Mauvais lecteur & lecteur réel
1Il y a désormais plus de vingt ans, dans Le Démon de la théorie, essai intimement informé sur les développements de la poétique à l’âge structuraliste, Antoine Compagnon remarquait que le lecteur avait été longtemps le grand absent du discours sur la littérature1. Il faisait par là écho à ce que disait Roland Barthes2, qui lui‑même avait souhaité, avec S/Z (1970) et Le Plaisir du texte (1973), combler cette lacune. Il est clair que ce constat n’est plus aujourd’hui de mise. Depuis les travaux pionniers d’Umberto Eco et de Wolfgang Iser jusqu’aux plus récentes réflexions de Marielle Macé et d’Hélène Merlin‑Kajman en passant par Michel Charles et Michel Picard3, nombreux et suggestifs sont les regards portés sur ce qui pouvait autrefois passer pour un angle mort de la recherche en littérature. Et la dernière livraison de Fabula‑LHT4, à propos des sociabilités qui se créent en « débattant des fictions », s’inscrit encore dans cette féconde perspective. En souvenir de Proust ou de Gracq, c’est régulièrement la forme de l’essai qui s’impose, avec sa liberté disciplinée, pour accueillir les pensées de la lecture. Il en va encore une fois ainsi avec cet Éloge du mauvais lecteur que Maxime Decout, à qui l’on doit récemment de stimulants cheminements sur l’imitation et l’imposture en littérature5, fait paraître. Le titre du livre peut produire une sensation contrastée, où toutefois il entre certainement de la curiosité. Le parti‑pris est paradoxal, comme le veut la prestigieuse collection des éditions de Minuit qui accueille ce nouvel essai. Mais de ces paradoxes dont la littérature, l’art, et le discours sur l’art et la littérature sont pleins, ou plutôt faits. N’y a‑t‑il pas quelque chose de facilement accrocheur dans le fait de faire l’éloge du « mauvais » ? Autrement dit, M. Decout a‑t‑il su faire un éloge vrai d’un lecteur dont le « mal » n’est pas édulcoré ? En effet, quel intérêt peut‑il y avoir à conférer une citoyenneté poéticienne au mauvais lecteur, sinon celui d’introduire dans la poétique un supplément de réalité et de vérité ? Tel est le point de vue que nous adopterons pour estimer les propositions de ce livre. Non pas que l’on se prétende détenteur d’une telle vérité. La sensibilité, certainement, aura sa part, comme devant un roman ou un poème. Mais débattons d’un essai.
De la théorie à la fiction (en passant par l’histoire)
2À la lecture des premières pages, la partie ne semble pas gagnée. Malgré le talent de l’essayiste qui y est d’emblée évident, avec cette prose limpide sans jamais être plate, où se multiplient les « vous » qui lui donnent un parfum de Nouveau Roman. Mais le propos peine à trouver son assise. Pourquoi, d’après M. Decout, faire l’éloge du mauvais lecteur ? Parce que celui‑ci est l’autre du bon lecteur.
Or l’autre est aussi celui qui fournit à un modèle théorique ce qui lui manque, sa part dérobée. De sorte que le mauvais lecteur pourrait révéler des aspects absolument cruciaux dans notre conception du bon lecteur et même, plus largement, de la lecture (p. 7).
