Quelles études animales pour le XIXe siècle ?
1À l’heure où les animal studies investissent les sciences humaines et sociales françaises et tendent à s’institutionnaliser (comme en témoigne la récente parution du manuel d’Émilie Dardenne, Introduction aux études animales), l’essai d’Élisabeth Plas, issu de sa thèse de doctorat, propose de la thématique animale une approche originale et audacieuse à plusieurs titres. En effet, alors que les études animales littéraires, la zoopoétique en tête, se sont essentiellement concentrées sur les xxe et xxie siècles, c’est d’abord aux animaux romantiques qu’est consacré Le Sens des bêtes. Il est vrai que l’articulation entre les animaux et le xixe siècle dans son ensemble avait déjà été envisagée, notamment à l’occasion du colloque organisé par Paule Petitier, L’Animal du xixe siècle (2008), mais le lien entre la pensée romantique et ses représentations des animaux restait encore inexploré. Le positionnement épistémologique d’É. Plas doit en outre être précisé d’emblée : refusant d’être un « essai déconstructionniste » (p. 182) il se situe du côté de « l’histoire des formes littéraires et de l’histoire culturelle de l’animal » (p. 363) et assume explicitement, par là-même, la « bêtise » (selon le mot de Derrida) d’employer animal au singulier pour désigner les animaux non humains (p. 182). Enfin et surtout, É. Plas choisit d’étudier les représentations romantiques des animaux au prisme du concept d’anthropomorphisme, qu’elle définit dès les premières pages comme le mode de représentation métaphorique par lequel les hommes confèrent des « caractéristiques humaines à ce qui n’est pas humain » (p. 10). Conjointement décrié, au nom de la vérité, par la philosophie rationaliste et la science, ce concept lui paraît en effet « constitutif de la poétique et de la pensée du siècle romantique » (p. 17). S’appuyant alors sur un vaste corpus d’auteurs (Balzac, Fourier, Toussenel, Hugo, Michelet et Baudelaire, notamment) dont le point commun est d’avoir « sciemment cédé » (p. 489) à la « tentation » des animaux humanisés — et convoquant par conséquent des textes génériquement variés (littéraires, philosophiques et scientifiques), mais aussi des images —, elle entreprend un travail de « redéfinition et de revalorisation » (p. 13) d’un certain anthropomorphisme animal romantique, qui, à l’opposé d’un anthropomorphisme dit naïf (ibid.) car « irréfléchi » (p. 489) ou « préréflexif » (p. 13), véhicule et produit des savoirs sur son objet, et mérite à ce titre le qualificatif d’heuristique.
L’animal du xixe siècle : histoire d’un long décentrement
2Les références convoquées dans l’introduction (Nietzsche, Descartes, Jacques Derrida, Philippe Descola, Auguste Comte, Pierre Serna, dans l’ordre de leur apparition) placent cette étude des représentations anthropomorphes romantiques des animaux et de leurs enjeux épistémiques, esthétiques et métaphysiques, dans le champ de la philosophie et de l’histoire tout autant que dans celui des études littéraires. Le titre de la première partie, « Le xixe siècle animal à travers les âges : avec et contre le symbole », rend hommage à Philippe Muray (Le xixe siècle à travers les âges), l’un des premiers à avoir associé — non sans sarcasme pourtant — romantisme et intérêt pour les bêtes. Cette partie, la plus longue de l’ouvrage et particulièrement foisonnante, mène l’examen critique de deux thèses : celle selon laquelle l’animal littéraire serait « d’abord anthropomorphe » (p. 27), donc non réaliste, et celle, avancée entre autres par Alain Vaillant dans Le Veau de Flaubert, qui constitue le xixe siècle en exception, en ce qu’il « envisag[e] enfin l’animal pour lui-même » (cité p. 27) et rompt avec les représentations allégoriques déréalisantes antérieures.
3Cette visée critique explique le détour apparent du premier chapitre par les genres didactiques et puissamment anthropomorphiques du bestiaire médiéval et de la fable classique. É. Plas y montre d’une part, en s’appuyant sur un corpus de bestiaires des xiie et xiiie siècles et sur les travaux de Michel Pastoureau, qu’existe au Moyen Âge une curiosité pour l’animal, qui s’exprime paradoxalement par un intérêt pour « sa capacité à symboliser » (p. 496) ; d’autre part que, du xviie siècle à la critique romantique de Taine, la « lecture purement allégorique » des fables de La Fontaine « s’assouplit » (p. 68), accordant une réelle place à l’animalité des animaux anthropomorphisés. La dernière section du chapitre revient sur un genre à l’inverse réaliste, l’histoire naturelle des Lumières ; nuançant la lecture foucaldienne de Buffon, elle y oppose celle, plus feuilletée, de Pietro Corsi, qui met l’accent sur la diversité des modèles d’écriture naturaliste à la fin du xviiie siècle.
