Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Simon Gissinger

La nuit du pardon

The night of forgiveness
Jacques Derrida, Le parjure et le pardon. Volume II : Séminaire (1998-1999), Paris : Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 2020, 348 p., EAN 9782021466270.

«[…] si le pardon arrive, s’il arrive, il devrait excéder l’ordre de la présence, l’ordre de l’être, l’ordre de la conscience, et arriver dans la nuit. La nuit est son élément »1.

1Dans la première partie du film Le Verdict de Sidney Lumet, sorti en 1982, Frank Galvin (Paul Newman) enchaîne les gueules de bois et les parties de flipper. La carrière de cet avocat n’a jamais connu le succès auquel elle était promise, et Galvin n’est plus que l’ombre de lui-même. Pourtant, son allure trahit une profonde noblesse qui rend plus lamentable encore l’abjection dans laquelle il est tombé. Mais alors que, pour joindre les deux bouts, il en est réduit aux pires expédients, et que son unique ami désespère de lui, Galvin prend une décision qui va faire basculer sa vie. Dans une affaire de négligence médicale ayant plongé une jeune femme en un coma permanent, il refuse contre toute attente et, semble-t-il contre toute logique, l’argent proposé en compensation à la famille de la victime. Au lieu d’un règlement à l’amiable, Galvin décide de poursuivre l’action intentée en justice contre le puissant hôpital diocésain. En prenant une telle décision, il ne s’oppose pas seulement au cynisme d’un évêque qui, en lui tendant l’argent, lui demande, tel Ponce Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » En choisissant de se battre pour que les faits — une jeune femme réduite à l’état végétatif et comme assassinée par ses médecins — apparaissent aux yeux de tous, Galvin contredit aussi la volonté de son propre client, la famille de la victime. Grâce à la somme offerte par l’hôpital, celle-ci espérait en effet confier la jeune femme à un institut spécialisé et jouir enfin de l’ordinaire dont quatre ans de procédures judiciaires et de soins l’avaient privée. En prenant le risque de porter cette affaire devant le tribunal d’un jury populaire, Galvin choisit en outre, lui qui est alcoolique et qui n’a pas remporté un seul procès en trois ans, de s’opposer au puissant Ed Concannon (James Mason), chargé avec son cabinet aux moyens apparemment illimités de la défense du diocèse. Enfin, Galvin s’oppose par là aux insistantes préconisations du juge Hoyle (Milo O’Shea), qui souhaite au moins autant s’épargner le travail d’un procès que favoriser ses relations avec le cabinet Concannon. La décision que prend Galvin, en un mot, contredit directement son intérêt le plus immédiat. Elle n’est motivée que par l’appel de la victime : un appel silencieux et néanmoins inconditionnel à la justice, dont l’avocat a subitement la révélation alors qu’il la photographie dans sa chambre d’hôpital et que, peu à peu, les clichés du polaroid révèlent l’inqualifiable vérité.

2Au moment même où cette révélation lui fait prendre une décision si manifestement opposée à son propre intérêt et où il paraît donc agir en dépit de toute lucidité, pourtant, Galvin est aussi pourvu d’une autre sorte de lucidité. C’est qu’il a intérêt à la justice ou à la vérité désintéressées. Certes, dans ce procès, il n’a que très peu de chances de remporter la victoire. Mais dans de telles conditions, en quelque sorte comme dans un coup de bluff très risqué, au poker, une victoire aurait tant d’éclat que, bien au-delà des quelques dizaines de milliers de dollars offerts par le diocèse, sa réputation d’avocat serait immédiatement propulsée au sommet. Surtout, et c’est là l’enjeu qui transparaît d’un bout à l’autre du film quoiqu’il n’y soit jamais exprimé, remporter la victoire dans un tel procès permettrait à Glavin de se prouver sa valeur et de se défaire enfin d’une faute aussi irrémissible qu’inconnue, dans laquelle il se complaisait jusqu’alors. Autrement dit, à l’instant même où il semble mû par le désintéressement le plus pur, Galvin obéit aussi à une finalité qui, pour être supérieure à celle de son intérêt immédiat, n’en est pas moins intéressée et calculée.

