L’élargissement de l’idée de littérature
1Le xxie siècle s’est ouvert sur la mort de la Littérature. Du moins, à en croire la réitération obsédante de son décret dans le flux des discours, sous forme de diagnostics critiques, de doléances idéologiques ou, sur un mode majeur, de négations pleines d’espoir1. Deux décennies se sont écoulées depuis le retentissement, en diverses voix et en autant de modes possibles, de l’autopsie du littéraire, et force est d’admettre que, pourtant, l’écriture continue. Aussi pressent‑on la nécessité de s’extraire du paradigme de la fin pour interroger les modalités de continuation et de redéfinition de la littérature, dans le pluriel des formes et des valeurs qu’elle engage, à l’aune de l’idée — nouvelle, multiple et mobile — qu’elle présuppose.
2C’est ce que suggère la parution récente, au printemps 2021, de deux essais plaçant l’idée de littérature au centre de la réflexion, et ce dès leur titre. À l’instar du dernier ouvrage d’Alexandre Gefen2, la monographie de Mathieu Messager enregistre les mutations dans l’idée de littérature depuis les années 1960. Appréhendée de l’intérieur, via la voix de deux de ses illustres représentants, il s’agit pour l’auteur de comprendre l’idée que la littérature se fait d’elle‑même aux lendemains du structuralisme au regard de son statut épistémique et de la compétence qu’on lui reconnaît à produire des savoirs. Pour ce faire, l’ouvrage se règle sur l’inflexion adoptée par les formes du discours savant (philosophie, ethnologie, psychanalyse), qui renouent avec une épaisseur textuelle par le recours au figural et à la fiction critique, vers la tentation encyclopédique de la prose narrative. La ligne tendue entre Roland Barthes et Pascal Quignard sert à M. Messager de fil rouge pour « suivre l’accentuation d’une littérarisation de la prose d’idées et, consubstantielle à elle, la réaffirmation spectaculaire de la vocation savante de la littérature. » (p. 184) Se conjugue à ce mouvement une redéfinition de la posture auctoriale, ressaisie dans une scénographie scripturale de la marginalité et donnée dans les textes comme « présence inquiète où pointent toujours les formes menaçantes de sa disparition » (p. 90) : à la mort de l’Auteur succéderait la « vie du lettré », collectionneur de savoirs hétéroclites et scripteur clandestin qui revient en minuscule pour tenir lieu d’une figuration existentielle de la pratique littéraire, dont la minoration posturale rime, par un renversement tactique, avec une exceptionnalité attenant à la sacralité. M. Messager s’attache ainsi à montrer comment Barthes et Quignard redessinent l’espace qu’occupe le discours savant à l’intérieur du texte — de fiction, de diction ou, le plus souvent, issu d’une hybridation qui met en tension ces deux modalités discursives — et, corrélativement, comment « “l’idée” de littérature a aussi été investie d’une puissance majuscule » (p. 19), par un cantonnement du « lettré » à la marge des savoirs.
3Tandis que l’essai d’A. Gefen embrasse deux siècles de débats théoriques autour de l’idée de littérature, interrogeant d’un même élan l’évolution et l’extension des pratiques de lecture et d’écriture dans une perspective longitudinale, M. Messager opte pour une échelle doublement réduite, limitée aux décennies‑charnières qui clôturent le xxe siècle et ouvrent le xxie, et recentrée autour du croisillon intergénérationnel qui relie (en maintenant séparés) Barthes et Quignard. Ce parti pris de la concision, néanmoins, ne conduit jamais à une micro‑lecture prêchant par excès de proximité ; le corpus est lu en contexte, dans la résonance des discours périphériques et d’une mémoire plus ancienne qui déplient, à même les textes, autant de linéaments intertextuels ou dialogiques, et l’auteur se montre soucieux de tendre l’oreille aux harmoniques d’une tonalité d’époque. Résonnent ainsi en filigrane les voix contiguës de Claude Lévi‑Strauss et de Jacques Derrida, de Pierre Michon et de Pierre Bergounioux, entre autres, qui participent à ce grand choral de l’esprit du temps sans enterrer celles des deux écrivains considérés, ni feindre de se confondre avec elles ; en aucun cas, en effet, Barthes et Quignard ne sont tenus pour les porte‑paroles de leur génération, de même que l’étude de leurs œuvres ne prête guère à une interprétation téléologique ou faussement filiative, que reconstituerait à tort un regard rétrospectif en dramatisant l’ascendant de l’aîné sur l’œuvre du second. Il y a au contraire une volonté de l’auteur à faire se croiser les rumeurs dans le feuilleté des temporalités distinctes, par l’intermédiaire de voix singulières, en léger décalage l’une par rapport à l’autre sur la frise chronologique.
