Un retour scolastique sur le romanesque de trois œuvres en devenir : Jean Echenoz, Jean Rolin & Patrick Deville
1L’ouvrage d’Anne Sennhauser, fruit d’une recherche doctorale retravaillée pour la publication, correspond exactement au programme annoncé dans le titre : il consiste en l’analyse textuelle de trois écritures contemporaines déjà amplement étudiées et consacrées, à travers le prisme des stratégies d’appropriation et de détournement, voire de dépassement, du romanesque qui s’y jouent. Les concepts‑clés du titre nous serviront de fil conducteur pour d’abord résumer les principaux arguments et conclusions de l’étude, et pour ensuite poser les jalons d’un questionnement critique de quelques‑uns des principes méthodologiques adoptés.
Romanesques aventureux & aventures romanesques en devenir
2La seule information qui fait défaut dans le titre concerne la délimitation du corpus dans le temps : l’étude se concentre essentiellement sur les textes qui ont vu le jour dans la première décennie du xxie siècle — Au piano, Ravel, Courir et Des Éclairs pour Jean Echenoz, Un chien mort après lui, Le Ravissement de Britney Spears, La Clôture et L’Explosion de la durite dans le cas de Jean Rolin, et Équatoria, Kampuchéa et La Tentation des armes à feu en ce qui concerne Patrick Deville — pour étudier l’avènement d’une certaine lassitude vis‑à‑vis de la fiction, qui se conforme comme l’on sait à un mouvement plus général de la production littéraire contemporaine. Là où les œuvres des trois auteurs antérieures à 2000 témoignent plutôt d’une réappropriation ludique du réel, immiscée à une conscience critique héritée de l’ère du soupçon, les textes parus à l’aube du nouveau millénaire traduisent une méfiance croissante à l’égard de la fiction, qui se manifeste par un engouement progressif pour les récits de vie (Echenoz) et les enquêtes de terrain, historiographiques (Deville) ou journalistiques (Rolin). L’étude d’A. Sennhauser s’applique à montrer comment le jeu référentiel avec le romanesque, à la fois sollicité, déplacé, et progressivement dépassé, se transforme dans le corpus traité en un outil de questionnement critique du réel.
3Aussi la notion de romanesque ne correspond‑elle pas à sa définition étroite, à savoir de figure archétypale de modélisation fictionnelle, aux caractéristiques et enjeux essentiellement thématiques et axiologiques. Au contraire, l’auteure met en lumière un « effet d’innutrition romanesque » aux échos intertextuels (roman d’aventure, roman policier ou d’espionnage), qui interroge les processus habituels de fictionnalisation et dévoile la présence d’un « romanesque du réel » dans des récits génériquement équivoques. Ainsi, la catégorie du romanesque s’avère paradoxalement être opératoire comme instrument d’investigation du réel et de la modernité, qu’il s’agisse de ses tyrannies politiques ou économiques (chez Jean Echenoz), de ses élans et échecs révolutionnaires (chez Patrick Deville), ou de ses communautés marginalisées (chez Jean Rolin). Concomitamment, elle permet aussi d’explorer les frontières de la littérature face aux autres discours en circulation, et d’évaluer la place de celle‑ci dans la société d’aujourd’hui.
4Il s’agit en d’autres termes, comme l’annonce le titre de l’ouvrage, d’un romanesque en devenir(s), autant mobilisé que mis à mal et mis au service d’une quête critique qui, à l’appui d’une écriture toujours ironique, s’inscrit aussi dans la tradition de l’antiroman. La dimension aventureuse, pour en venir au troisième élément‑clé du programme énoncé dans le titre, véhicule par conséquent à son tour une double valeur : si elle renoue d’une part avec le goût authentiquement romanesque pour l’imaginaire de l’aventure, qui se traduit au niveau narratif par les motifs et thématiques du voyage et de la quête, elle signale d’autre part aussi, au niveau supra‑diégétique, un goût pour l’incertain et le contingent, pour une exploration littéraire non dépourvue de risque, qui, à plusieurs reprises, se scelle par le doute, voire l’échec. Ce geste aventureux de l’écriture, construit sur une déstabilisation ironique continuelle qui dénonce la logique mimétique de la simple représentation naïve du réel, se traduit notamment dans l’investissement fantaisiste du réel caractéristique des récits d’Echenoz, l’obsession mémorielle récurrente dans les quêtes internationales de Deville, et la tendance à l’exagération et la fascination pour le détail insignifiant de Rolin.