L’aporie du pardon

3C’est d’une pareille intégration de la justice au sens absolu ou de l’inconditionnel et du désintéressement au sein du calcul intéressé que traite Jacques Derrida dans le séminaire qu’il donne à l’École des hautes études en sciences sociales entre 1997 et 1999, dont le second volume a récemment été publié sous le titre Le parjure et le pardon. Poursuivant les réflexions qu’il avait entamées l’année précédente à ce sujet2, il s’agit pour Derrida de s’enfoncer dans cette irréductible aporie que présente selon lui le pardon. Entre le pardon et ce qu’il pardonne doit régner une rigoureuse asymétrie : absolument gratuit, le pardon n’est pas l’excuse et ne saurait dès lors entrer dans aucun calcul de proportion, de réciprocité ou d’échange. Si ma faute peut être expliquée ou justifiée, j’en suis au fond déjà pardonné ou, plus précisément, je n’ai pas même à demander pardon. Autrement dit, il n’y aurait de pardon qu’à partir du moment où je ne puis être absous de ma faute : en toute rigueur, « on ne demande jamais pardon que pour l’impardonnable », affirme Derrida3. Pour autant, l’auteur n’en conclut pas que le pardon serait simplement impossible, qu’il n’y aurait pas de pardon ou encore que tout pardon serait un mensonge ou une pure fiction. Car si le « pardon inconditionnel » est bien « l’impossible », écrit-il, il est plus précisément « ce qui n’est possible que comme impossible »4 ; mieux, le pardon est « l’impossible […], mais l’impossible possible »5. C’est-à-dire qu’il partage sa structure avec le don, l’hospitalité, la justice ou encore l’université, autres phénomènes étudiés par Derrida mais auxquels le nom de « phénomène » ne convient dès lors que de façon tout à fait problématique6. Ces notions confrontent en effet qui cherche à les penser à une « expérience de l’impossible inconditionnel » dont elles sont les « figures »7. Autrement dit, ces « phénomènes » ne peuvent apparaître qu’en disparaissant : comme Derrida l’écrivait du don, les « conditions de possibilité […] désignent simultanément les conditions de l’impossibilité » du pardon8. De même, il est problématique d’affirmer, comme nous le faisions plus haut, que le pardon « présente » une aporie car cette aporie, d’après Derrida, implique précisément la mise en question de la possibilité de la présentation, de la présence et de la phénoménalité en tant que telles9 : pour qu’il y ait pardon, il faut que le pardon ne soit pas présent, ne soit pas conscient et ne fasse partie d’aucune expérience au sens phénoménologique du terme. Dès que le pardon apparaît à une conscience, en effet, il s’inscrit dans la conditionnalité et se soumet à une finalité qui en corrompt la pureté10. Dès lors, le pardon est « réapproprié », c’est-à-dire réintégré à une logique intéressée de l’affirmation de soi et de sa propriété – il est inséré dans un schéma de la transaction ou de l’échange réciproques, autrement dit de la temporalité circulaire et métaphysique à laquelle le don et le pardon échappent radicalement11. C’est du moins ce qu’explique Derrida : peut-on imaginer un aveu, un repentir, un pardon inconscients ?

Du point de vue du sens commun et de la tradition, la réponse est non, évidemment. Du point de vue de la logique que nous essayons ici, ce serait presque exactement le contraire : dès qu’ils passent à la conscience et surtout au langage conscient de soi, l’aveu, le repentir et le pardon s’engagent dans des processus d’identification et des finalités de réappropriation, dans des calculs qui les corrompent. […] Ils ne devraient donc jamais apparaître comme tels. S’ils apparaissent comme tels, ils disparaissent comme tels. […] L’aveu et le pardon devraient toujours rester hors du champ phénoménologique de la conscience12.

4Derrida ne fait ici que pousser à bout l’exigence d’inconditionnalité inscrite au cœur du pardon. Si je pardonne à condition que l’autre demande pardon, par exemple, mon pardon entre dans une logique de réciprocité : il n’est plus un pardon pur. Mais Derrida ajoute que l’inconditionnalité du pardon signifie aussi bien que, dès lors qu’il apparaît, je ne peux me prémunir des calculs dans lesquels, consciemment ou non, je le ferais entrer. Tout pardon effectif, en ce sens, serait en tant que tel suspect : dire « Je te pardonne » revient en quelque sorte à se payer, par la souveraineté qui se trouve affirmée dans cet acte de langage, de la dette qu’autrui a contractée à notre égard. Autrement dit, le pardon « cess[e] avec le langage et la conscience alors qu’on [le] dit commencer avec eux »13. La radicalité selon laquelle Derrida s’efforce d’être fidèle à cette exigence inconditionnelle le conduit ainsi à affirmer que l’« aveu et le pardon ne devraient jamais apparaître comme tels » ce qui, suivant une « logique » contraire à celle du « sens commun » et de la tradition « la plus puissante », revient à faire du pardon une « folie »14. Ce que ces analyses mettent au fond en question, c’est l’idée « que le pardon doit encore avoir du sens et que ce sens doit se déterminer sur fond de salut, de réconciliation […] »15 – et Derrida poursuit à cet égard en 1998-1999 le travail entamé en 1997-1998. Dès lors, déclare-t-il, « toute pensée du pardon ne peut s’avancer que dans ce qui excède la doxa, l’opinion, le croyable, même le possible et le vraisemblable […] »16. C’est sans doute ce qui poussera l’auteur, dans un autre texte, à mettre en cause jusqu’au nom même de « pardon », tant la pensée qu’il requiert paraît s’opposer non seulement au sens commun, mais à tout sens possible17. À contre-courant d’une importante tradition, Derrida souligne à cet égard que la responsabilité – enjeu constant de ses séminaires – ne saurait se mesurer à l’aune de la conscience ou de la connaissance que nous avons de nos actes, mais bien à celle d’un abîme ou d’un « saut infini » entre ce « savoir » et la « décision » qui, quant à elle, doit être prise « dans la nuit du savoir » c’est-à-dire dans un « non-savoir » que l’auteur prend soin de distinguer de la simple ignorance18.

5Plus précisément, la difficulté qui obsède les réflexions de Derrida sur le pardon est celle de l’irréductible « enchevêtrement » des deux logiques antinomiques qui le caractérisent : d’une part, son exigence d’inconditionnalité absolue, et, d’autre part, sa manifestation et sa réappropriation au sein de calculs conditionnels et intéressés. Cette structure est celle-là même que Derrida attribue au parjure19 :

Le parjure n’est pas un accident ; ce n’est pas un événement survenant ou ne survenant pas à une promesse ou à un serment préalable. Le parjure est d’avance inscrit, comme son destin, sa fatalité inexpiable, dans la structure de la promesse et du serment, dans la parole d’honneur, dans la justice, dans le désir de justice. Comme si le serment était déjà un parjure […]20.

