La communauté inavouable des interpolateurs
1L’interpolation est un fait. Tout lecteur de littérature antique ou médiévale se souvient avoir rencontré un vers, une strophe ou un paragraphe entre crochets, avec une mention de l’éditeur signalant que le passage est probablement l’œuvre d’un assistant ou d’un copiste. Dans sa postface à l’Art d’assaisonner les textes, Laurent Calvié peut même présenter la biographie de quelques « interpolateurs réels » et avérés. Pourtant, dans l’essai qui précède cette préface, Sophie Rabau définit plutôt l’interpolation comme le fruit d’une spéculation, sinon d’un délire philologique : selon elle, philologues et éditeurs modernes auraient inventé des interpolateurs pour rendre compte de la présence dans le texte qu’ils étudient ou éditent, de passages dont ils ne comprendraient autrement pas, quant à eux, la nécessité. La première section de l’ouvrage pourrait ainsi apparaître comme une critique de l’interpolation, présentée — de manière convaincante — comme un mythe philologique. Mais il ne s’agit en rien d’une critique : Sophie Rabau essaie tout au contraire d’apprendre de ces philologues, pour mieux forger une poétique générale de l’interpolation. Il y a là un double paradoxe (les interpolateurs apparaissent comme le produit… d’interpolations ; et il faut dresser la poétique d’un geste qui n’a donc jamais eu lieu), qui pourrait d’autant plus légitimement mener le lecteur à la circonspection (à quoi tout cela rime‑t‑il ?), que le tout est mené dans un style dont le « romanesque » et la familiarité enjouée tranchent avec le sérieux attendu d’un essai de sciences humaines. Le projet de Sophie Rabau a pourtant sa consistance — dans la poursuite ou le rêve d’un « livre magique » désirable.
Esthétique
2Davantage qu’une simple critique des philologues (inventant des interpolateurs à tour de bras), l’essai de Sophie Rabau s’attache à retrouver les conditions de possibilités de leur geste, pour en extraire une règle générale. Ainsi tire‑t‑elle de plusieurs cas, analysés les uns à la suite des autres, les énoncés suivants :
« Pour faire naître un interpolateur, il suffit de lire. » (p. 31)
« Pour inventer une interpolation et donner facilement naissance à des interpolateurs, rien de tel qu’une projection anachronique. Il suffit de spéculer que les anciens avaient la même conception du texte et de l’auteur que nous. » (p. 50)
« L’interpolateur est l’auteur de ce que je ne parviens pas à lire » (p. 65)
« Pour inventer un interpolateur, il faut ne pas pouvoir lire, voir le texte échapper à l’hypothèse dominante, ou à une des hypothèses dominantes, qui guide sa lecture. puis il faut lire, soit motiver et expliquer le texte de l’interpolateur. » (p. 67)
3Une fois actés ces principes, Rabau se demande comment créer cet illisible (livre 1, chapitre III) défini par sa défaillance aux « grands idéaux de la philologie » (p. 70) que sont fluidité, économie, logique, homogénéité et qualité du texte en question : l’enquête sur ce qui pourrait apparaître comme un détail d’autant plus insignifiant que les interpolateurs, d’après elle, n’existent tout simplement pas, permet ainsi de révéler et de mettre en relief ce qui structure l’horizon d’attente de tout commentateur. Derrière la poétique de l’interpolation, il y a une esthétique de la philologie ; et sous le sceau de l’ironie, l’essayiste dispense un savoir véritable :
« Pour créer un interpolateur, il convient de créer de l’illisible par le moyen d’un modèle dominant. Toute exception à ce modèle dominant est un défaut qui justifie et la condamnation et l’attribution à l’interpolateur, qu’on ne peut plus décrire qu’en le blâmant. Sauf, bien sûr, si au moment de décrire l’intention de l’interpolateur, on transforme les défauts en qualité, en un renversement axiologique bienvenu, du moins pour les interpolateurs. Alors les (mauvaises) raisons d’attribuer deviendront de (bonnes) raisons d’écrire, à partir desquelles il sera toujours possible de broder » (p. 154).