4Informé par de nombreux travaux d’historiens (Maurice Agulhon, Pierre Serna, Richard Buckhardt, Valentin Pelosse, Éric Baratay), le deuxième chapitre analyse les fondements idéologiques de la zoophilie républicaine du xixe siècle et ses manifestations. Doué, depuis Rousseau et Bentham, de sensibilité et donc de la capacité de souffrir, l’animal devient progressivement un enjeu philosophique, mais aussi politique et juridique. L’analyse conjointe de textes politiques (dont les débats à l’Assemblée sur la loi Grammont) et littéraires (Gautier, Hugo, Flaubert) fait apparaître une tension, au sein même de l’argumentaire zoophile, entre discours utilitariste (protéger les animaux pour protéger les hommes) et empathie pour les bêtes (protéger les animaux pour eux-mêmes). Ce discours de la pitié pour les animaux est lui-même multiple, comme le montrent les très belles analyses de la fin du chapitre, où l’autrice oppose « deux manières de plaindre » (p. 134) : celle de Hugo d’abord recourant, dans « Melancholia », à un double anthropomorphisme, l’un immédiatement empathique, l’autre « heuristique » en ce qu’il suscite une réflexion sur la communauté de condition de tous les travailleurs, humains ou animaux ; celle de Flaubert ensuite qui, dans Par les champs et par les grèves, parvient à susciter sans anthropomorphisme l’empathie pour un veau destiné à l’abattoir.
5L’ultime chapitre de cette partie interroge a contrario la « part d’ombre » (p. 144) dont peut également être porteur l’anthropomorphisme de l’animal en tant qu’il exprime un continuisme biologique entre hommes et animaux, lequel continuisme a aussi pu servir à animaliser certains hommes ; se fondant sur les travaux de l’historienne Silvia Sebastiani, É. Plas interroge, à partir du cas de l’anthropomorphisme des singes dans les discours des naturalistes du xviiie siècle et singulièrement de Buffon, cet « anthropomorphisme raciste » (p. 145) ou antihumaniste. Elle revient ensuite sur l’émergence, dans la période romantique, d’un « paradigme de la vulnérabilité » (p. 165), qui réunit les animaux et certains êtres humains (femmes, esclaves, prolétaires) dans une commune condition définie par le manque (de langage, de droits, de capital). L’analyse de textes de Michelet, du Peuple à L’Insecte, permet de dégager les caractéristiques de ce « paradigme des sans voix » (p. 175) : à l’image de l’animal dangereux dont l’homme doit se protéger succède la représentation d’un animal défini par ce qu’il n’a pas, d’un animal faible, et pour lequel l’homme doit réclamer une place dans la cité. L’autrice interroge cependant la légitimité de ce paradigme, qui ressurgit durant le deuxième xxe siècle dans le mouvement de la « déconstruction » : en tendant à gommer les spécificités entre les vulnérables qu’il rapproche, il ne rend justice ni aux animaux qu’il tend ainsi à « rendre anonymes » (p. 173), ni aux hommes, dont É. Plas — dans le sillage d’Élisabeth de Fontenay et contre l’antispécisme contemporain — juge nécessaire de réaffirmer ici la singularité.
Anthropomorphisme & savoirs sur l’animal
6Les deux autres parties de l’ouvrage procèdent par monographies et micro-lectures, alternant entre analyse de textes souvent connus des seuls spécialistes (Fourier, Toussenel, Da Gama Machado, voire Michelet) et relecture de textes déjà (très) étudiés (Balzac, Baudelaire, Hugo), qui, examinés sous l’angle de l’anthropomorphisme animal, acquièrent une nouvelle lisibilité. Intitulée « Les savoirs de l’animal au xixe siècle : un anthropomorphisme inquiet », la deuxième partie adopte une perspective résolument épistémocritique. En reparcourant certaines œuvres de Balzac, de Michelet, ainsi que l’ouvrage collectif coordonné par Hetzel, Scènes de la vie privée et publique des animaux (1842), elle cherche à mettre en lumière l’émergence d’un « nouvel anthropomorphisme de l’animal dans la période romantique » (p. 202), à la fois heuristique et inquiet (p. 200), vecteur d’un savoir sur les animaux mais aussi « inquiétant les catégories et interrogeant le mécanisme de projection et de symbolisation lui-même » (p. 200).