6C’est-à-dire que, si la pensée du pardon renvoie à une exigence inconditionnelle, cette dimension absolue risque toujours de se voir réintégrée au sein de finalités et de calculs intéressés : « [I]l y a toujours un calcul stratégique et politique dans le geste généreux de qui offre la réconciliation […] »21. Au fil des séances de la première comme de la deuxième année du séminaire, la démarche de l’auteur est donc double. D’une part, il s’agit de dégager une pensée du pardon dans sa pureté. Derrida précise que c’est là un souci constant des analyses de son séminaire au cours de la première séance de la deuxième année, alors qu’il interprète le passage de « L’esprit » à « La religion » dans la Phénoménologie de l’esprit. Selon Hegel, d’après l’auteur,

[j]e ne peux pas pardonner sans postuler la réciprocité, que l’autre avoue, se repente, demande le pardon ou me pardonne à son tour dans un processus d’identification spéculaire. C’est ce schème de la réciprocité conditionnante que nous avions si lourdement interrogé et contesté l’an dernier22.

7De ce point de vue, l’enjeu est de mettre en évidence l’« hétérogénéité » radicale qui caractérise le pardon, vis-à-vis d’une « logique thérapeutique »23 qui tend quant à elle à ne faire du pardon qu’un moyen ordonné à des fins de réconciliation. D’autre part, par la lecture de textes de la tradition – allant de l’Ancien Testament à des articles de presse contemporains en passant par Shakespeare, Platon, Baudelaire, Kafka, Hegel, Rousseau, Henri Thomas et bien d’autres –, il s’agit de montrer que la logique « anéconomique » du pardon pur est paradoxalement elle-même reprise dans une « économie » intéressée. Tout se passe donc comme si la parole donnée gratuitement, la présence vivante et immédiate, appelaient « toujours déjà » une économie scripturale du crédit, la médiation, la mort et les comptes d’apothicaire24. De ce point de vue, il s’agit pour Derrida de faire valoir que, pour hétérogènes qu’elles soient, ces deux dimensions du pardon n’en sont pas moins « indissociables ». En termes classiques, on dirait que l’essence du pardon est d’apparaître :

[La] distinction entre l’inconditionnalité et la conditionnalité est assez retorse pour ne pas se laisser déterminer comme une simple opposition. L’inconditionnel et le conditionnel sont, certes, absolument hétérogènes à jamais, des deux côtés d’une limite, mais ils sont aussi indissociables. Il y a dans le mouvement, dans la motion du pardon inconditionnel, une exigence interne de devenir-effectif, manifeste, déterminé, et, en se déterminant, de se plier à la conditionnalité25.

8Si chacun de ces deux gestes fait l’objet d’une attention vigilante de la part de l’auteur, leur articulation est rarement prise pour thème. Si Derrida souligne bien, comme on vient de le voir, que le régime « anéconomique » du pardon pur est à la fois hétérogène à l’économie dans laquelle entre le pardon lorsqu’il devient conditionnel et pourtant indissociable de celle-ci, et s’il le démontre sur maints exemples, ce à la fois… et pourtant… lui-même ne fait presque jamais l’objet d’une analyse spécifique. Pour le dire encore autrement, l’auteur explique que le pardon pur est hétérogène au pardon « impur » — ce terme n’est pas de Derrida — bien qu’il en soit aussi indissociable, mais le caractère indissociable de cette hétérogénéité et de cette « indissociabilité » elles-mêmes demeure inexpliqué : tout au long du séminaire, il paraît revêtir le statut de fait irréductible. Comment, alors, expliquer que le pardon au sens propre du terme — qui n’est donc pas un « faux » pardon mais au contraire un pardon pur — en vienne de lui-même à s’« impurifier », à se corrompre en un pardon que l’on peut dire impur dès lors qu’il obéit à une logique conditionnelle ? Pourquoi l’absolu ne peut-il pas ne pas se déterminer ? Comment rendre compte de ce lien du lien et du non-lien ? D’où vient cette antinomie du pardon ? Au fil des exemples analysés dans ce séminaire, l’auteur n’aura de cesse d’y insister : il y a en fait un « enchevêtrement du calcul ou de la rationalité politique, de la conditionnalité historique avec la logique du principe transcendant (liberté, justice, démocratie, vérité) au service duquel cette stratégie dit s’accorder »26. C’est bien cette reprise de l’« anéconomie » au sein de l’économie, l’aspect le plus « retors » du pardon, qui motive profondément les réflexions de Derrida dans ce séminaire et qui donne lieu à ses interprétations pléthoriques.

9Au fond, cette logique d’« auto-impurification » de la pureté s’est toujours trouvée au cœur des réflexions de Derrida : il s’agit d’une pensée de la « contamination » ou de la « complication originaire[s] de l’origine, d’une contamination initiale du simple »27, pensée de la « différance » ou de la différence originaire que l’auteur développe depuis les années 1960. Nous renvoyons donc le lecteur aux ouvrages de cette période et, parmi eux, en priorité à La voix et le phénomène pour ce qui concerne son élucidation et sa justification dernière28. La notion husserlienne d’« enchevêtrement » (Verflechtung) occupait déjà un rôle de premier plan dans le mouvement de « déconstruction » de la « métaphysique de la présence » que Derrida élaborait alors en problématisant les concepts phénoménologiques d’« intuition » et de « donation » originaires29. La parenté logique et sémantique des notions de « présence », de « présent », de « donation », de « don » et de « pardon », éclaire la continuité de ces premières élaborations de la pensée de Derrida avec notre séminaire, où la problématique de la « contamination originaire » joue en effet le rôle de fil directeur, guidant souterrainement la réflexion de l’auteur sur le pardon30.

