Copies originales, réactivations et modèles variables : une analyse en trois temps de la répétition dans la création contemporaine
1Copies, écarts et variations dans la création contemporaine est un ouvrage collectif réalisé sous la direction de Céline Cadaureille et Anne Favier. Il met en lumière différentes démarches de reproduction artistique dans les arts contemporains selon une perspective interdisciplinaire qui allie l’étude des arts visuels, de la musicographie, du cinéma et de la littérature. L’introduction du livre, signée par les deux directrices du projet, développe la problématique qui fera l’objet des recherches : « Par‑delà les approches et les médiums, nous poursuivons une investigation à la fois critique et plastique vis‑à‑vis de la profusion des créations entretenant une relation problématique — qu’elle soit sensible ou conceptuelle — avec la vaste notion de copie. » (p. 6) Les chercheuses précisent leur conception du principe de la répétition en tant que démarche artistique à part entière, indépendamment de la question de l’originalité des œuvres d’art. Il s’agit d’une facette majoritairement traitée dans la troisième partie du livre, laquelle se concentre plus spécifiquement sur des démarches de reproduction orientées sur la variation du modèle plutôt que sur la variation du produit final. Ainsi, en partant de l’hypothèse qu’« il n’existe pas de copie parfaite » (p. 7), les exposés apportent un éclairage théorique et réflexif sur les différents écarts et variations qu’on rencontre dans la création contemporaine. Toutefois, soulignons que la nature collective de cet ouvrage rend l’approfondissement des réflexions plutôt limité, bien que le livre jette efficacement les bases d’une réflexion complexe et panoramique sur la question de la copie et de la reproduction dans la création contemporaine.
Reproductions en quête d’originalité
2La première partie du livre s’intitule « Jouer la reproduction : des œuvres au contact » et regroupe surtout des analyses de démarches artistiques précises issues des arts visuels. Ce qui caractérise plus spécifiquement cette partie, c’est qu’elle fait la démonstration de la polyvalence de la notion de « copie » et de son importante fécondité créatrice. C’est à travers l’analyse des œuvres d’Éric Manigaud (Anne Favier, p. 15‑29) et de Jorma Puranen (Marie Kaya, p. 31‑39) que s’amorce une présentation des différents processus de reprise permettant la création d’œuvres originales. Sont alors évoqués des principes tels que la copie‑originale (Cadaureille, p. 47) et la re‑production (p. 8). Au fil de son article, Marie Kaya fait référence aux idées de Theodor W. Adorno et de Walter Benjamin pour expliciter comment l’œuvre de Puranen, connu pour son travail de photographie de peintures de grande valeur, parvient à l’authenticité grâce à l’aura de la photographie, laquelle lui permet non seulement de reproduire l’œuvre, mais aussi de représenter l’expérience de l’observateur au sein même du lieu d’exposition en jouant avec les angles et la luminosité des différentes galeries.
3Dans la même perspective, les textes de Céline Cadaureille (p. 41‑54) et de Laurence Thuot (p. 55‑67), qui traitent respectivement de la reproduction des socles des sculptures de Rodin réalisée par Didier Vermien et de la gravure contemporaine, montrent comment l’acte de reproduction permet de renouveler la conception même de l’œuvre d’art en faisant valoir de nouvelles formes d’artisanat dignes d’être exposées. Puis, Rodolphe Olcèse s’intéresse à la reproduction dans une perspective archivistique en faisant référence, entre autres, à la construction de la caméra‑analytique (p. 71) des cinéastes italiens Yervant Gianikian et Angela Lucchi (p. 70‑80). Le chercheur aborde la question d’une archive qui, pour être consultée, doit être reproduite parce que la copie originale est obsolète et souligne par ailleurs comment, dans ce cas précis, il n’est pas question de restauration, mais bien de ré‑instauration (p. 70) de l’œuvre d’art.
4Cette première partie se clôt avec une proposition d’Anne‑Emmanuelle Kahn au sujet de l’aspect légal de la reproduction artistique. Cet article pointe la très mince frontière séparant le droit d’auteur de la liberté de création. Elle y défend notamment la nécessité de recourir à une certaine forme de reproduction pour rendre possibles la formation des nouveaux artistes et l’évolution des pratiques artistiques. Malgré qu’elle soit utile et cohérente avec l’ensemble de l’ouvrage, cette contribution est particulièrement dense et exigeante. Elle invite ainsi à des recherches plus poussées et ouvre un champ de recherche.