4C’est donc à revers de l’interprétation eschatologique ressassée depuis près d’un quart de siècle que M. Messager suit les déclinaisons de l’idée de littérature de Barthes jusqu’à Quignard : non pas la voie royale qui mènerait de « “l’ailleurs” de la littérature à l’“adieu” de la littérature » (p. 19), mais la migration oblique depuis le centre rayonnant de la Théorie vers la clandestinité du scriptorium, « l’espace matériel de la vie lettrée […], de l’absolu quotidien affectivement investi dans le rituel des lettres » (p. 87), et dont on aurait tort de laisser la « spectaculaire discrétion » (p. 19) occulter l’ambition de « maximiser les pouvoirs du littéraire », fût‑ce dans le fantasme d’une marginalité revendiquée.
5Au moyen d’une conduite libre dans les textes, guidée par les « “nœuds” offerts à l’analyse » (p. 185) plutôt qu’assujettie à une méthode aveugle aux événements du langage et à la sérendipité de la lecture, l’auteur nous convie à l’examen d’une « contre‑histoire », inscrite dans le contrechamp de celle « bien connue » de « la contestation progressive des savoirs de la littérature » (p. 19). La composition de l’ouvrage exemplifie cette déambulation heureuse de la lecture critique : elle attaque son objet sous une pluralité d’angles, selon la portée heuristique qu’ils engagent plutôt que par souci de systématisation exhaustive ou de relation diachronique orientée vers une finalité argumentative. Six chapitres articulent ainsi la démonstration, chacun d’eux s’enroulant autour d’une catégorie disciplinaire (littérature et ethnologie, littérature contre — ou avec — les sciences humaines, antécédence absolue de la rhétorique) ou une modalité existentielle (la scénographie du lettré, la grammaire de l’existence, la clandestinité de l’écriture) dans le but d’accentuer les positionnements stratégiques adoptés par chacun des auteurs au regard de leur pratique ou de leur conception de la littérature. Ce parcours en étoile, progressant par élargissements et sauts de continuité au risque — assumé — de s’écarter de l’ornière généalogique ouverte en amont, sert brillamment « la recherche et l’accentuation d’une hétérologie du savoir, […] ou plutôt la spectacularisation d’une forme hétérodoxe de l’écriture du savoir » (p. 17).
Un « héritage […] précédé d’aucun testament » (Char)
6Afin de contourner l’écueil des généalogies forcées, M. Messager se plaît tantôt à croiser, tantôt à « distend[r]e les diagonales du temps » (p. 15), dans le mouvement desquelles ne cessent de se profiler les possibles d’une rencontre vraisemblablement manquée. C’est sous le signe de cette dernière qu’il inscrit ses propositions critiques, au seuil d’un entretien non‑advenu entre deux paliers d’un immeuble parisien que disjoignait une « cloison‑sonore ». En visite chez Jean‑Noël Vuarnet, rue Servandoni, en compagnie de Deleuze, Quignard se rappelle avoir entendu, par‑delà la paroi du plafond, Barthes s’exercer au piano dans l’appartement qu’il occupait à l’étage supérieur. Convoquée dès la première page de l’ouvrage, cette rencontre hasardeuse et indirecte, dont la musique fut l’intermédiaire oblique, ouvre la réflexion par une entaille dans la transmission, matérialisée par la topographie des lieux — le mur mitoyen qui brouille la musique qui le franchit « sans pour autant recouvrir l’exacte et même qualité sonore » (p. 15) servant ici de relais au « motif de la filiation contrariée » (p. 52).