3S’il s’agit de se libérer de l’idéalisme du lecteur modèle, ce qui est louable, on peut se demander pour quelle raison il faudrait en revanche demeurer prisonnier du dualisme : pourquoi considérer, en face du bon lecteur, le mauvais lecteur, le contre‑modèle, plutôt que d’envisager, nous semble‑t‑il plus sagement, la pluralité des lectures qui ne se conforment jamais entièrement à un modèle ? Le mauvais lecteur de M. Decout risque d’apparaître comme une figure tout aussi abstraite que le bon lecteur. Abstraction dont ne nous tirent pas les premiers exemples que donnent M. Decout, en raison de leur classicisme et de leur caractère ultra‑littéraire : les lecteurs suicidaires de Werther, ou le baron Charlus de la Recherche — en somme des mordus de littérature, ou de fins lettrés. De tels lecteurs (d’un autre âge), il ne semble pas si difficile de faire l’éloge. Ce n’est donc que cela, la mauvaise lecture ? Heureusement, M. Decout apporte vite à son propos quelques nuances salutaires. Ainsi est‑il question plus loin d’un lecteur « qui s’enthousiasme ou baille à s’en décrocher la mâchoire » (p. 10, nous soulignons). Surtout, en arrivant au bout de son introduction, l’auteur en vient à considérer que la réflexion « sur ces catégories [la bonne lecture et la mauvaise lecture] ne va […] pas de soi, puisque aucune frontière, ni claire, ni infranchissable, ne les sépare » (p. 11). M. Decout cherche, et il n’est pas encore dit à ce stade qu’il le trouve, un point d’équilibre entre éloge — mordant — du mauvais lecteur et constat — plus sage mais aussi plus endoxal — du pluriel irréductible des lectures.
4Le développement suit un découpage en quatre chapitres. Il s’agit d’abord de parcourir chronologiquement l’histoire de « l’imaginaire du mauvais lecteur qui ne date pas d’hier » (p. 15) jusqu’à nos jours, en y distinguant essentiellement deux moments, avant et après le début du xxe siècle (chapitres I et II). Il s’agit ensuite d’observer, dans la littérature moderne et contemporaine, la liberté de plus en plus totale et affirmée que s’accorde le lecteur (chapitre III), puis les formes diversifiées de sa mauvaise lecture (chapitre IV). L’histoire du mauvais lecteur que propose M. Decout est fondamentalement une histoire de la lecture, qui évoque notamment celle de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier6. Cela est significatif sans être décevant, au contraire. Il demeure en effet important de rappeler que la fréquentation des livres, tant défendue et célébrée depuis que la culture lettrée apparaît menacée, a longtemps été considérée comme un vice impuni, selon la célèbre formule de Valery Larbaud. « On aperçoit, terrifié, des lectrices perdues et des bûchers, des enfants dévoyés et pervers, des jeunes gens en transe, davantage que des petits garçons sagement installés sur leur lit » (p. 18), note M. Decout. L’essayiste sait aussi mettre le doigt sur des aspects fondamentaux de cette histoire, comme le développement de la lecture silencieuse, de l’Antiquité au Moyen Âge, qui privatisant la relation aux livres, l’ouvre aussi à toutes les déviances. Jusqu’au xixe siècle, on ne reproche pas aux lecteurs d’être des mauvais lecteurs, mais d’être des lecteurs donc mauvais, de se désocialiser, de s’isoler dans un lieu clos où les fantasmes, peut‑être les pires fantasmes, priment la réalité. Mais le plus grand intérêt de ce premier chapitre tient dans les tendances fortes qu’il met en lumière dans le regard toujours ambivalent qui est porté sur la lecture. Ainsi au xviiie siècle la défiance vis‑à‑vis du vice impuni des livres a pour conséquence la valorisation des bons livres, ceux dont la lecture est bénéfique parce qu’ils contribuent à l’éducation morale. Alors qu’au xxe siècle, le partage entre bonne et mauvaise lecture en vient plutôt à recouper celui entre lecture désincarnée, dont la pensée de Blanchot et le textualisme offrent les meilleurs exemples (« Ce qui menace le plus la lecture : la réalité du lecteur », lit‑on dans L’Espace littéraire, 1955), et lecture incarnée : celle de Barthes, notamment, qui déjoue la théorie du Texte dont il est lui‑même le promoteur en pratiquant une lecture très personnelle et affectivement investie, en ressuscitant le lecteur romantique de Werther dans les Fragments d’un discours amoureux (1977).