Appropriations, reprises et réemplois : mécanismes de réactivation des œuvres
5La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Rejouer, déplacer : dialogues et réemplois », s’articule autour des concepts annoncés en introduction par l’exposition de différentes techniques de réplique et de reprise. Il ne s’agit plus pour les chercheuses et les chercheurs de montrer comment l’intégration d’une matrice à un processus créatif permet de donner lieu à une œuvre originale, mais plutôt de se pencher sur des démarches qui visent à critiquer et à réactiver, directement ou indirectement, des œuvres traditionnelles. En ce sens, on retrouve dans cette section de l’ouvrage une importante quantité de concepts renvoyant à l’idée de réactivation tels que la reprise, le remake, la reconstruction, la réinterprétation, la reproduction, le réemploi, etc.
6La première intervention concerne la définition et la discrimination de trois concepts souvent confondus : la réplique, le remake et la reprise. À la lumière des idées de l’historien George Kubler, Adrien Albine (p. 97‑109) s’intéresse à l’œuvre cinématographique de Pierre Huyghe et au processus de création littéraire de Yann Sérandour. En somme, ce texte, tout en offrant à la deuxième partie du livre des bases conceptuelles solides, a pour intention de montrer de quelle manière « [l’exercice] des reprises artistiques est pour ses producteurs, une pratique associée à son histoire : un art d’insertion qui, dans un jeu d’écarts et de variations, promeut une mise en mouvement de l’histoire de sa propre discipline. » (p. 108)
7L’éclairage historique des pratiques de reprise dans les arts contemporains servira également les textes de Francesco Federici (p. 111‑123) et de Marie‑Laure DeLaporte (p. 126‑137), lesquels sont consacrés au found footage, déjà présenté dans la première partie de l’ouvrage. Les auteurs observent cette fois comment cette pratique contribue à la réactivation de fragments et de ruines d’idéaux du passé dans un contexte contemporain. Federici pose un regard théorique sur la définition de l’archive et les différentes formes qu’elle peut prendre, tandis que DeLaporte produit une analyse plus spécifique de différentes techniques de manipulation de l’archive dans des productions contemporaines, ceci en s’arrêtant sur le travail de Candice Breitz.
8Cette deuxième partie fait également place à une réflexion approfondie autour des concepts de citation et de collage. Ainsi, l’analyse d’œuvres de Jonathan Monk (2000) et d’Henrik Holsen (2008) que propose Stéphane Lemercier (p. 139‑150) révèle toute la fertilité créatrice et le potentiel d’actualisation des œuvres d’art. L’auteur souligne que celles‑ci caractérisent diverses techniques de citation telles que l’exégèse, la caricature et la parodie (p. 139). Le chercheur parvient à montrer comment la mise à l’écart de la matrice permet de rejouer les œuvres pour les inscrire dans une démarche de « régénération de l’instant créatif » (p. 150) à l’aune d’une exploration critique du monde contemporain. De même, Frédéric Martin‑Achard et Aude Lafferrière (p. 179‑192) examinent des exemples de collages littéraires tels que ceux de Michel Houellebecq et de François Bon en suggérant que le collage est une version créative de l’intertextualité, plutôt qu’une forme de plagiat. Le collage apparaît comme un acte de réactivation du texte. Le duo de chercheurs propose ainsi plusieurs éléments théoriques découlant tant du principe de réception des œuvres littéraires que des questions relatives aux droits d’auteur et à l’hommage littéraire pour comprendre cette pratique contemporaine.