5Si une telle approche de l’aventure semble se réclamer implicitement de la célèbre boutade chiastique de Jean Ricardou à propos du Nouveau roman1, c’est bel et bien la dimension strictement textuelle, soulignée dès le titre, qui est privilégiée tout au long de l’étude. Pour commencer, les trois « écritures » sont abordées dans une optique narratologique, dans une première partie qui, à l’appui d’un questionnement générique, met en relief les figures de style et le phrasé rhétorique spécifique de chacun des auteurs. Quelques pages consacrées au soubassement foncièrement ironique des textes du corpus, dont on peut éventuellement regretter qu’elles ne soient pas plus extensives, font la transition vers une deuxième partie qui se penche sur les visées heuristiques déployées dans les textes analysés. Elle s’interroge notamment, au niveau de l’agencement du texte, sur les apparitions et les fonctions du romanesque dans les investigations sur le temps et l’espace, l’histoire et la mémoire que chacun des trois auteurs mène à sa manière.
6Cette interrogation sur la forme puis sur le fond du romanesque se conclut dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage avec la mise en relief des « politiques du romanesque » développées dans les trois écritures aventureuses concernées. Une réflexion sur la posture dandyesque d’écrivain moraliste qu’il est possible de déceler dans les trois œuvres y débouche sur une analyse détaillée de l’ethos auctorial identifiable dans les textes d’Echenoz, Deville et Rolin. Celle‑ci renoue explicitement avec la question sous‑jacente tout au long de l’étude, à savoir celle de la place et de la valeur de la littérature à une époque où sa marginalisation dans la société paraît un fait avéré. Entre le risque de l’invisibilisation, d’une part, et le piège de la récupération commerciale, d’autre part, les trois écrivains ont développé des stratégies de contournement qui mettent d’emblée en évidence la part de destitution et de ridicule inhérente à toute figure contemporaine d’auteur. Devançant ainsi tout effet de récupération par la société, qui anéantirait par définition la force critique et transgressive de l’œuvre littéraire, ils réussissent à maintenir une force subversive suffisante pour faire de la littérature le lieu d’une résistance morale et esthétique, à une époque où cela ne va plus du tout de soi.
7Chez Echenoz, cette figure d’auteur à la fois renforcée et diminuée revêt l’habit du grand écrivain démiurgique tourné en dérision, effacé autant que dédoublé dans de multiples personnages de créateurs. Dans le cas de Deville, elle prend la forme d’un héroïsme visionnaire très conscient de son propre ridicule, où l’écriture garde néanmoins son statut sacré. En adoptant des postures d’amateur ignorant, voire de bouffon mélancolique, Jean Rolin porte sans doute la plus grande atteinte à la traditionnelle grandeur de la figure d’auteur ; en se dépeignant sous les traits d’un clown inepte, il prend résolument acte de la déchéance symbolique de l’écrivain. Mais pour aiguë que soit la conscience des auteurs des limites et de l’impuissance de la littérature à l’époque actuelle, elle n’empêche pas une réaffirmation paradoxale et ambivalente des pouvoirs de celle‑ci, comme espace de transgression subversive et de prises de position critiques.
8Au terme de cette rapide esquisse des principaux fils conducteurs de l’ouvrage d’A. Sennhauser, rigoureusement conçu et tout à fait conforme aux codes de la monographie universitaire, nous voudrions revenir sur ces notions constitutives de l’étude que sont le « romanesque », le « devenir » et l’« aventureux », afin de les projeter sur l’étude elle‑même et de dégager ainsi quelques pistes de questionnement critique qui permettent de l’ancrer pleinement dans le champ actuel des études littéraires du contemporain.