Le séminaire de l’année 1998-1999

10Avant de nous pencher sur le contenu de ce second volume, il convient de saluer le remarquable travail d’édition réalisé par Ginette Michaud, Nicholas Cotton et Rodrigo Therezo31. Il faut le savoir, le travail de ces chercheurs ne se limite pas à déchiffrer les pages parfois cryptiques que Derrida rédigeait pour ses séminaires, à retrouver les références et les éditions d’œuvres que l’auteur cite parfois de façon elliptique, à compléter certains passages par des développements ou remarques formulées à l’oral et dont seuls certains enregistrements gardent aujourd’hui la trace. Des séminaires comme Le parjure et le pardon ont en fait maintes fois été réemployés par Derrida sous des formes plus ou moins remaniées32 : le lecteur doit alors être guidé vers ces autres textes et les éditeurs de notre volume s’acquittent parfaitement de ce précieux travail. Mais la contribution de ces chercheurs participe encore d’une vaste entreprise de diffusion de la pensée de Derrida, qui a récemment pris un tour systématique avec la traduction et la publication annuelles et presque simultanées des séminaires aux Éditions du Seuil33 et aux University of Chicago Press34, mais qui a commencé en 2006 avec la fondation du Derrida Seminars Translation Project par les professeurs Geoffrey Bennington (Université Emory) et Peggy Kamuf (Université de Californie du Sud)35.

Un pardon mondialisé : tradition et trahison

11Si, au cours de la première année du séminaire, Derrida s’attachait déjà aux problématiques du pardon liées à l’histoire récente36, l’une des originalités de la seconde année du séminaire réside dans le relief plus grand qu’y prend la dimension politique et contemporaine du pardon. La toute dernière séance de l’année 1997-1998 fait à cet égard office de transition vers le séminaire de la seconde année : alors que c’est principalement à la lecture et à l’interprétation de textes qu’étaient consacrées les séances de la première année, il va maintenant s’agir d’interroger également l’actualité internationale du pardon et son caractère spectaculaire. Le pardon connaîtrait une mutation profonde, un basculement exceptionnel qui impliquerait que la « réflexion sur le pardon aujourd’hui est une sorte d’urgence » : « S’il y a quelque chose à penser aujourd’hui, c’est ça », insiste Derrida. Qu’est-ce que « ça » ?

Qu’est-ce qui se passe avec la politique, qu’est-ce qui se passe avec la mondialisation ? […] tout d’un coup, il y a une comparution générale de la conscience humaine planétaire devant la faute, pour confesser la faute devant la scène mondiale […]. Il y a désormais – c’est pour ça que nous avons commencé à réfléchir depuis le début du séminaire sur ce qu’on appelle le crime contre l’humanité qui […] est l’exemple exemplaire de la chose, n’est-ce pas –, il y a désormais une culpabilité politique des crimes contre l’humanité […] devant l’humanité entière, dans son institution planétaire. Et ça, je crois que c’est une nouveauté37.

12C’est un tel phénomène de « mondialisation du pardon »38 qui relie les thèmes examinés par Derrida au cours de cette seconde année, c’est-à-dire non seulement les analyses qu’il propose des phénomènes contemporains liés à cette question — principalement : le travail de la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud et de son président, l’archevêque Desmond Tutu ; le rôle du président Nelson Mandela dans la mise en œuvre d’un processus de réconciliation au sein son pays ; la possibilité ou l’impossibilité de témoigner de violences, notamment sexuelles, et le rapport des victimes de celles-ci au pardon et à la réconciliation ; le parjure du président Bill Clinton dans l’affaire Monica Lewinsky —, mais aussi les réflexions qu’il développe à partir des textes proprement philosophiques étudiés au cours de cette seconde année. De ce point de vue, la structure des ultimes chapitres de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, que Derrida interroge tout particulièrement lors de la première séance, et qui met en évidence une relation dialectique et systématique entre les concepts d’esprit, de langage, de réconciliation, de pardon, de religion et, enfin, de savoir absolu, permet peut-être d’expliquer que l’auteur, au cours de cette seconde année du séminaire, examine des questions aussi diverses que le pardon et la réconciliation, leur mise en scène dans un processus de « mondialisation » totalisante, la « christianisation » qui accompagne ce processus, l’eschatologie afférente à cette dernière, la fin du travail, le « savoir » que tous ces phénomènes supposent, le rapport de ce savoir à la décision responsable et, enfin, la déconstruction de la souveraineté qu’implique la mondialisation du pardon39. Au fil des séances, Derrida constitue ces questions en réseau et les examine tour à tour, tout en les reliant à l’aporie du pardon ainsi qu’à son expérience contemporaine. Mais si ces questions caractérisent spécifiquement les réflexions de la seconde année du séminaire, elles n’en tracent pas moins une profonde continuité avec la problématique la première année. La mondialisation du pardon et la question de savoir si elle implique ou non quelque « christianisation »40 permet en fait à Derrida de reformuler le problème dont il était parti, à savoir celui de la tension interne à la tradition de la pensée du pardon. Lors de la première séance de la première année du séminaire, Derrida formulait en effet l’antinomie du pardon que nous avons examinée dans les termes d’une question posée à la tradition41. Or la mondialisation du pardon donne un relief particulier à cette tension dans la pensée traditionnelle du pardon en posant le problème des limites du pardon. Si le phénomène du pardon semble aujourd’hui franchir toutes les frontières, demande en somme Derrida, qu’advient-il des limites traditionnelles de son concept et de sa pensée ? Aux yeux de l’auteur, c’est en réalité cette tension dans l’héritage de la pensée du pardon qui donne à la mondialisation du pardon toute son acuité problématique : pourquoi est-il si important que le pardon soit aujourd’hui – c’est-à-dire en 1998, mais ce phénomène a-t-il cessé depuis ? – en voie de « planétarisation » ? Avec cette mondialisation, écrit Derrida,

