Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Décembre 2021 (volume 22, numéro 10)
titre article
Christophe Premat

Dostoïevski & la psychanalyse

Dostoyevsky and psychoanalysis
Julia Kristeva, Dostoïevski, Paris : Buchet‑Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie », 2020, EAN 9782283030400.

1Chaque écrivain ou penseur se crée une bibliothèque personnelle avec ses propres références et lectures. Julia Kristeva n’échappe pas à cette règle et profite de la collection “Les auteurs de ma vie” de l’éditeur Buchet‑Chastel pour nous inviter à relire et à interpréter Dostoïevski. Grâce à une sélection minutieuse de textes de Dostoïevski traduits en français, J. Kristeva propose une exploration de cette écriture qui transcrit des expériences‑limites. J. Kristeva applique le concept d’abjection à cette œuvre pour rendre compte de la fascination qu’elle exerce au sein de la littérature universelle. La série de textes et de lettres nous encourage à aller au contact de cette œuvre par « immersion » (proniknovenie1) pour affronter les passions paradoxales qui agitent les personnages de Dostoïevski. C’est aussi grâce à un commentaire de certains mots originaux de la langue de Dostoïevski que J. Kristeva nous aide à entrer dans une œuvre taraudée par ces expériences de transgression. Ainsi, les mots stouchiévat’sia (« disparaître », « s’anéantir »), podpolié (« ce qui est sous le plancher »), le néologisme obchtchétchélovéki (« les hommes globaux ») et le terme mysl’ deïstvié (« l’idéation en acte ») sont commentés pour accompagner cette immersion progressive dans une œuvre qui traite de la clinique des passions.

La psychanalyse selon Dostoïevski

2Lire Dostoïevski, c’est déjà faire de la psychanalyse sans le dire en comprenant et en décrivant le mécanisme des pulsions.

Psychanalyste avant la lettre, l’écrivain parvint à un exploit quand il réussit à percer le brouillard des fantasmes névrotiques dans lequel le maintenaient ses écrits pré‑sibériens, en découvrant leur sous‑sol : le clivage lui‑même — le seuil ultime du rejet primaire, le centre vide de la schize, la refente du sujet2.

3En d’autres termes, ce sous‑sol ramène le lecteur à une exégèse inlassable du montage des pulsions, de ces forces qui désarçonnent l’être et le meuvent dans une direction. J. Kristeva nous invite à lire et à relire Dostoïevski non pas par snobisme intellectuel ou littéraire, mais parce que ses écrits ont anticipé un certain nombre de défis contemporains. Les Carnets du sous‑sol parus en 1864 viennent compléter les Carnets de la maison morte de 1862 pour proposer une introspection dans un univers du rejet.

Ces Carnets du sous‑sol (1864) ne sont pas de la littérature. Ils font le point provisoire d’une violente ressaisie de soi qui, au‑delà des liaisons névrotiques, accède à la "refente" de l’anti‑héros : bord à bord des pulsions et du sens, là où surgit — ou s’effondre — l’être parlant, le parlêtre3.

4En l’occurrence, on trouve ici les manifestations parlantes de l’inconscient, ce qui rappelle le célèbre aphorisme de la 31e des Nouvelles Conférences de 1932 de Freud — « Où était le Ça, le Moi doit advenir ». Ici, l’objectif est de plonger dans ce sous‑sol pour y récupérer un moi clivé en train de se détacher. Comme l’écrivait Clotilde Leguil à propos des processus nécessaires de désidentification en psychanalyse,

si l’identité en psychanalyse n’est pas de l’ordre d’un rapport de soi à soi, ni de l’ordre d’un rapport de soi à un groupe, elle est pourtant rapport à quelque chose. L’identité en psychanalyse peut être conçue comme un rapport singulier à l’existence à travers notre symptôme. Si le symptôme témoigne de notre foncière inadaptation aux normes de l’Autre, il témoigne aussi de notre vérité secrète et de ce qui fait peut-être notre singularité dernière4.

5De là à dire que Dostoïevski constituerait une excellente introduction à la pratique psychanalytique, il n’y a qu’un pas. Nous savons que Freud avait consacré un écrit sur Dostoïevski et le parricide dans les années 1926‑1928 en évoquant l’homosexualité de l’écrivain, sa pulsion destructrice pour le jeu5 ; or, Kristeva semble presque inverser les rôles en pointant comment l’écriture de Dostoïevski propose déjà les éléments relevant d’une investigation psychanalytique6.