5Bonne et mauvaise lecture ne désignent donc pas la même chose selon les époques. Sur la base de ce constat, M. Decout s’emploie, à partir du deuxième chapitre, à complexifier l’image du mauvais lecteur. Il y aurait, écrit‑il, (au moins) « deux mauvais lecteurs » (p. 39) : celui dont la lecture est trop naïve, trop immersive, trop affective, à la Emma Bovary, et celui dont la lecture est trop savante, trop cérébrale, trop interprétative, comme Des Esseintes. Le héros d’À rebours « ne connaît plus le bonheur d’une lecture confiante et immersive. Il ne peut plus forcer les portes d’un texte, oublier qu’il s’agit d’une construction littéraire » (p. 40). Ce dernier type de mauvais lecteur, mis en vedette par quelques grands textes de la fin du xixe siècle comme celui de Huysmans ou Bouvard et Pécuchet de Flaubert, a ceci d’intéressant qu’il peut être situé à l’origine du formalisme littéraire du xxe siècle, celui des écrivains (M. Decout mentionne les exemples de l’Oulipo et du Nouveau Roman) mais aussi, implicitement, celui des commentateurs. Depuis que l’âge d’or structuraliste de la théorie est passé, cette approche de la littérature comme « construction » a été critiquée en tant qu’elle priverait les textes de ce qu’ils ont de plus humain. Mais ce que montre M. Decout avec perspicacité, c’est que ces deux visages du mauvais lecteur peuvent n’être qu’un, qu’il y a, par exemple chez Louis Lambert, une passion de l’intellectualisation de la lecture (qui le conduit à la folie), ou, dans « 53 jours » de Perec, une hystérisation de l’interprétation :
Le roman est graduellement envahi par la lecture des personnages, par leurs comptes rendus pointilleux qui deviennent l’un des moteurs de l’intrigue. Ce que nous lisons n’est autre que l’analyse des mauvais lecteurs et l’affleurement des textes fantômes à partir des œuvres qu’ils désossent (p. 50).
6Ces commentaires subtils qui donnent de la chair au lecteur en le faisant échapper à une trop facile catégorisation paraissent toutefois perdre un peu de leur force au fil de l’évocation d’autres œuvres mettant en abyme le geste interprétatif, comme Le Voyage d’hiver du même Perec. Car voilà le mauvais lecteur rattrapé par la littérature qui n’est (peut‑être) que littérature, et en particulier par sa composante expérimentale. Il n’est alors guère surprenant que le troisième chapitre, intitulé « La parole au mauvais lecteur », donne encore la voix à des personnages de roman.
De la fiction à la réalité
7Ce troisième chapitre offre une typologie du mauvais lecteur qui, peut‑être précisément parce qu’il cherche tous ces exemples chez des êtres de fiction, échoue en partie à le pluraliser. Il y a d’abord la lecture fétichiste dont la « première forme » est « la dévotion pour une œuvre unique, placée sur un piédestal et au détriment des autres, voire de l’ensemble du réel » (p. 75). M. Decout prend pour exemple le narrateur de Cinéma de Tanguy Viel, qui se consacre exclusivement à sa passion pour Sleuth, le film de Mankiewicz. Il y a ensuite une seconde forme de lecture fétichiste, dont l’objet est moins l’œuvre que son auteur. Ainsi de la passion fanatique pour un poète qu’Henry James évoque dans Les Papiers de Jeffrey Aspern. M. Decout souligne le caractère « monomaniaque » de la lecture fétichiste et sa relation au désir et au manque (les papiers d’Aspern sont introuvables). Au fétichiste s’oppose explicitement le « lecteur haineux » qui « exècre un texte en particulier et qui en fournit une interprétation résolument partisane » (p. 90), comme Marc‑Antoine Mason, le commentateur fictif de très mauvaise foi (car secrètement jaloux) imaginé par Éric Chevillard dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster. Il faut donc noter qu’aucune place n’est accordée au lecteur indifférent, que le livre ennuie. Le mauvais lecteur, tel que le conçoit M. Decout, ne saurait être qu’un passionné, quelque pli que prenne cette passion. Sous cet angle, l’usage que l’essayiste fait d’un autre roman de Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, est significatif. Le roman met en scène un fan de romans américains qui ne cesse d’en lire dans l’espoir de devenir lui‑même écrivain. Or la fréquentation de ces livres laisse dans son esprit moins des « critères génériques pertinents » que des « a priori discutables » (p. 83), autrement dit des stéréotypes. S’entrouvre ainsi une perspective sur la médiocrité d’une certaine mauvaise lecture. Sauf que c’est essentiellement en tant qu’imitateur que M. Decout mobilise ce personnage. C’est d’abord le passionné qu’il voit en lui, plutôt que ce qui en fait à proprement parler un mauvais lecteur.