4En creusant plus avant, Rabau met au jour ce nouveau (et savoureux) paradoxe : en tant qu’il est inventé par le philologue, l’interpolateur (forgeant quelques lignes ou quelques mots seulement pour les glisser dans les textes d’un autre) en est en réalité comme le représentant, une figure fantasmatique dans laquelle le commentateur projette sa propre activité de lecture créatrice. À propos de Bentley, auteur d’une édition de Paradise Lost dans laquelle il imagine que de nombreux vers sont le fruit d’un interpolateur (fantasmé comme le secrétaire de Milton), Rabau écrit :
« Bentley (et moi aussi, emportée par son élan) commente le texte, en livre une explication et a besoin, pour ce faire, d’y trouver des obscurités qui justifient son activité. Sa seule originalité est qu’il interpole au lieu d’ajouter une note de bas de page. Maigre récolte, malgré mes espoirs : Bentley n’est que l’un de ces interpolateurs éclaireurs que nous avons déjà rencontrés. À une nuance près, toutefois : cet interpolateur‑là est sûr de son bon droit et ne croit pas qu’il ait à se cacher. Il a le droit d’interpoler pour deux raisons : premièrement, le secrétaire (par lui imaginé, mais passons) l’a déjà fait ; deuxièmement, Bentley n’agit pas clandestinement : « Why may not I add one Verse to Milton, as well as the Editor who added so many; especially since I did not do it, as he did clandestinely (ad IV, 810). » Sans doute n’a‑t‑on jamais dit aussi clairement, dans l’histoire de la philologie, à quel point l’interpolation était autant l’idéal que le repoussoir du lecteur savant » (p. 143)
5Mais l’esthétique de la philologie laisse place à une poétique proprement dite, dans le deuxième livre de l’Art d’assaisonner les textes.
Poétique
6Il s’agit maintenant de proposer la science d’une activité dont on vient de voir qu’elle n’existait pas. Assumant cette proposition burlesque jusque dans le ton de son essai, Sophie Rabau n’en fait pas moins œuvre de poéticienne. Comme le souligne Laurent Calvié dans sa postface, « L'Art d’assaisonner les textes de S. Rabau est un ouvrage de poétique, c’est‑à‑dire de théorie de la littérature, une discipline qui s’intéresse à toutes les formes littéraires possibles. » (p. 542). Deux mots sont ici à retenir : « Possibles », d’abord. L’interpolation a beau ne pas exister, elle est tout de même possible ! Et surtout, « toutes » : ce qui compte ici, c’est l’épuisement que permet la systématicité. Ces deux points sont bien sûr solidaires : car ce sont les tableaux systématiques qui font apparaitre des possibles qu’on n’aurait pas imaginés sans eux… Dès le premier livre, à partir des défauts des textes aux idéaux de la philologie, Sophie Rabau glissait :
« C'est en effet une règle bien connue des poéticiens que l’intérêt d’un tableau systématique n’est jamais seulement de ranger ou de classer ce qu’on connaît, mais d’aider à la création de nouvelles manières, en l’occurrence, de nouvelles manières de produire de l’illisible. » (p. 90).