ce sont des États ou des représentants d’États, des chefs d’État qui, en tant que tels […] s’engagent dans des scènes de pardon et donc à la fois dans cette planétarisation et dans cette destruction en même temps du sens, cette mise en évidence de la vanité de cette chose, de l’abus, parce que c’est un abus à proprement parler du mot « pardon » […]42.

13La question du pardon « et de son vieil héritage, disons, judéo-chrétien, comme on disait judéo-christiano-islamique », conclut l’auteur, « atteint aujourd’hui une limite, un passage, un lieu de passage tout à fait singulier »43. La rupture qui se produit avec la mondialisation du pardon impliquerait donc que celui-ci en vienne à perdre toute limite et à se voir privé de son sens propre. Au cours de la seconde année du séminaire, Derrida s’interroge encore :

étant donné l’héritage abrahamique du pardon, qu’est-ce qui se passe dans la mondialisation, une mondialisation qui, en apparence, ne se réfère plus à ce message, à cet héritage, à ce testament abrahamique ? C’est donc cette limite qui nous intéresse44.

14Il s’agit alors de déterminer à quel point la « mondialisation en cours de l’aveu » ne ferait qu’exporter la tradition européenne du pardon, ou bien si elle « affecte » au contraire « l’Europe […], l’expatrie, la réapproprie ou l’exproprie, l’exapproprie »45, c’est-à-dire si la mondialisation est une christianisation ou bien si elle n’est pas aussi une implosion de la tradition chrétienne du pardon. Pour Derrida, sans aucun doute, la réponse se trouve de part et d’autre.

Le théâtre du pardon

15Si nous nous sommes permis de faire référence à un film de Sidney Lumet en commençant, ce n’est pas seulement parce que l’on y trouve un homme aux prises avec la tension inscrite au cœur de l’inconditionnel, mais aussi pour faire écho au rôle que Derrida, tout au long de la seconde année du séminaire, accorde à la question de la mise en scène du pardon. Le verdict, en effet, raconte l’histoire d’un procès, c’est-à-dire d’un dispositif institutionnel qui met en scène la justice dans le théâtre d’un tribunal. Mais comme œuvre cinématographique, ce film met en outre lui-même en scène cette première mise en scène de la justice, selon une sorte de mise en abyme. Or dans Le parjure et le pardon, la question constante est de savoir « si le pardon, l’aveu, le repentir, etc. » peuvent « apparaître comme tels, se présenter, se phénoménaliser ou non, autrement dit, s’ils appartiennent ou non à la possibilité de la scène, voire de la mise en scène ou s’ils doivent au contraire exclure la scène »46. Pour Derrida, nous l’avons constaté, la structure du pardon est radicalement aporétique. D’une part, en effet, le pardon exclut absolument la manifestation : dès qu’il apparaît comme tel, il disparaît47. Le pardon, ainsi, ne peut entrer en scène sans d’emblée devenir obscène48 : une théorie ou un théâtre du pardon – au sens de son apparition – tombent en réalité « toujours déjà » dans le cinéma ou dans la comédie, sinon dans le « mime »49. Mais, comme nous l’avons vu, le pardon est en même temps irréductiblement phénoménal, car « que serait un pardon qui ne se présente pas, un pardon qui ne se montre pas ? »50 Pour que le pardon soit accordé, il semble nécessaire, sinon qu’il soit demandé, du moins qu’il soit formulé : « un pardon doit se manifester et ne pas rester secret, il faut qu’il soit déclaré dans une scène », alors même qu’« il exclut la visibilité, la manifestation, voire la publicité »51. C’est pourquoi, explique l’auteur, les exemples contemporains de « repentance publique » sont « théâtraux, mais aussi, peut-être, par là même étrangers à toute expérience rigoureuse du pardon »52. Encore une fois, cette aporie ne signifie pas qu’il n’existerait aucun pardon ou que le pardon serait tout bonnement impossible ou mensonger, toujours consciemment calculé ou instrumentalisé à des fins intéressées. Pour Derrida, il faut plutôt dire que la théâtralité du pardon est à la fois nécessaire et impossible53. Conformément à la logique examinée plus haut, cela signifie que le pardon au sens propre est toujours déjà devenu impropre : il est originairement contaminé par sa mise en scène, sa falsification ou sa contrefaçon. Derrida affirme en ce sens que

même là où le théâtre et le théâtre judiciaire devraient être exclus, il insiste, et ce à quoi nous nous intéressons au fond, c’est ce théâtre impossible, ce théâtre de l’impossible, ce théâtre aux prises avec l’impossible théâtralisation qu’il s’agit justement de mettre en scène, en inventant une autre scène, la déthéâtralisation du théâtre ou la théâtralisation du non théâtralisable54.