Les personnages & leurs pulsions

6J. Kristeva montre à juste titre la manière dont Dostoïevski joue avec ces différents schizes et coupures de l’être. En étant à la limite d’être avalés par ces montages pulsionnels, les personnages de Dostoïevski sont en proie à des questionnements radicaux tels que RRR, Rodion Romanytch Raskolnikov, replié dans un cagibi et habité par des « songes morbides7 ». « L’a‑t‑il fait, n’a‑t‑il que rêvé à ça, et si ça existe bel et bien, comment ça peut se dire8 ? ». Qu’est‑ce que ça dans ce contexte ? Est‑ce l’acte de tuer, un matricide singulier ou alors s’agit‑il de rassembler les émotions liées au meurtre ? Jusqu’où peut‑on remonter, y a‑t‑il une pensée générale du meurtre ou une idée qui préexisterait à tous les actes ? Le meurtre est‑il une manière de briser le tabou des normes existantes ? Dans le nom du personnage Raskolnikov, le terme russe raskol signifie schisme, ce qui renvoie au schisme de l’Église orthodoxe, mais aussi aux schizes profondes de l’être9. Ainsi, cette généalogie du meurtre renvoie inévitablement au meurtre imaginaire de la mère qui est nécessaire pour cette conquête d’autonomie. Cette perte de soi (perte du même et de la mère) est alors la condition sine qua non d’une possible réalisation dans le monde. « Dostoïevski est en train d’inventer l’écriture polyphonique où ça se devine10 ».

7Que cherchent les personnages dostoïevskiens si ce n’est l’inversion narcissique de l’acte de la création par le suicide ? Autre état‑limite où l’être humain, pour conjurer ce qui l’aliène, tente de se révolter contre sa propre mort programmée d’avance. Le suicide de Kirilov dans Les Démons de 1872 est réfléchi, il s’inscrit dans cette philosophie de libération totale par rapport à la mort11. Kirilov voit dans le suicide la condition d’élévation jusqu’à Dieu. Il se suicide pour affirmer son libre‑arbitre et équivaloir à Dieu12. Dostoïevski déconstruit les idées de ses personnages, pour évaluer leur incarnation dans le réel. Il s’intéresse surtout à l’indétermination de l’être humain qui joue constamment sur les frontières entre le bien et le mal13. En outre, le mal (zlo) est la possibilité ultime de la liberté dans l’œuvre de Dostoïevski14. C’est pour cette raison que l’homme se trouve tout le temps dans des situations où il doit effectuer un choix.

8Les idées sont en fait comme des obsessions, des manifestations du parlêtre, de ce langage à la limite du sous‑sol des pulsions. Si on épluche l’idée, alors on tombe inévitablement sur la poussée sexuelle de la pulsion avec le terme russe de vpetchiatlénié, la « force extraordinaire de l’impression15 ». Ces impressions fortes que l’on pourrait dire traumatisantes sont imbriquées dans la vie des personnages. D’une certaine manière, ces forces extraordinaires sont dénichées dans les ressources psychiques des personnages, elles rappellent ces représentations‑pictogrammes chères à Piera Castoriadis‑Aulagnier :

toute activité psychique se donne à la psyché comme reflet, représentation d’elle‑même, force engendrant cette image de chose dans laquelle elle se reflète16.

9Kristeva, dans sa lecture attentive des écrits de Dostoïevski, fait un clin d’œil à Deleuze en évoquant un « érotisme sans organes17 » pour mieux s’en éloigner car les figures dostoïevskiennes signalent l’abîme et investissent l’énergie du désêtre18. Le narrateur du Joueur (1866) se dissout dans les dogmes du jeu et de l’argent en se créant ses propres aphorismes. Kristeva relève les traces iconiques dans l’œuvre de Dostoïevski avec une description minutieuse des étapes et des manifestations de cette dissolution19. La déchéance absolue s’accompagne du désir de rédemption, voilà pourquoi le parlêtre joue avec le langage christique. Nous sommes ici très proches de ce que décrit Achille Mbembe dans l’esthétique de la vulgarité propre à l’espace de la postcolonie.

La vie quotidienne du bureaucrate en postcolonie est ainsi faite : d’alcool, de jeux, de propos paillards et d’images lubriques, lorsqu’il s’agit de mettre en cause la vertu des femmes, d’évoquer les organes des secrétaires de bureaux, ou les performances sexuelles des favorites déclarées ou de petites maîtresses20.

Les femmes

10Les femmes se jettent dans la voracité du joueur de Dostoïevski, elles composent sa détresse profonde. Seules les mères russes semblent faire œuvre de sainteté en tenant ferme à l’instar de Katerina Ivanovna Marmeladova de Crime et Châtiment (1866), de Katerina Nikolaevna dans L’Adolescent (1875) et de Katerina Ivanovna Verkhovtséva dans Les Frères Karamazov (1880)21.Vient la question de l’antisémitisme assumé des personnages, annonçant en filigrane le drame ultérieur de la Shoah. Liza Khokhlakova dans Les Frères Karamazov, explicite ce fantasme antisémite : « C’est vrai que les youpins, à Pâques, ils violent les enfants et ils les égorgent22 ? ». Kristeva montre finement que dans le traitement de sa question juive, Dostoïevski fait preuve d’une position « d’hainamoration », de rejet qui masque un certain amour23.