Du romanesque au scolastique
9Selon la dernière partie de l’étude, des auteurs comme Jean Echenoz, Jean Rolin et Patrick Deville, représentants de ce que Dominique Viart a étiqueté de « littérature déconcertante2 » dans sa cartographie du paysage littéraire contemporain, risquent de se voir pris entre le marteau de la marginalisation de la littérature dans la société actuelle, et l’enclume d’une « récupération » médiatique et/ou commerciale qui menace d’accaparer et par conséquent de désamorcer tout propos critique. Or l’on peut regretter qu’aucune mention ne soit faite du rôle que joue la critique littéraire universitaire, en tant que source prolifique de discours et d’activités de légitimation pour les trois auteurs concernés, dans cette impasse constitutive, que contournent les stratégies auctoriales mises en évidence. L’absence de réflexion sur la consécration académique est d’autant plus frappante que les auteurs relèvent de toute façon du pôle « restreint » de la production littéraire3, dont les enjeux médiatico‑commerciaux, qu’A. Sennhauser ne précise par ailleurs pas, restent limités. Il faudra donc s’arrêter dans un premier temps sur le fait que l’auteure de l’étude a circonscrit l’analyse à un domaine purement textuel. Elle fait ainsi entièrement abstraction du champ littéraire environnant, dans lequel elle‑même est incluse, ainsi que les nombreux autres universitaires, contributeurs au processus de consécration des auteurs étudiés, qu’elle cite abondamment. En termes bourdieusiens, on pourrait lui reprocher, autrement dit, un certain manque de réflexivité.
10Dans son essai Le romanesque des lettres paru en 2018, vraisemblablement trop tard pour être intégré dans la bibliographie de Devenirs du romanesque, Michel Murat à la fois couronne et renverse le réinvestissement critique de la notion de romanesque, qui a connu un véritable apogée dans les deux premières décennies du xxie siècle4. Il est clair que l’étude d’A. Sennhauser résulte à son tour de ce même engouement critique pour le romanesque, aujourd’hui, selon toute évidence, supplanté, pour ce qui est des récits au statut générique et fictionnel ambigu, par les tropes critiques de la littérature de terrain et de l’enquête5. Ce changement de paradigme est par ailleurs très pertinemment annoncé dans les dernières pages de Devenirs du romanesque.
11Dans la perspective originale et stimulante du romanesque des lettres, « la littérature est un sujet de roman » : s’adressant explicitement à « ceux qui font un usage institutionnel de la littérature », M. Murat propose d’envisager tous les aspects de la littérature sous l’angle du romanesque, c’est‑à‑dire « des interférences et des modélisations réciproques de la littérature et de la vie6 ». Encore que le romanesque des lettres dont il étudie les ressorts dans une série de cas d’études des xixe et xxe siècles se manifeste essentiellement à l’intérieur de la fiction, il considère que tout discours de transmission de la littérature peut se lire comme un agencement de ressorts romanesques. L’épilogue de l’essai en prend acte en faisant référence à la réception académique de la part la plus « pure » et exigeante de la production contemporaine : l’auteur y observe comment une poignée d’écrivains maintient, « avec la collaboration intéressée de l’université », la fable de la disparition de la littérature, romanesquement exprimée dans la métaphore du « cabinet des lettrés7 ». Ainsi, il dénonce le non‑dit de la circularité des processus de légitimation, entre des productions littéraires et critiques pareillement « pures ».
12Pour différents que soient les auteurs du corpus d’A. Sennhauser des représentants de ce « cabinet des lettrés » bien moins investis dans le concret des enquêtes de terrain qui caractérisent les écritures aventureuses, l’on comprend l’intérêt qu’aurait pu avoir l’inclusion d’une démarche similaire dans l’étude. L’un de ses mérites était justement, nous l’avons souligné, de se pencher, par le biais d’une définition large du romanesque, sur la question de la place de la littérature à un moment où sa nature et sa place dans la société se voient indéniablement sujettes à des changements profonds.
13La question de la « marginalisation » du discours littéraire est intimement liée à celle de la marginalité des études littéraires au sein de la société. Dans les deux cas, la marge s’avère aussi être un espace de distinction valorisante, comme montre l’exemple emblématique du « cabinet des lettrés », et c’est précisément la production « déconcertante », marginale en nombre de lecteurs et de diffusion, et dont relèvent les textes du corpus, qui se trouve disproportionnellement placée au centre du discours académique. Évidemment, l’exigence de la réflexivité bourdieusienne ne peut pas aller jusqu’à inclure une réflexion approfondie sur cette dimension plus sociologique des études littéraires, qui nécessiterait une approche méthodologique bien différente.