16On ne saurait décider si les derniers mots de cet extrait font référence à la « mondialisation » contemporaine du pardon ou bien à la méthode que Derrida met lui-même en œuvre pour l’analyser. Or une telle indécision n’est pas fortuite : le débat avec la question de la visibilité et de la mise en scène, dans lequel s’inscrit nécessairement le pardon, pousse en effet l’auteur à organiser la seconde année du séminaire comme une pièce de théâtre : « Allons donc voir au théâtre, nous y sommes », « [n]ous sommes au théâtre de la théorie et de la politique »55, déclare-t-il lors de la première séance. Autrement dit, tout se passe comme si, pour mieux appréhender son objet — l’entrée spectaculaire du pardon sur la scène mondiale —, Derrida s’efforçait d’y participer lui-même ou d’y intervenir. Cette démarche était manifestement déjà à l’œuvre lors de la première année du séminaire : alors, en effet, l’auteur faisait souvent commencer les séances par des sortes d’actes de langage56, tels que « Pardon, oui, pardon » (première séance, p. 27), « Pardon, merci... » (deuxième séance, p. 77) ou encore « Pardon de ne pas vouloir dire » (quatrième séance, p. 127). Loin de disparaître l’année suivante — dont on notera à cet égard que la septième séance commence par ce soupir équivoque : « Ah, la souveraineté ! » (p. 257) —, cette procédure dramatique s’y trouve au contraire généralisée : l’auteur y met au point un dispositif déroutant, de loin l’originalité dominante de ce second volume, qui consiste à mettre en scène le séminaire lui-même pour en accuser l’aspect théâtral de façon thématique et presque explicitement théorisée. Questions et personnalités philosophiques ou politiques d’hier et d’aujourd’hui s’y trouvent constituées en « personnages en quête d’auteur »57 au sein une mise en scène polyphonique :

Acte I, scène 1. Des personnages : quatre hommes, quatre noms propres, quatre métonymies ou pseudonymies, quatre figures, quatre « characters », certains de ce temps, et contemporains, certains d’un autre temps, mais peut-être non moins contemporains ni plus anachroniques pour autant : Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Nelson Mandela, Bill Clinton et Desmond Tutu, autrement dit, le philosophe dialecticien du savoir absolu, les chefs d’État d’Amérique du Nord et d’Afrique du Sud, et le prêtre théologico-politique, représentant éminent de l’Église anglicane58.

17Au début de la seconde année, en particulier, ce théâtre déconcertant que Derrida construit sous les yeux du lecteur a des effets extraordinaires : l’idée est visiblement d’affirmer que le séminaire lui-même participe de cette « mondialisation du pardon » qu’il prend pour thème. Toute distance entre le séminaire et la scène du pardon, entre le sujet et l’objet, la pensée et le pensé, semble alors abolie, et en thématisant la structure même de son séminaire, Derrida fait du même coup progresser la réflexion sur le pardon. Par exemple, il explique qu’au début de chaque séminaire, une question – à première vue strictement pédagogique – se pose à lui : comment enchaîner une nouvelle année du séminaire avec la précédente ? Comment « revenir en arrière tout en commençant et en allant de l’avant […] comment le re-tour vers le passé, sur le passé, peut-il faire avancer les choses ? »59 Ce qui revient à se demander comment parler en même temps à ceux qui étaient là l’année dernière et ceux qui étaient absents : « Comment re-commencer et parler à tout le monde à la fois ? » Or cette question, précise Derrida, serait

une assez bonne formulation de la question du pardon et du parjure […] (que faire du passé ? […] re-commencer au sens où, gardant la mémoire du passé, par exemple du mal passé, il s’agit de re-commencer, par exemple après le repentir, le pardon, la réconciliation, la rédemption) mais aussi au sens où le pardon, qu’on le demande ou qu’on l’accorde, doit être aussi chaque fois la singularité d’un nouveau commencement comme re-commencement60.

18De façon générale, au cours de cette seconde année, afin de mieux interroger le théâtre du pardon qui se tient sur la scène mondiale, Derrida en pratique donc une mise abyme, dramatisant son propre séminaire. Dans ce dispositif qu’il met au service de sa réflexion sur le pardon, d’aucuns verront peut-être sinon un jeu gratuit de la part de l’auteur, du moins un artifice incompatible avec la rigueur philosophique. Et, en effet, il est permis de s’interroger : une telle tendance à confondre le cadre de sa propre réflexion avec l’objet qu’elle est censée examiner ne la prive-t-elle pas ipso facto du recul et de la distance nécessaires à la neutralité scientifique ? Comment Derrida justifie-t-il une telle procédure ?

si je joue de la mise en scène du théâtre, si je joue sans jouer à mettre en scène un théâtre, à représenter et à interpréter un théâtre, en faisant ou contrefaisant toutes les voix, c’est aussi, vous l’avez compris, pour correspondre, en la mettant à la fois en œuvre et à l’épreuve, pour correspondre avec ce théâtralisme profond, ontologique, de la pensée hégélienne à laquelle je feins de me soumettre, de correspondre là où elle correspond avec cette détermination de l’être comme esprit et comme esprit entrant en scène, se présentant […] dans un langage et dans le mot de la réconciliation : le Da-sein de l’esprit […]61.

