrestre et mortel, mais qu’il incarne, de façon immortelle, le corps politique. Ce dédoublement du corps humain d’une personne nous paraît pouvoir rendre compte, de plusieurs façons, de la dualité du corps de la figure handicapée :
L’impression dominante, sans dolorisme pour autant, reste celle de la vulnérabilité. Le handicap nécessite la solidarité et l’entraide. Le corps est bien perçu comme atrophié mais pour trouver une sorte d’intégrité physique, ou plus exactement de complétude, il lui faut faire appel à des qualités morales pour aller à la rencontre de son « corps éthique » qui n’est pas seulement spirituel, car il relève bien d’un contexte social. (p. 26‑27)
9Dans leur introduction, Frédéric Chauvaud et Denis Mellier font du dolorisme — que l’on peut définir sommairement comme une compassion à la douleur d’autrui prise en mauvaise part parce qu’elle redouble sa diminution — le fondement d’un discours à éviter à propos du handicap. Sans reprendre la dichotomie largement vulgarisée par la religion entre le corps et l’âme, les deux auteurs proposent de voir comment la personne handicapée n’abandonne pas son corps au profit de son âme, mais le dédouble, d’une part en un corps handicapé amoindri, d’autre part en corps éthique idéal. Dans cette perspective, le super‑héros est la réalisation de la transition réussie du premier vers le second, ce qui correspond globalement à la morale du discours handicapé dans le présent ouvrage, de l’acceptation à la transcendance.
Enjeux de la représentation graphique du corps handicapé
10Le corps dont l’intégrité corporelle a été mise à mal pose problème au discours dominant. L’une des premières formes que prend ce discours est alors celle, négative, du signum infamiae. Un signe d’infamie marque le corps d’une personne méchante, permettant ainsi de la reconnaître et qui est handicapé le mérite. C’est ce que montre Pierre Prétou, dans un article intitulé « Bandeaux, crochets et jambes de bois : la mutilation des pirates en bande dessinée » à propos de la redoutable figure éponyme :
Bigarrés, exotiques, déguenillés et grimaçants ; parés de tricornes, sabres, bandeaux, jambes de bois, béquilles et crochets : les pirates hantent encore la bande dessinée. La mutilation des corps des marins alimente en effet cette représentation classique qui perçoit la houle comme une lame affairée à trancher des membres, ou à percer les yeux de ceux qui oseraient naviguer. Si ce motif n’est pas une création de la bande dessinée, cette dernière se fait pourtant très insistante à vouloir ainsi singulariser les matelots par l’insertion de multiples prothèses de fortune, ou d’infortune, comme autant de signes accompagnants des portraits particulièrement relevés qui surgissent des planches. (p. 139)
11Le chercheur montre en particulier la façon dont le corps tend vers l’abolition, de la mutilation à la réduction du nom du pirate à sa prothèse, à l’instar du Capitaine Crochet, Hook en langue originale.