14Néanmoins, à la lumière de telles considérations et compte tenu de l’attention portée à la question de la place actuelle de la littérature, entre marginalisation et récupération, l’absence de toute réflexion sur la part de romanesque — dans le sillage du romanesque des lettres de M. Murat — dans les scénographies auctoriales étudiées au sein de la troisième partie de l’ouvrage paraît une lacune quelque peu regrettable. Certes, le fondement romanesque des postures auctoriales adoptées à l’intérieur des textes littéraires est recensé et analysé de manière détaillée, mais la dimension romanesque de l’ethos auctorial discursif dans ses nombreuses apparences extratextuelles — conférences, lectures, entretiens, tables rondes — a été très délibérément mise à l’écart8. Or, l’omission de cette composante contextuelle est pour le moins étonnante si l’on considère la prolifération d’extraits d’entretien sur laquelle s’échafaude une partie très considérable de l’analyse textuelle, notamment, et paradoxalement, nous semble‑t‑il, au sein de cette troisième partie consacrée à l’éthos auctorial.
15Car si la « récupération médiatique » à laquelle A. Sennhauser renvoie avec insistance, sans pour autant en donner des preuves bien concrètes, semble être relativement réduite pour les auteurs en question, la présence massive des propos d’entretien qui ne sont passés au tamis d’aucune analyse discursive ou « posturale » constitue à son tour une forme de récupération, difficile à réfuter pour un écrivain en quête de légitimité symbolique. Aussi le « paramètre médiatique » qui, d’après les intuitions de Vincent Kaufmann, existe, « plus ou moins conscie[mme]nt, dans la fabrication d’auteur9 » de nos jours, et que nous proposons ici d’interpréter dans un sens large, est‑il entièrement omis, tandis qu’il mériterait d’être pris en compte dans la dernière partie de l’étude.
16Au fond, l’absence de toute considération contextuelle s’impose comme une facette presque romanesque de l’approche critique développée dans Devenirs du romanesque. Quitte à étendre le concept dans un sens plus métaphorique que factuel, n’est‑il pas possible de soutenir que l’illusion, maintenue tout au long de l’étude, de trois écritures contemporaines partielles10, surgies de nulle part, contenues dans des bulles textuelles autonomes détachées de tout contexte, étayées sur la consécration explicative accumulée de la critique universitaire, contient en elle‑même sa part de romanesque, ou du moins de fiction ? Plus encore qu’au « romanesque des lettres », il convient sans doute de faire appel au concept bourdieusien de « scolastique ».
17La circularité de l’argumentation scolastique, cette illusion d’un univers de création autonome et autosuffisant, atteint en effet son comble quand les « propos recueillis » de l’un ou l’autre entretien cimentent à leur tour la légitimité du rapprochement établi par la critique universitaire, comme par exemple quand Jean Echenoz « dit dans un entretien se sentir proche de la manière dont Jean Rolin “travaille sur les lieux” » (p. 195). Légitimation parfaitement circulaire, qui corrobore les prémisses de l’étude, tandis que celle‑ci valide, inversement, cette prétendue proximité dans le « travail sur les lieux » qui est d’après nous en réalité plus immédiatement discernable entre Deville et Rolin. Bien des nuances se perdent ainsi dans le parti pris scolastique de la comparaison et de la recherche d’analogies entre trois écritures foncièrement différentes. D’autres tentatives de justification indirecte de la réunion de ces trois auteurs, à l’appui de détails textuels, s’avèrent être similairement scolastiques, car essentiellement spéculatives : l’allusion au « Mac Guffin » d’Alfred Hitchcock, par exemple, qui est indubitable dans le cas d’Echenoz et Deville, mais reste plus hypothétique dans le cas de Rolin (p. 126) ; ou l’interprétation parenthétique de l’apparition du maréchal Ney dans un texte de Deville comme « un des nombreux clins d’œil à l’œuvre de Jean Rolin ? » (p. 231), une remarque dont la ponctuation finale estompe quelque peu la pertinence.11
18Toute somme faite, la reprise telle quelle des réponses d’entretien, sans mise en contexte, sans modalisation, sans analyse de l’ethos auctorial, constitue une continuation anachronique et plutôt ironique du sacre de l’écrivain à l’ère de la « spectacularisation » pointée du doigt par Vincent Kaufmann. Sacralisation ambivalente, médiatisée dans le sens le plus littéral du terme, à laquelle s’opposent justement les postures auctoriales délibérément dérisoires cultivées dans les textes, comme notamment le déguisement en amateur sans autorité12 que privilégie Jean Rolin, de manière croissante au fil des œuvres. Il n’est pas étonnant qu’il affectionne le costume de clown pour raconter une courte scène qui se déroule dans un environnement académique, et à laquelle A. Sennhauser ne fait pas référence. Invité par un ami professeur à une université américaine pour donner une conférence, qualifiée de « passablement bavarde et décousue », puis d’ « exhibition » qui aurait « consterné » le public d’étudiants et de professeurs, l’instance narrative « ne doute pas de leur être apparu comme une sorte de contorsionniste ou d’artiste de music‑hall13 ». Derrière le dénigrement flagrant de son acte de présence, présenté comme indigne du cadre scolastique, s’ébauche sans doute aussi une dénonciation subtile de ce type d’exercice, désormais rite de passage obligatoire pour l’écrivain en quête de consécration universitaire.