7Consacré aux « savoirs de l’analogie chez Balzac », le premier chapitre veut montrer que les représentations anthropomorphes de l’animal balzacien oscillent entre analogie stricte, qui rapproche l’animal de l’homme, mais les considère comme ontologiquement distincts, et « identification » (p. 204), nommée par la suite « analogie continuiste » (p. 494), qui efface la distinction ontologique. Il propose ainsi une nouvelle lecture d’Une passion dans le désert (1830) : une minutieuse analyse des procédés d’anthropomorphisation de la panthère Mignonne, interprétés à l’aune des théories scientifiques et philosophiques contemporaines — la physiognomonie et le matérialisme spiritualiste, notamment —, permet de conclure à un « assouplissement du dualisme » (p. 266) entre hommes et animaux. Le deuxième chapitre est dédié au cycle naturaliste, L’Oiseau, L’Insecte et La Mer, que Michelet publie à partir de 1856, et qu’É. Plas propose de lire comme le prolongement de son œuvre historique : de l’écriture de l’histoire des hommes à celle des animaux, il n’est question que de « personnes » (préface de L’Oiseau). La personnification des animaux ressortit à des enjeux affectifs autant qu’épistémologiques ; l’anthropomorphisme de Michelet — dont le chapitre fournit de très nombreux et beaux exemples, des « mollusques travailleurs » à l’amour des baleines — est à lire comme l’affirmation d’une continuité entre les vivants et l’expression d’un transformisme qui est aussi un progressisme. Volonté et effort des êtres structurent le vivant et expliquent l’évolution des espèces, leurs « métamorphoses ». É. Plas montre à cette occasion les parentés de cette théorie du vivant avec la philosophie de Schopenhauer et la théorie de Lamarck. Le chapitre s’achève sur une réflexion sur le fonctionnement symbolique des bêtes chez Michelet. À l’opposé des symboles bibliques fixés par pure convention, le symbolisme des animaux lui apparaît produit par la nature et c’est donc au naturaliste qu’il appartient de révéler ces « allégories naturelles » (p. 321), en observant les propriétés de chaque animal. É. Plas propose alors de lire cette « symbolisation naturalisée » (p. 326) comme participant du mouvement de désymbolisation parfois allégué comme marque du romantisme.
8La fin de la deuxième partie envisage comment ce nouvel anthropomorphisme informe aussi le genre allégorique de l’apologue. C’est le mot scènes qui assure l’unité de son dernier chapitre, intitulé « Scènes de l’anthropomorphisme animal : expériences de la ressemblance et de l’altérité ». Celui-ci s’ouvre en effet sur une première section consacrée aux animaux réellement mis en scène durant le premier xixe siècle, au cirque, au théâtre ou à la « Barrière du Combat ». Cette pratique sociale, où la violence des bêtes est construite, n’est pas l’apanage des classes populaires : É. Plas analyse des chroniques des années 1830 où Théophile Gautier relate des spectacles de cirque ou des combats animaliers ; si les animaux y sont peints comme des acteurs souvent meilleurs que les hommes, la narration emprunte au registre héroï-comique, écartant ainsi résolument tout pathétique. L’autrice relève un paradoxe : cet anthropomorphisme littéraire déréalisant est importé dans des récits factuels précisément à une époque où les apologues animaliers s’éloignent de l’anthropomorphisme fabulaire classique. C’est ce paradoxe qu’illustre la seconde section du chapitre, consacrée aux Scènes de la vie privée et publique des animaux, particulièrement au sous-ensemble des cinq nouvelles que Balzac y produit, et à certaines de ses illustrations. Dans une démonstration brillante, É. Plas montre comment dans ce recueil, où chaque récit est pris en charge par un animal d’espèce différente, les animaux humanisés ne sont plus seulement les analogues métaphoriques des hommes mais se représentent eux-mêmes. À la fois bêtes et allégories, ils s’y interrogent sur leurs droits ou débattent de l’unité de composition des êtres vivants, dans un dispositif énonciatif d’une vertigineuse ambiguïté. É. Plas propose de lire cette forme nouvelle d’allégorie, conséquence du continuisme qui informe l’ouvrage, comme l’expression d’une « position modérée » (p. 363), qui prend le parti des animaux, sans pour autant renoncer à l’humanisme.