7Dans le deuxième livre, puisqu’il s’agit de générer des interpolateurs, un tel usage génératif prend de l’importance. Sophie Rabau reprend les six célèbres fonctions de Jakobson et, les croisant avec 4 projets possibles de l’interpolateur (dissimuler son idée dans un texte qui en porte une autre ; transmettre son idée dans un texte qui en porte une autre ; contester dans le texte l’idée qu’il porte ; collaborer à cette idée), obtient ce tableau (p. 237) qui distribue avec vingt‑quatre types d’interpolation à décrire, les vingt‑quatre chambres d'une « maison des interpolateurs » :
8En même temps que l’interpolateur, qui est un personnage lui permettant d’incarner une possibilité poétologique, Rabau s’amuse en effet des rapports de la maison au tableau. Faisant jouer l’imagination au service du concept, elle écrit :
« On ne dit pas assez souvent que tout tableau de poéticien appelle sa maison ; je crois bien que le mien a trouvé la sienne, à moins, je m’y perds un peu, que ce ne soit ma maison qui ait trouvé son tableau. Ma demeure, en tout cas, va pouvoir s’emplir. L’intérêt du tableau que je viens de réaliser n’est pas seulement qu’il permet de donner une chambre à chaque interpolateur de moi connu, mais, bien plutôt, qu’il est une formidable machine à concevoir des interpolateurs. » (p. 238)
9Plus loin, un « tableau dans le hall d’entrée » (p. 280), permettra de distinguer auto‑interprétation et hétéro‑interprétation — faisant apparaître autant de figures possibles d’interpolateurs. Encore plus loin, on croisera un « interpolateur métaleptique » (p. 285), et même un interpolateur non‑humain (p. 293).
10Rendus à ce point, ne nous sommes‑nous légitimement pas en droit de nous demander à quoi rime toute cette construction ? Quels enjeux véritables se cachent derrière la fable facétieuse de Sophie Rabau ?
Politique
11Ce qui intéresse l’autrice de L’Art d’assaisonner les textes dans l’interpolation, c’est moins le fait historique des interpolateurs (négligeable, comme le montre la première partie), que ce dont cette possibilité (intervenir sur une œuvre) est non seulement le symptôme, mais le signe augural :
« Tout texte est donc interpolé, pourvu qu’on le lise ; l’interpolation est la création d’un lecteur insatisfait, une lirécriture si on veut. » (p. 224).
12Lirécriture, cela signifie d’abord prendre en compte la dimension proprement littéraire du travail critique : commenter, écrire sur, c’est d’abord écrire. Par son style et son ton mêmes, l’Art d’assaisonner les textes cherche à défendre un usage créatif et récréatif de la théorie. La renaissance, plutôt que la scolastique. La citation de F. Schlegel, dès l’épigraphe, donnait le ton : « Ma théorie de l’Antiquité est un roman philologique ». La suite se donne en effet à lire comme une sorte de roman, lointain cousin des Voyages de Gulliver, avec ses personnages (d’interpolateurs), son intrigue (où les trouver ? comment en inventer ?) et ses running gags (elle les envoie dans la cave, avant de les dispatcher dans les vingt‑quatre chambres). Au prix de quelques longueurs (parfois) ou d’outrances (souvent), Sophie Rabau s’amuse comme dans la note de la page 397 :
1. La troisième partie de ce traité a été passée au crible des meilleurs philologues et elle est garantie « sans interpolation ». [Cette troisième partie paraît au contraire avoir été abondamment interpolée — et par plusieurs interpolateurs, dont l’auteur lui‑même (auto‑interpolation). En bon philologue, l’éditeur a fait imprimer entre crochets droits les interpolations les plus manifestes (s’il a commis des erreurs d’appréciation, la faute doit en être attribuée à la syntaxe et au style erratiques de S. Rabau, qui ne sont pas toujours très rabaliens), à commencer par celle qui finit la présente note ; mais, pour ne pas alourdir l’appareil critique de ce volume, il est dispensé d’identifier les différents auteurs de ces suppléments maladroits ou superfétatoires (de toute façon il en laissera passer), de signaler les auto‑interpolations et d’athétiser les interpolations plus incertaines, laissant ce soin au lecteur (NdÉ).] [Il faudrait tout de même arrêter d’écrire n’importe quoi, bien sûr qu’il y a des interpolations. Ce n’est peut‑être pas une raison pour en parler. Oh ! toi et ta discrétion…]
13L'autrice cherche donc à dépasser l’opposition, non seulement entre pratique et théorie de l’écriture, mais entre production et réception — entre écrire et lire. Alors que cette opposition est conceptuellement bien charpentée, Sophie Rabau trouve dans l’interpolation la structure même de la possibilité d’une réception qui soit aussi une création, d’un acte du lecteur n’engageant pas simplement telle copie mais le sens de l’œuvre en soi. Or, nous ne sommes plus au Moyen Âge : comment faire, maintenant que les dispositifs techniques et logistiques (imprimerie, distribution, diffusion) font que le lecteur n’a entre les mains qu’un des milliers d’exemplaires, et non pas l’œuvre elle‑même ? Et que dès lors il ne peut lirécrire, même s’il griffonne au crayon de papier sur les marges ? L’écart entre le producteur et le consommateur, pour le dire en termes économiques, n’est‑il pas infranchissable ? Le dernier livre de l’ouvrage se présente comme une enquête, et même comme une quête, dont l’objet serait un « livre magique » capable de réduire un tel écart à néant — que le lecteur pourrait donc modifier de par sa lecture même.