Une œuvre en devenir : ressassement du romanesque chez Jean Rolin
19Il faut peut‑être aussi souligner, pour rester sur le cas de Jean Rolin en particulier, à quel point cette prédilection pour le masque et les méthodes de l’amateur, dont la majorité des sources — sites web, Google Maps, archives de journaux en ligne — depuis au moins Le Ravissement de Britney Spears sont à la portée de tout un chacun muni d’une connexion internet, contraste ironiquement avec l’approche éminemment scolastique de l’étude ; et ce n’est pas le seul contraste décelable entre l’étude et l’œuvre étudiée. Pour louables que soient, bien entendu, la rigueur scientifique, la richesse bibliographique, la cohérence dans l’exposition des idées et la clarté de la rédaction, il est intéressant d’observer que V. Kaufmann a associé la « spectacularisation » bon gré mal gré de l’auteur contemporain au retour en force d’un certain « académisme » « néoscolastique », voire « néo‑philologique », qui avance à coup de paraphrases et de notes en bas de pages aussi érudites que, quelquefois, gratuites14. Dans Devenirs du romanesque, ce caractère scolastique transparait dans la structure dissertative en trois parties et autant de sous‑parties, toutes d’une longueur admirablement égale ; dans la prouesse paraphrastique de nombreux passages d’analyse textuelle ; dans l’apparente gratuité de certains renvois érudits15 ; dans la très rapide justification du corpus, d’emblée posé comme une trinité littéraire dont la cohésion va de soi, tandis qu’elle se fonde, à côté d’autres critères plus esthétiques, sur un rapprochement générationnel. Ironiquement, il s’agit du seul argument de nature plus ou moins sociologique qui soit avancé (p. 14) dans cet ouvrage qui, d’après nous, manque quelque peu de repères contextuels.
20Encore une fois, il n’est pas question de critiquer le sérieux de la recherche, ni la connaissance manifestement détaillée de corpus étendus de littérature primaire et secondaire. Il ne faut sans doute pas perdre de vue que ces traits néoscolastiques correspondent parfaitement aux exigences méthodologiques de l’épreuve scolastique par excellence qu’est la recherche doctorale. En revanche, il nous semble possible de regarder d’un œil critique la délimitation du corpus primaire, qui n’inclut guère les textes postérieurs à 2011.
21L’on se rappelle la distinction de Bourdieu entre « l’œuvre telle qu’elle se donne, c’est‑à‑dire comme opus operatum totalisé et canonisé sous forme d’ « œuvre complète » arrachée au temps de son élaboration et susceptible d’être parcourue en tous sens », et « l’œuvre se faisant et surtout le modus operandi dont elle est le produit16 ». Devenirs du romanesque constitue un exemple emblématique de la prédilection de l’université pour la première voie de lecture, au détriment de la mise en évidence des mécanismes du modus operandi, que le simple intérêt de la critique universitaire pour l’œuvre comme pour l’auteur n’est peut‑être pas sans influencer. Nous nous voyons en effet confrontée à la légère anomalie de l’étude de trois œuvres bien littéralement « se faisant », beaucoup d’encre ayant coulé entre la clôture du corpus étudié en 2011 et la publication de l’ouvrage en 201917, pour ce qui est de la littérature primaire comme secondaire. Le « devenir » du titre n’est donc pas seulement celui du romanesque au niveau de l’écriture, mais aussi celui de l’œuvre encore en cours de publication : on comprend l’intérêt de cette coupe transversale de trois œuvres en l’espace d’une décennie, dans le cadre d’une recherche doctorale, mais on ne peut pas s’empêcher de regretter que la publication sous forme de monographie n’ait pas donné lieu à l’inclusion au corpus de textes ultérieurs. Certes, quelques‑uns sont mentionnés, et les contraintes de la publication impliquent évidemment que les derniers textes parus (2017‑2019) sont entièrement passées sous silence. Mais à une époque où les flux d’informations sont devenus instantanés, selon un processus présentiste que les auteurs n’omettent d’ailleurs pas de thématiser dans leurs récits, il est difficile de ne pas déplorer l’obsolescence paradoxalement programmée d’un tel ouvrage, ainsi que de sa bibliographie, établie avec grand soin mais malheureusement destinée à être un instrument de travail d’avance condamné à l’inactualité.