Anthropomorphisme & finalisme
9La dernière partie de l’ouvrage, « L’anthropomorphisme animal, une “aberration” finaliste » se propose d’explorer les différentes formes de l’« anthropomorphisme finaliste » (p. 370) qui caractérise nombre de représentations romantiques des animaux. Se référant à Spinoza et sa critique du finalisme, É. Plas justifie son approche en arguant que le préjugé finaliste, qui considère que les choses naturelles ne peuvent agir, comme les hommes, qu’en vue d’une fin, « procède […] d’une forme de projection qui relève aussi de l’anthropomorphisme » (p. 368).
10Le premier chapitre, qui prétend analyser le socle épistémologique des théories analogiques de Fourier et de Toussenel, s’ouvre sur l’analyse de l’ouvrage méconnu de José Joaquim Da Gama Machado, Théories des ressemblances (1831), sorte de traité de phrénologie comparée qui fait correspondre, toutes espèces confondues, signe physique et disposition ou caractère, regroupant par exemple le phoque et le basset dont la forme du museau signale leurs communes docilité et intelligence. L’exposé de cette théorie, qui fait reposer les analogies sur des ressemblances visibles, permet la comparaison avec d’autres systèmes finalistes et analogiques. La cosmologie fouriériste fait ainsi l’objet d’une présentation détaillée dont la limpidité didactique impressionnent, eu égard à sa complexité. Pour Fourier, les analogies, dites « passionnelles », s’exemptent de toute ressemblance formelle ; étoiles et planètes, qui incarnent chacune une passion, s’accouplent pour former êtres et choses du monde, lesquels, à leur tour, constituent autant de hiéroglyphes de leur passion mère et forment une série passionnelle. À cette analyse du système de Fourier succède celle des œuvres de son continuateur, le naturaliste et chasseur Alphonse Toussenel, L’Esprit des bêtes (1847) et Le Monde des oiseaux (1853), dont les sous-titres zoologie / ornithologie passionnelle annoncent leur adossement à la théorie fouriériste. É. Plas montre cependant que cette typologie finaliste, anthropocentrée et manichéenne des animaux, où chaque espèce jugée bienfaisante ou nuisible est censée correspondre à un type humain, oscille entre une reprise de la théorie des analogies passionnelles et « l’analogie du fabuliste ou du caricaturiste » (p. 416).
11Puisque « l’idée d’animaux dénués de sens n’existe pas et n’[a] pas été pensée par le xixe siècle » (p. 426), c’est « sous l’angle de la métaphysique » (p. 426) et de leurs valeurs morales que sont interrogées, dans un ultime chapitre et avec un clin d’œil au zoologue Adolf Portmann, les « formes animales » de quatre auteurs. Dans un dialogue critique avec Élisabeth de Fontenay, É. Plas affronte tout d’abord l’antisémitisme et le racisme de Toussenel : elle démontre notamment que ses pamphlets antisémites, souvent considérés comme des accidents, et la zoologie passionnelle du naturaliste procèdent d’une « doctrine commune » (p. 430), d’un même essentialisme, qui ignore tout libre-arbitre et nie toute singularité. À la différence de Toussenel, Fourier pose la question de l’utilité des animaux qui ne trouvent pas de correspondant analogique dans la société humaine : la deuxième section du chapitre, à travers les extraordinaires exemples de la girafe (emblème de la Vérité, mais dont les bois ont été tranchés par Dieu pour signifier son inutilité dans la société contemporaine), de la contregirafe (le renne, qui en synchronie s’oppose à la girafe) et de l’antigirafe (qui se substituera à la girafe quand la société humaine aura évolué vers l’Harmonie), analyse la métaphysique créationniste de l’utopiste et sa version très personnelle de l’évolutionnisme. S’appuyant sur les travaux de Patrick Labarthe qui consacrait déjà deux chapitres de sa somme sur l’allégorie chez Baudelaire aux enjeux poétiques du « bestiaire », l’autrice montre ensuite ce que la poésie baudelairienne doit aux animaux hiéroglyphes des utopistes socialistes : dans le prologue des Fleurs du Mal, notamment, les bêtes, produites par l’âme humaine, sont la « corporification » de ses vices. À ces bêtes maléfiques s’oppose le hibou, modèle contemplatif ; É. Plas relève cependant qu’il ressortit à un autre type de fonctionnement analogique, celui de la fable classique, dans la mesure où l’oiseau et la valeur morale qu’il incarne demeurent