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8Il faut donc tirer une conclusion : le lecteur dont il est question dans ce livre n’est pas « mauvais ». Nous le qualifions plus volontiers de moderne, et d’une modernité aristocratique, ce qui peut expliquer son omniprésence, montrée par Maxime Decout, dans les œuvres de fiction depuis le xxe siècle. Le dernier chapitre, consacré aux pratiques de « mauvaise » lecture, s’ouvre sur une nouvelle citation de Maurice Blanchot — « Le livre n’est pas fait pour être respecté » (p. 105) et présente un premier intertitre — « Lire le nez en l’air » (p. 106) — explicitement inspiré de Barthes. Blanchot, Barthes, Proust, d’autres encore… De mauvais lecteurs ? Ou les meilleurs ? Une fois définitivement absorbée l’idée que nous nous trouvons face à un éloge de la grande lecture lettrée à l’époque moderne et contemporaine, il devient plus aisé d’apprécier une réflexion s’inscrivant dans une tradition. Dans ces premières lignes du chapitre, M. Decout distingue une « lecture buissonnière », caractérisée par « une attention flottante, le saut de pages, la lecture en diagonale, voire […] le démantèlement de l’ordre du texte », et une « lecture interventionniste », qui s’approprie avec beaucoup plus de décision son objet. Du côté de la lecture buissonnière, Barthes donc, parmi d’autres, comme Montaigne : « Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues » (cité p. 110). Du côté de la lecture interventionniste, Rousseau corrigeant Le Misanthrope dans la Lettre à d’Alembert ou Balzac réécrivant La Chartreuse de Parme dans son étude du roman7. En fin de compte, le mauvais lecteur de M. Decout est donc un peu trop raffiné pour sembler complètement vrai. Rien sur les lecteurs trop mauvais pour lire de bons livres. En un temps où la culture lettrée est dévalorisée et marginalisée, on aurait apprécié davantage d’urgence et d’audace dans le propos. Mais l’intérêt et la beauté de l’essai est à chercher ailleurs, dans la variété des œuvres et lecteurs convoqués, dont la présente recension n’offre qu’un aperçu, et dans la chaleur avec laquelle ceux‑ci sont racontés, plutôt qu’analysés8. Dans un entretien au sujet de cet essai, M. Decout a dévoilé l’identité première de son « mauvais lecteur » :
N’ayant fait des études de lettres que sur le tard, j’ai été pendant longtemps un lecteur fervent mais totalement amateur, qui lisait en tous sens et dévorait les œuvres sans être guidé dans ses interprétations. Il m’est arrivé plus d’une fois de ne pas comprendre grand‑chose à un texte, par défaut de vigilance ou de discernement. Mais cela ne m’a pas empêché de me passionner pour elles. J’aurais envie de dire : au contraire9.
9Cet Éloge est donc d’abord l’autoportrait déguisé d’un amoureux de la littérature, en quoi il est d’une parfaite sincérité.