22De petits renvois à quelques textes apparus après 2011 ne sauraient dissiper l’illusion que « la logique que dégage la lecture rétrospective, totalisante et détemporalisante, du lector avait été au principe de l’action créatrice de l’auctor », pour reprendre les paroles de Bourdieu. À moins que ce ne soit l’inverse : en lisant côte à côte l’étude d’A. Sennhauser et les derniers textes de J. Rolin et, dans une moindre mesure, P. Deville, il est difficile d’échapper à l’impression que l’auctor renchérit non sans ironie sur les jalons analytico‑interprétatifs esquissés par le lector, quitte à susciter un effet de ressassement qui s’oppose aux différents sens du « devenir aventureux » étudié par A. Sennhauser. Les derniers textes de J. Rolin en particulier18 sont si conformes aux mécanismes et engrenages du romanesque mis en relief que la question s’impose de savoir dans quelle mesure on peut encore parler de « devenirs du romanesque », ou d’« écritures aventureuses » dans le sens d’innovation, de recherche, de doute qu’y attache l’auteure. N’est‑il à la rigueur pas possible de supposer une conformité consciemment entretenue, et par moments ironique, voire parodique, aux aspects de l’écriture mis en évidence et légitimés dans le discours consacrant que nous tenons entre les mains ?
23À force d’être recherché, manié, pointé du doigt, le romanesque se serait alors effiloché jusqu’à n’être devenu qu’une formule creuse pour représenter ironiquement les banalités les plus insipides du paysage périurbain contemporain, comme dans cet extrait du Pont de Bezons de J. Rolin, le dernier texte paru à date :
Quant à la rue Lafayette, elle longe interminablement le mur du cimetière de Corbeil, mais même sans cela elle ne serait pas gaie, elle passe sous un pont de chemin de fer, elle coupe la rue de Seine, l’une et l’autre, surtout de concert, réunissant déjà un grand nombre d’éléments romanesques ou cinématographiques, et ce n’est encore rien à côté de la rue du Gaz19.
24Toujours dans le même récit, de telles descriptions ultra‑détaillées d’un réel on ne peut plus trivial se substituent systématiquement au dévoilement infiniment reporté des réelles « péripéties20 » d’une histoire familiale à première vue bien romanesque dont le lecteur n’apprendra jamais les tenants et aboutissants. Quant à l’œuvre de P. Deville, le topos romanesque y paraît à première vue tellement éculé qu’il a été délaissé dans Taba Taba (2017) au profit d’un retour au modèle du récit de filiation.
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25L’étude d’Anne Sennhauser, pour indéniablement riche et stimulante qu’elle soit, arrive autrement dit avec un léger retard, qui de surcroît contraste ironiquement avec l’à pic caractéristique des temporalités inspirées du romanesque : nous pensons au sens du moment opportun qui fait que J. Echenoz publie un récit de guerre qui coïncide presque avec le centenaire de la Grande Guerre21, que J. Rolin se lance aux trousses du « traquet kurde » au moment où les unités de combats kurdes dans le nord de la Syrie font la une des journaux22, que P. Deville aiguise sa conscience de l’urgence climatique à un moment où il ne serait plus possible d’écrire sur l’Amazonie sans faire référence au changement climatique…23
26Sans doute le romanesque en tant que concept critique était‑il opportun et actuel au moment où l’étude a été entamée ; si les notions d’enquête et de littérature de terrain semblent avoir désormais pris le relais dans l’espace critique, il n’empêche que Devenirs du romanesque demeurera un ouvrage de référence pour l’analyse textuelle de trois écrivains en voie de devenir de véritables classiques du contemporain.