19L’innovation philosophique de la méthode hégélienne, explique en effet Derrida, consiste à refuser l’« instrumentalité mathématique », et dans cette idée que « La vérité est le mouvement de soi en soi-même »62, c’est-à-dire que la connaissance de la vérité, sa manifestation, participent du développement et de la constitution de la vérité elle-même. La pensée de la vérité, en d’autres termes, est pensée par la vérité : elle en est le mouvement, la pensée que l’absolu a de lui-même. Loin d’un jeu gratuit ou d’un manque de hauteur incompatibles avec l’exigence philosophique, on peut donc voir ici une démarche mûrement réfléchie, empruntant toute sa force à la méthode hégélienne pour mieux la mettre en question. Mais où s’arrête cette théâtralisation ? Dans l’extrait cité, Derrida se réfère-t-il à l’immanence de la dialectique hégélienne, ou bien simplement à l’aspect « phénoménologique » de la réconciliation qui a lieu aux derniers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit ? Le texte du séminaire ne permet pas d’en décider mais conserve toute sa force de suggestion. Toujours est-il que, loin d’être un schéma appliqué de l’extérieur à son objet, la « déconstruction » se veut immanente, elle aussi, aux textes et aux concepts qu’elle examine63.

Répondre de la déconstruction

20Sans prétendre épuiser ici le contenu de ces réflexions, tournons-nous avant de conclure vers ce qui en constitue à nos yeux la troisième originalité principale. Au cours de la seconde année du séminaire, Derrida intervient en effet d’une autre manière encore dans ce qui fait l’objet même de sa pensée du pardon. Commentant les accusations de parjure auxquelles le président Bill Clinton fit face dans l’affaire Monica Lewinsky, Derrida relève que « la déconstruction elle-même », dans cette affaire, « se trouve littéralement et sous ce nom accusée »64. Répondre à ces accusations sera l’occasion de montrer qu’« au fond, ce séminaire sur le pardon est, comme toujours, un séminaire sur la question “qu’est-ce que la déconstruction […] ?” »65 et d’intervenir, dans cette mesure, dans le débat qu’avait engendré la question du parjure dans l’affaire du « Monicagate ».

21Il faut en effet rappeler qu’au cours d’une audience devant le grand jury, le 17 août 1998, alors qu’on lui demandait s’il avait eu des relations sexuelles avec Monica Lewinsky, le président Clinton avait répondu « “It depends on what ‘is’ is.” Ça dépend de ce que “est” est, de ce que vous voulez dire par “est” », traduit Derrida66. Celui-ci se penche alors sur un discours d’excuse prononcé par Clinton suite à l’accalmie du scandale qu’il avait provoqué, et l’auteur est ainsi conduit à citer longuement un article de Paul Greenberg, « Not everyone is fooled », écrit en réponse à ce dernier discours de Clinton. C’est la conclusion de cet article qui intéresse particulièrement Derrida : « […] vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps. Les sondages changent, la vérité ne change pas. Pas même en cette époque déconstruite (Not even in these deconstructed times) », écrit Greenberg67. S’il répond d’abord brutalement aux attaques d’articles qui mettent comme celui-ci de facto en accusation le concept de « déconstruction » — il parle ainsi des « articles idiots » du Los Angeles Times, comme par exemple celui de Neal Gabler, « The Deconstruction of Clinton »68 —, le philosophe reconnaît en fait rapidement qu’à leur manière, ces journalistes ont vu juste. En opposant « la ferme immobilité du vrai » et de la « “vérité objective” » à la déconstruction, ces articles permettent de demander où passe la limite

nécessaire mais parfois difficile à tracer entre, d’une part, du côté de la déconstruction, l’attention à la polysémie, voire à la dissémination, au contexte, à l’impossibilité d’accéder à la pleine présence du vouloir-dire et de l’intention, singulièrement à celle de l’autre […], etc., et, d’autre part, ce que les adversaires inquiets de la déconstruction dénoncent comme relativisme, scepticisme, subjectivisme, nihilisme69.

22Derrida formule alors une « réponse à ces objections »70 en dégageant au moins un élément qui distingue fondamentalement la déconstruction de la sophistique avec laquelle on voudrait la confondre. Contrairement au scepticisme, au relativisme et au nihilisme, la déconstruction ne s’arrête à aucune position « rassurante », affirme l’auteur : pas même à celle qui voudrait qu’il n’y eût pas de vérité ou que le sens des mots fût simplement relatif. Au contraire, souligne-t-il, dans ce séminaire, « nous essayons de nous tenir au cœur de cette turbulence, voire dans l’œil d’un cyclone »71. Alors que le scepticisme consiste dans le « déni ou désaveu de la vérité », la déconstruction consiste à interroger celle-ci sans relâche : elle « ne sort » et « ne sortira jamais » de cette interrogation. Si cette interrogation est bien une mise en question de l’inconditionnel, elle ne revient toutefois pas à en nier purement et simplement l’existence mais suppose au contraire que son sens même appelle une telle interrogation :

Si ces objections tenaient, si on pouvait s’arrêter à cette interprétation de la déconstruction comme relativisme […], on n’aurait même plus à poser, comme nous le faisons pourtant avec ténacité, les questions de l’inconditionnalité […] ; nous n’aurions même pas à nous poser les questions de l’inconditionnalité du pardon, de l’hospitalité, du don, de la justice (distinguée du droit), etc.72

23Peut-être pourrait-on dire que si la déconstruction est bien une mise en question de l’inconditionnel, elle est une mise en question elle-même inconditionnelle de l’inconditionnel – ce qui expliquerait la précarité essentielle de sa position, et l’inconfort ou le malaise qu’elle suscite.