ontologiquement distincts. Enfin, une relecture du « Cygne » vient souligner l’écart avec la théorie fouriériste : dans ce poème où elle se conjugue au réalisme descriptif, l’allégorie animale participe d’une critique du progrès. Les dix-huit dernières pages de l’ouvrage sont consacrées à certaines bêtes hugoliennes, dont É. Plas tend à montrer qu’elles sont conçues comme bêtes réelles souffrantes et comme allégories naturelles. D’un côté, la condamnation de l’arrogance finaliste et anthropocentrée des hommes, comme de la violence faite aux animaux — que mentionnait déjà la première partie via le motif du cheval battu —, trouve ici de nouvelles illustrations. De l’autre côté, l’autrice montre que la croyance en la métempsycose punitive, exprimée à partir des Contemplations, « essentialis[e] » (p. 475) le symbolisme animal. L’exemple bien connu de l’araignée, symbole du Mal métamorphosé en Bien — dont elle suit précisément le fil, depuis Notre-Dame de Paris (1831) jusqu’à « Puissance égale bonté » (1857) publié dans la première Légende des siècles — lui permet de relativiser le fixisme apparent du symbolisme animal hugolien. Pourtant, la pieuvre des Travailleurs de la mer (1866), symbole, elle, du Mal pour le Mal, ne subit pas la même transfiguration, et É. Plas y voit un argument en faveur du manichéisme — même si la suite du texte hugolien censé étayer cette interprétation écarte, au nom de l’optimisme, l’hypothèse du « dieu double ».
12Imputer certaines approximations à un si riche ouvrage peut paraître dérisoire. L’on regrette toutefois la reprise du cliché d’un Hugo « inspirateur de la loi Grammont » (p. 470), alors que l’écrivain demeure silencieux durant les débats à l’Assemblée en 1850. Une plus grande attention à la diachronie aurait peut-être également permis d’envisager une périodisation plus précise des formes de l’anthropomorphisme animal. La « corporification » des vices, ce zoomorphisme de la psyché, n’est par exemple pas « imaginé par Baudelaire » (p. 482) : cette « faune psychique », ainsi dénommée et analysée par Pierre Albouy dans La Création mythologique chez Victor Hugo (1963) — référence absente de la bibliographie —, apparaît déjà chez Hugo dans « Sunt lacrymæ rerum », publié dès 1837 dans Les Voix intérieures, dans des vers que cite pourtant l’autrice, sans les dater. De même, l’extrait des Misérables dans lequel elle lit la théorisation romanesque de la croyance en la métempsycose, et qui fait des animaux des « figures de nos vertus et de nos vices » (p. 475), est réalité pour partie déjà rédigé en 1848, alors que Hugo n’a pas encore fait sienne la théorie des migrations des âmes dans les êtres et les choses terrestres. Plus largement, les bornes du corpus « romantique » que se donne l’essai pourraient être discutées : si Flaubert est justement allégué par opposition à Hugo, le requin anthropomorphisé de Lautréamont convoqué à la suite de Michelet appartient-il encore au romantisme ? Ces éléments ne sauraient évidemment peser face à la puissance argumentative de l’ouvrage, contribution essentielle à l’histoire de la pensée et de la littérature romantiques.
Ce que le romantisme français fait aux études animales
13Cet essai, en entretenant un dialogue constant avec la philosophie animale contemporaine, se révèle également un plaidoyer pour la (re)lecture des textes dix-neuviémistes et romantiques et de leurs animaux. L’autrice montre ainsi combien la condamnation derridienne de l’anthropomorphisme de la fable, au motif qu’il interdirait l’accès aux animaux en eux-mêmes, néglige le xixe siècle et ses formes renouvelées de l’apologue animalier. De même, au sein d’un troisième chapitre où elle revient sur l’origine déconstructionniste des études animales, elle consacre des pages passionnantes aux questionnements d’Élisabeth de Fontenay, qui cherche à se maintenir à distance de la tradition métaphysique occidentale autant que de l’antispécisme. Élisabeth Plas lui répond que « le choix d’un certain xixe siècle est peut-être le bon » (p. 184). Ce xixe siècle, où coexistent « confiance en l’analogie » et « profond intérêt pour les animaux réels » (p. 499), qui invente « une double représentation de l’animal, allégorique et réaliste » (p. 501) et où s’énonce « un anthropomorphisme conscient de lui-même » (p. 196), Le Sens des bêtes en cerne brillamment les contours.