12Mais point demeurer là ne faut. Et la première étape à franchir est celle qui consiste à tourner le dos à la croyance selon laquelle le handicap est le signe du mal et qu’il est mérité par celui qui en est affecté. Au contraire, le handicap peut arriver à de belles personnes. Et le cas exemplaire est celui de Barbara Gordon :
Apparue en 1966, Barbara Gordon est une superhéroïne depuis plus de quarante ans, et elle est aussi l’une des seules superhéroïnes de comic books à avoir été handicapée. En effet, de 1988 à 2011, Barbara Gordon a été paraplégique et s’est déplacée en chaise roulante. (p. 71)
13Dans son article consacré aux équivalents féminins du chevalier noir — c’est‑à‑dire la figure de la Batgirl — Sophie Bonadè s’intéresse à « Oracle, une superhéroïne en fauteuil roulant ». Le personnage, valide avant que de devenir handicapé, se sert ensuite de son intelligence qui, secondée par l’informatique, lui permet de résoudre cérébralement des enquêtes. Dans l’introduction de la deuxième partie, « Séries », les deux auteurs insistent sur l’importance du fauteuil roulant, objet le plus symbolique du handicap. Et dans un article intitulé « Fauteuils roulants en quête de personnages », F. Chauvaud commence par en esquisser l’histoire suivante :
Le fauteuil roulant a une histoire, mais personne ne l’a encore écrite. Selon les uns, son origine serait chinoise ; selon les autres, sur le continent européen, Philippe II en avait l’usage et, en France, sous l’Ancien Régime, quelques cabinets de curiosités auraient accueilli un dessin représentant une chaise à roulettes. De l’Antiquité jusqu’au xviie siècle, plusieurs de ces meubles mobiles, sortes d’ancêtres marginaux, peuvent être décrits, à l’instar de la « roulette » de Louis XIV. Toutefois, il est convenu de dire que le premier vrai fauteuil roulant correspond à l’invention d’un horloger allemand, Faifler, qui, vers 1650, fabriqua pour son propre usage un « vélocimane », tricycle adapté à sa situation. (p. 179)
14Le fauteuil roulant possède donc à la fois une histoire longue et riche ; et celle de ses usages ne l’est pas moins. En effet, l’article montre que le fauteuil roulant n’est pas réservé à la personne handicapée, mais qu’il est aussi utilisé par les personnes de pouvoir ainsi que les personnes de tête.
15Mais la principale rupture avec le discours négatif sur le handicap est la fable avec laquelle coïncide la majorité des scenarii des bandes dessinées. S’opposant au discours négatif sur le handicap, Jean‑Michel Forest construit, dans Barbarella, selon Éric Vial, un discours neutre :
Le handicap est bien présent, il peut sembler escamoté dans ses conséquences, mais pas en tant que tel. On ne saurait prétendre qu’il est nié : il est là, en évidence, et s’il n’empêche rien, ce n’est pas par insouciance face à ses conséquences ; peut‑être est‑ce au contraire une forme de contre‑attaque ou d’affirmation implicite d’une sorte de droit non seulement à la différence, mais aussi à l’indifférence. (p. 40)
16Dans ce discours, le handicap ne fait l’objet ni de fétichisme ni d’une évacuation quelconque. Mais comme le montre Judicaël Etsila, dans l’article « Alef‑Thau : les transfigurations de l’homme‑tronc », la plupart des récits mettent en scène la façon dont un personnage transcende son handicap :
Les péripéties d’Alef‑Thau, un enfant‑tronc, né sans bras et sans jambes qui d’aventures en aventures retrouvera l’intégrité de son corps, est assez emblématique de la centralité des héros au corps mutilé, ou au corps handicapé, dans les albums de bande dessinée. (p. 49)
17Il s’agit ici d’un récit d’apprentissage qui complète progressivement le corps, à chaque leçon de vie.
Ce que le handicap permet à la bande dessinée
18Comme le montre le cas de Barbara Gordon, c’est souvent une violence qui est à l’origine d’un handicap. Dans « La Mise en scène des corps mutilés et handicapés dans Alix et Alix senator », Laurent Hugot montre que, dans l’antiquité telle qu’il la représente, les violences exercées sur le corps sont légion. Il en esquisse alors la typologie suivante :
Bien sûr, le terme de handicap est inadéquat pour l’Antiquité. On utilise des mots comme infimis (sans force), invalidas (soldat incapable de combattre), debilis (terme général) ; on est parfois plus précis, claudus (boiteux), mancus (estropié), luscus (borgne), caecus (aveugle). (p. 117)
19Le handicap se comprend comme une impossibilité de combattre. L’adjectif qui le désigne signale alors généralement la partie du corps concernée, endommagée. Dans « Les handicaps de Marvel, sources de super‑héros ? », Aymeric Landot va plus loin et montre que le corps du super‑héros est nécessairement un corps de souffrance. Ainsi un grand nombre des héros de Marvel est‑il mutilé au point que les bandes dessinées, loin de garder le handicap comme le masque idéal d’infériorité et couverture pour le super‑héros, exagère et parodie la douleur, versant dans une esthétique gore.