9Enfin, la réforme de l’institution muséale, influencée par le contexte contemporain valorisant de plus en plus le réemploi et la reprise, est présentée par Lydie Rekow‑Fond (p. 151‑164) comme une forme d’empowerment pour les artistes des nouvelles générations (depuis 1960). La chercheuse s’intéresse particulièrement au phénomène des « musées d’artistes » (p. 153) comme une forme d’appropriation des pratiques muséales visant à contester la relation mise en avant par les établissements traditionnels entre l’objet d’art et le bien de consommation. Elle souligne en outre l’importante réévaluation du rapport entre l’artiste et l’art en exposant l’essor du phénomène d’artistes‑commissaires. Cette redéfinition du statut de l’artiste est de plus en plus présent dans les musées et permet de renouveler le lien qui unit les grands créateurs de la communauté artistique avec l’institution muséale. Dans le même objectif d’explorer les liens entre l’art, l’artiste et le lieu d’exposition, Agnès Lepicard (p. 165‑178) examine le cas de la Bulle six coques de l’architecte Jean Maneval. Cette pièce d’architecture unique a été produite en série dans les années 1960, puis distribuée et vendue dans divers lieux d’exposition. Dans son article, la chercheuse réfléchit à la manière dont les méthodes de conservation et d’exposition des propriétaires ont non seulement eu une incidence sur la pérennité de l’œuvre de Maneval, mais l’ont également altérée et transformée en des objets tout à fait distincts les uns des autres, bien qu’ils aient été, au départ, imaginés puis conçus dans un processus sériel.
Démarches & procédés orientés sur la variation du modèle
10La troisième et dernière partie, qui porte le titre « Déjouer le modèle : variabilité à l’œuvre », présente des liens ténus avec la problématique de la copie entendue comme un phénomène de reprise ou de révision d’œuvres d’art qui caractérisait les premières sections du livre. En effet, tel qu’annoncé en introduction, les articles qui y sont regroupés s’orientent davantage vers la description de démarches singulières intégrant une certaine forme de répétition et mettent l’accent non pas sur l’acte de reproduction en tant que tel, mais plutôt sur la variation du modèle. C’est le cas, entre autres, de Damien Dion (p. 212‑221), qui s’intéresse aux travaux de Bertrand Lavier et de Simon Starling. Tandis que le premier joue sur la variation et l’écart des coloris entre la peinture de différents manufacturiers, le second exploite la technologie numérique pour fournir à plusieurs artisans une image‑modèle identique mais expédiée sous différents formats afin de donner lieu à une série de reproductions dont les produits finaux ne sont jamais identiques. Ces exposés débouchent sur une conception de la variation du matériau et du modèle comme vecteur d’une forme d’originalité dans l’œuvre contemporaine. C’est dans une perspective similaire qu’est étudié le travail de Patrick Neu (Laurence Gossart, p. 255‑269), lequel consiste en une série évolutive de peintures représentant la reproduction naturelle des fleurs. Cette contribution inscrit de surcroît la démarche de répétition dans une poétique du renouvellement et souligne la subtilité du lien entre la reproduction artistique et la régénérescence des plantes, qui donnent naissance à une multitude d’espèces dont les fleurs sont toutes bien uniques.
11Enfin, la question du modèle instable et nécessitant une interprétation de l’artiste est abordée par Frédéric Mathevet (p. 223‑237), qui examine le principe de partitions suspendues, lesquelles sont des compositions musicales devant être manipulées et interprétées par les instrumentistes. Chaque musicien, au moyen d’une même partition, est libre de créer une interprétation tout à fait originale. Dans la même veine, Anne Favier (p. 240‑253) s’inscrit dans cette thématique de la production variable avec un article prenant la forme d’une entrevue avec Émilie Parendeau, instigatrice du projet « À LOUER ». Cette entreprise consistait en la création — désignée par la plasticienne comme un processus d’« activation » — d’œuvres à partir de descriptions textuelles fournies par d’autres artistes.
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12Il est indiqué de rappeler le caractère interdisciplinaire du livre, qui permet à l’équipe de chercheuses et de chercheurs de couvrir une problématique très vaste qui se manifeste de manières différentes selon les champs d’études propres à chaque spécialiste. Malgré la grande pertinence de la démarche de cet ouvrage collectif, l’articulation des liens entre les disciplines se révèle limitée dans la majorité des textes, ce qui a pour effet d’éloigner un peu du produit final annoncé en introduction comme une réflexion sur « la création contemporaine », au profit d’analyses plus spécifiques à certaines disciplines. Néanmoins, dans l’ensemble, cet ouvrage stimule une réflexion riche et nécessaire quant à l’avenir pluriel de la création contemporaine.