14Ce projet apparait nettement moins farfelu lorsque Sophie Rabau fonde son propos sur un parallèle avec l’interprétation musicale — les œuvres n’existant pas sans qu’on les interprète, chaque interprète, comme un interpolateur, étant à la fois dans la position de récepteur et de créateur :
Il fallait imposer au monde une nouvelle vision de la littérature où on admettait qu’une œuvre se réalise en plusieurs variantes, plusieurs objets d’immanence […] dont aucun n’est préférable à l’autre. Il fallait musicaliser le monde, ou tout au moins le cadencer, et pour ce faire adapter la réalité, ses idées et ses valeurs, à la spéculation. Spéculer le monde, en somme, comme j’avais dit vouloir le faire dès lors que j’avais conduit les interpolateurs vers la réalité. Il était encore temps. (p. 490)
15Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette nouvelle vision de la littérature ne participe pas de la dispute relative au caractère sacré ou non de la littérature : ce n’est pas parce que les sonates de Beethoven ont besoin d’un récepteur qui l’interprète (et que l’œuvre géniale n’est donc pas complète sans l’intervention d’un pianiste qui peut l’être beaucoup moins), qu’on « démocratise » la musique. L’interpolation elle‑même, en effet, sera, aussi piètre soit‑elle, dans ce nouveau régime de la littérature, au service de la grandeur des œuvres : il ne s’agit pas de nier les hiérarchies de valeur, mais de débloquer toutes les puissances d’agir. Celles que les récepteurs peuvent mettre, comme dans le cas des restaurateurs de peintures abimées, au profit de l’œuvre même. Ce faisant, l’œuvre n’en finit pas de vivre. De se métamorphoser, donc de vivre. Reste bien sûr que, jusqu’à preuve du contraire, les lecteurs n’ayant accès qu’à un exemplaire et non à l’œuvre même, le modèle de la restauration en peinture reste fantasmatique. C’est pourquoi le livre en question est magique : « Un livre sculpture ou tableau, un livre qui consiste en un seul objet concret, de sorte que modifier ce livre reviendrait à modifier l’œuvre » (p. 530).
16C’est au prix de cette utopie, que lire serait écrire et l’oxymore lirécrire un pléonasme. Ce n’est pas là un vain rêve : il en va d’un idéal politique de la littérature. Non pas seulement démocratique (au sens où chaque individu vaudrait le voisin et où l’on pourrait croire égaler le génie de Flaubert en copiant son style lors d’ateliers d’écriture) mais populaire, parce que la littérature redeviendrait une affaire, une cause collective — le sens, l’imaginaire en commun. Nous formerions, écrivains et lecteurs, la communauté transindividuelle des littérateurs, réticulairement unis par l’œuvre collective que nous interprèterions les uns après les autres et les uns pour les autres, œuvre d’autant plus puissante — d’autant plus géniale — que lui profiteraient les essais et erreurs, les tentatives de toute une communauté de récepteurs. Moins l’idéal participatif du web 2.0 que l’« auralité »1, populaire et polyphonique déjà, de l’épopée homérique — dont Sophie Rabau est aussi une spécialiste.