Conclusion

24La lecture du second volume du séminaire Le parjure et le pardon sera donc aussi précieuse au chercheur qu’elle sera utile à qui souhaite s’initier à la pensée de Derrida. À partir d’une question dont chacun est familier, l’aporie que l’auteur s’efforce inlassablement d’y déployer permet de reconstituer une logique de la « contamination originaire » qui constitue le foyer problématique à jamais incandescent de sa pensée. Au travers d’analyses et d’interprétations philosophiques, politiques, bibliques ou même journalistiques certes inégalement convaincantes, l’auteur compose un réseau d’apories dans lequel s’enracinent d’après lui irrémédiablement le pardon et sa mise en scène internationale. Pour ce faire, il déploie un dispositif de théâtralisation remarquablement original qui, s’il n’est peut-être pas ici justifié avec une parfaite clarté, donnera beaucoup à penser et se montre en l’occurrence fécond. Enfin, le laboratoire qu’est pour Derrida la forme du séminaire lui offre également l’occasion de formuler d’importantes remarques en réponse aux objections que la démarche « déconstructrice » n’a pas manqué susciter et, par là, d’en élucider brièvement la nature.

25Tout en respectant la démarche suivie par l’auteur dans ce séminaire, qu’il nous soit pour finir permis de soulever une question que cette réflexion sur le pardon nous paraît motiver. On l’a vu, le pardon est pris dans une aporie. D’un côté, son sens comporte une exigence d’inconditionnalité absolue. Dans cette mesure, le pardon ne donne lieu à aucune réciprocité. D’un autre côté, cependant, le pardon ne peut pas ne pas se manifester et, ainsi, s’empêtrer dans une logique conditionnelle, c’est-à-dire dans l’économie d’un échange intéressé. Enfin, cette aporie est rigoureusement irréductible : « la contamination des deux ordres ne sera pas un accident réductible »73. Il y a là une véritable antinomie et l’hétérogénéité du pardon pur vis-à-vis de l’économie du pardon serait indissociable de leur « indissociabilité ». Derrida l’affirmait fortement au cours de la première année : la conditionnalité du pardon est « à la fois extérieure et intérieure à la motion du pardon »74. Autrement dit, son impureté relèverait du pardon pur lui-même.

26Comment comprendre, dès lors, que Derrida dénonce plusieurs fois l’« abus » et la « légèreté scandaleuse » des discours qui accompagnent la mondialisation du pardon75 ? Soulignant encore une fois l’hétérogénéité des ordres du pardon pur et de l’économie du pardon, l’auteur affirme par exemple que lorsqu’il est question de satisfaire à un souci politique de « réconciliation nationale », il ne peut être question de pardon que selon une « usurpation sémantique » : il s’agirait en vérité de « tout autre chose » que du pardon à proprement parler76. Entre le pardon pur et le pardon impur, le philosophe ne réintroduit-il pas ici une extériorité unilatérale que l’ensemble de ses analyses tend par ailleurs à problématiser, sinon à invalider ? En restant fidèle à la pensée de la contamination originaire, peut-on encore dénoncer l’instrumentalisation du pardon par certains discours politiques, comme si cette « usurpation » n’était pas déjà inscrite dans la nature de la chose ? Tous les exemples qu’interprète Derrida tendent à montrer que le pardon ne peut pas ne pas entrer dans une conditionnalité qui le prive de sa pureté. Or cette « contamination » trouve en l’occurrence sa raison dans une sorte de dialectique que l’auteur semble lui-même esquisser de façon implicite. La structure aporétique du pardon le conduisait en effet jusqu’à mettre en doute que celui-ci ait un sens. Dans sa pureté, le pardon impose de ne pardonner que l’impardonnable, de pardonner pour rien, comme on dit, ou sans raison : « en principe », explique l’auteur, « il n’y a pas de limite au pardon, pas de mesure, pas de modération, pas de “jusqu’où ?” »77. On peut considérer que cela signifie simplement que le pardon pur est purement inconditionnel, un point c’est tout. Mais si l’on s’efforce d’être fidèle à la méthode de Derrida qui, à la faveur d’un dispositif de théâtralisation, réduit l’écart de la pensée avec son objet, on peut aussi se demander si cette absence de mesure qui caractérise l’objet du concept de pardon n’affecte pas le concept de pardon lui-même. Pourquoi, alors, le pardon pur et inconditionnel ne peut-il pas ne pas se plier à la conditionnalité, comme l’affirmait Derrida ? Tout simplement : parce que le pardon pur est précisément un pardon illimité, un pardon sans mesure et insensé. En soi et pour soi contradictoire, le pardon pur ne peut pas ne pas devenir le contraire de lui-même et, dès lors, perdre sa mesure. Or puisque sa mesure réside précisément dans la démesure, perdre sa mesure signifie pour lui devenir mesuré ou conditionnel. Dans la définition même du pardon le plus pur, peut-être tient-on ainsi la clé de sa « contamination » par l’économie intéressée. La mondialisation du pardon et la perte de limite associée à sa mise en scène relèveraient de l’essence même du pardon et il y aurait bien une « intrusion a priori de l’économie dans l’apparente anéconomie, du travail dans le non-travail et de la ruse dans la grâce »78. Comme Derrida l’écrivait ailleurs, « l’“usurpation” a toujours déjà commencé »79.