En érigeant le culte du peuple russe comme peuple "théophore", l’auteur se heurte immanquablement au temple de la Bible, et se fait complice des appels au meurtre de ce rival absolu, les Juifs, devenus des étrangers superflus, des boucs émissaires. Son écriture romanesque elle‑même peine à déconstruire les sources psycho‑sexuelles de ce fantasme, de cette abjection24.

11Les femmes font preuve de puissance morale face aux « impostures des mâles nihilistes25 ». L’attention à la narration, à la dialectique des personnages (lui face à elle), le récit de leurs fantasmes sont caractéristiques du style polyphonique de Dostoïevski. En même temps, les femmes se trouvent dans cette solitude terrible : « femmes battues par le vortex des ‘ils’, elles deviennent des îles26 ». Certes, le personnage de Grouchenka dans Les Frères Karamazov brise ce paradigme en faisant preuve de ruse et en se réinventant au contact des hommes. Là encore, à chaque fois que le récit de Dostoïevski semble livrer ses codes, les personnages font rupture et viennent brouiller les pistes. C’est peut‑être ce point de fuite qui vient dynamiser l’évolution des différents récits en venant rappeler l’extrême ambivalence des actes.

Les enfants

12Vient la grande question de l’enfance qui est sans cesse relancée par le biais de la maltraitance infantile et de la pédophilie. Certains personnages à l’instar de Kirillov, sont tentés par ce mal absolu et par le fait de défier les frontières entre le bien et le mal. Le récit provoque le mythe de l’innocence infantile puisque tous les « désastrés de l’amour27 » s’attaquent à cette jouissance interdite dans ce carnaval érotique comme c’est le cas dans Les Démons avec l’enfant de la clopinante dans la conversation avec Chatouchka.

Mais, sûr : tout petit, tout rose, avec des petits ongles, comme ça, tout minuscules, et toute ma douleur, elle est là, seulement, que je me souviens pas si c’est un garçon ou si c’est une fille. Tantôt un garçon, qui me revient, tantôt une fille. Et dès que je l’ai eu mis au monde, je l’ai emmailloté tout de suite de batiste et de dentelle, je l’ai ficelé avec des petits rubans roses, j’ai semé des fleurs sur lui, je l’ai fait joli tout propre, je lui ai dit la prière, je l’ai pris, pas baptisé, et je le porte, comme ça, à travers la forêt, et ça me fait peur, et ce que je pleure, c’est que je l’ai mis au monde, mais que, mon mari, je le connais pas28.

13Dans ce délire postnatal, on voit poindre la condition tragique de ces enfants bâtards dont le destin est condamné dès la naissance. La mère empêche littéralement l’identité sexuée, elle veut préserver cet être androgyne tout en étouffant l’enfant. Dans le reste de l’œuvre de Dostoïevski, on retrouve souvent le thème du viol effectué ou fantasmé des enfants par des sladostrastniki, c’est‑à‑dire des personnages sensuels ou libidineux. Ainsi, Bykov, dans Les Pauvres Gens, inaugure ces habitudes avilissantes d’autant plus que son nom vient de byk désignant le taureau29. Parfois, ces hommes mûrs jouent aux enfants en ôtant à ces derniers ce qu’eux‑mêmes n’ont jamais eu, c’est‑à‑dire cette possibilité d’aimer. L’avilissement des enfants représente cette perversion ultime condamnant tout progrès moral de l’espèce.

***

14La relecture de Dostoïevski par Kristeva montre à quel point cet auteur vient questionner notre postmodernité, que ce soit par le prisme des relations de genre, que ce soit par le drame de l’inceste ou tout simplement cette abjection antisémite qui ressurgit en permanence en toile de fond. C’est la raison pour laquelle l’anthologie proposée par Julia Kristeva avec une introduction lumineuse donne au lecteur l’occasion de saisir les thèmes les plus importants de cette œuvre monstrueuse. Lire Dostoïevski, ce n’est pas découvrir seulement une œuvre littéraire monumentale, mais c’est surtout s’initier à la démarche psychanalytique en percevant le dynamisme de la relation entre les pulsions érotiques et thanatiques. Cette tension habite la polyphonie narrative et le lecteur contemporain serait bien inspiré de se plonger dans une telle œuvre pour affronter le réel et comprendre notamment ce phénomène d’hainamoration si caractéristique de notre époque30. Pour pouvoir accompagner cette initiation, le Dictionnaire Dostoïevski publié par Michel Niqueux est extrêmement utile avec des entrées pédagogiques permettant au lecteur de se repérer et d’articuler les correspondances entre les personnages et les thèmes récurrents de l’œuvre de Dostoïevski.