20Le handicap apparaît comme le moyen de porter un regard critique sur la société. Trois articles permettent de défendre cette thèse. Le premier est celui d’Henri Garric, « Le Handicap et la construction de l’altérité dans Le Grand Autre de Ludovic Debeurme ». La bande dessinée éponyme, qui met en scène un enfant unijambiste appelé Louis, le montre fuyant la société pour se réfugier dans la nature. Dans « Souffrances, expérience médicale, abus médicaux : le corps à l’épreuve de la BD », Julien Gaillard met en bande dessinée la tuberculose, insistant sur les errances de la médecine et des médecins, sans oublier la mise au ban des malades par les bien‑portants. Enfin, dans « Engrenage, bonsaï et têtes coupées : les corps mutilés dans l’œuvre d’André Franquin », Nicolas Picard s’intéresse à Idées noires (1977) :
Dans cette œuvre, les personnages sont maltraités. Empalés, décapités, tronçonnés, irradiés, crucifiés, écrasés, Franquin n’épargne rien aux corps des protagonistes de ces courtes histoires qui, à l’inverse des autres productions, n’ont pas de héros récurrents. On y voit toujours le processus de mutilation à l’œuvre, mutilation qui clôt fréquemment la planche, à quelques exceptions près. (p. 264)
21Les victimes de ces exactions dessinées sont en accord avec la vision du monde de l’auteur, ce qui empêche l’opposition entre dessins esthétiques et dessins idéologiques. Franquin s’attaque aux militaires, aux chasseurs, aux partisans de la peine de mort ainsi qu’à certains grands industriels.
22L’un des idéaux de Flaubert est celui d’un roman sur rien. Il nous apparaît que le handicap réalise cet idéal en bande dessinée. En effet, dans « Fauteuils roulants en quête de personnages », F. Chauvaud fait de l’épisode de Tintin dans lequel un fauteuil roulant est vedette, une anti‑bande dessinée :
Dans Les Bijoux de la Castafiore, publié en 1963, Hergé ne fait pas que signer le vingt‑et‑unième album des aventures de Tintin, il propose une sorte d’anti‑récit, voire une « anti-bande dessinée », bref une comédie où il ne se passe presque rien. Malicieux, Hergé explique lui‑même qu’il entendait dérouter le lecteur en ne lui proposant pas de « véritable suspense ». (p. 181)
23L’histoire du vol de la pie se constitue en bande dessinée sur rien ou presque, les images plaçant en vedette un fauteuil roulant capricieux et spectaculaire. Quel rapport entre le handicap et la bande dessinée sur rien ? Le repos du capitaine Haddock en est le prétexte. Mais c’est peut‑être aussi et surtout le pirate au corps aboli, dans Corto Maltese, souligné par Pierre Prétou dans « Bandeaux, crochets et jambes de bois : la mutilation des pirates en bande dessinée », qui permet de comprendre le handicap comme diminution progressive du corps et corrélativement du récit en images, jusqu’à l’abolition.
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24Étudier le thème du handicap dans la bande dessinée se révèle une enquête à la fois riche et complexe dont nous avons tenté de restituer les pistes, du social à l’esthétique. Le handicap fait partie des discours sur le corps et permet de les problématiser. D’abord signum infamiae dans un imaginaire noir, il est aussi et surtout épreuve à surmonter dans la transcendance, ce qui explique la parenté avec la figure de Prométhée ou encore celle du Christ. Un dernier détail peut intéresser le lecteur, à savoir l’origine même du terme « handicap », origine anglaise qui consiste à faire disparaître sa main dans un chapeau, en contexte économique, c’est‑à‑dire en voulant gagner quelque chose, mais en risquant peut‑être de perdre autre chose :
Entré dans la langue française en 1827, « handicap » provient de l’anglais « hand in cap » (la main dans le chapeau), qui désignait un jeu d’enchères pratiqué au xviie siècle dont la mise pour un objet était placée dans un chapeau ; puis le terme s’est appliqué à des courses de chevaux pour prendre le sens d’une comparaison entre les participants. (p. 91)