7L’anecdote de la rue Servandoni libère les voies de la biographie, lesquelles encadrent, aux points liminaires de l’ouvrage, la démarche plutôt textualiste de M. Messager, animée du souci de demeurer au ras des textes convoqués : sont alors rappelés le bref contrat doctoral (aussitôt résilié) qui unit pour un temps Barthes au grand‑père maternel de Quignard, le linguiste Charles Bruneau, ainsi que la symétrie d’un héritage musical avunculaire, la tante Alice Barthes, qui enseigna à son neveu les rudiments du piano, et les Demoiselles Quignard, dont le traditionalisme des méthodes d’enseignement du solfège laissa un souvenir amer au petit Louis Poirier, futur Julien Gracq. Lancés à l’orée du volume, comme une pierre d’attente à la véritable démonstration, ces fils sont rattrapés en fin de parcours et ourlés à l’analyse des mises en scène posturales de la marginalité et de la « pauvreté élective » (p. 178) qui fait l’objet du chapitre ultime. L’ethos de l’humilié que partagent Quignard et Barthes, l’identification spontanée aux vies minuscules, aux existences provinciales et sans gloire qu’évoquent les collages photographiques du Roland Barthes par Roland Barthes (1975) et de la Leçon de solfège et de piano (2013), les petits métiers de ces femmes contraintes aux leçons dispensées aux enfants des mieux nantis ou, dans le cas de la mère de Barthes, le travail de relieuse — biographème hautement significatif pour le « futur théoricien du Texte, du tissu symbolique et de l’intertextualité » (p. 178) — dessinent en relief un roman des origines éclaté ou absent, en défaut de continuité. Aussi l’embarras éprouvé par l’auteur devant la nécessité de se conformer à l’hypothèse généalogique s’explique‑t‑il à même les textes, par le refus d’hériter qu’ont en partage Barthes et Quignard, ainsi que par le motif obsédant de la « postérité contrariée » qui traverserait l’œuvre du premier : à maintes reprises, en effet, les analyses mobilisent à d’autres fins les conjectures barthésiennes sur la fortune posthume de son œuvre, mais c’est dans l’épilogue de l’ouvrage que le faisceau de la postérité problématique se révèle pleinement signifiant. Au terme d’une traversée au carrefour des lignes du temps, M. Messager associe le motif récurrent de la stérilité, décliné au sens propre, biographique (le sentiment, exprimé au seuil du Roland Barthes par Roland Barthes, de rompre la lignée, d’habiter un corps qui « porte en lui la marque du “pour rien” » (p. 182)), et au figuré, sublimé sous les postulats théoriques du Neutre et de l’intransitivité de l’écriture, au fantasme d’une ascendance élective, celle de Proust, qui ne s’incorporerait qu’au moyen de l’écriture. Comme l’infère M. Messager, « s’inscrire à l’intersection du monde proustien, c’est réussir à s’auto‑engendrer en termes d’écriture » (p. 184) ; c’est également, doit‑on entendre en substance, s’extirper des généalogies, en pervertir les lignes et les directions (au sens barthésien du geste, dans une volonté de brouiller la loi).
8Bien davantage qu’une particularité biographique, le motif des généalogies problématiques fomente la démarche poursuivie par l’auteur en tenant en bride les réflexes critiques qui l’inciteraient à positionner Quignard comme un héritier de Barthes. Du reste, le rapport que le cadet entretient à l’égard de la succession est complexe, plombé par un sentiment d’imposture et le remord d’avoir trahi les siens : il évoque dans Boutès ce sentiment d’« une faute qui traîne » d’avoir « laissé la musique en souffrance » en préférant siéger au comité éditorial de Gallimard plutôt que de reprendre le service d’organiste à Ancenis de sa tante « Marthe Quignard qui avait repris l’orgue des mains de sa sœur Juliette Quignard, qui l’avait repris elle‑même de celles de son père Julien Quignard, etc.3 ». M. Messager ne fait certes pas mention de cet épisode, ni de l’acte démissionnaire qu’il sous‑tend au sein de ce traité qui célèbre le plongeon de Boutès contre la communauté orphique ; mais leur évocation complémentaire ne fait qu’étayer les thèses développées dans l’ouvrage et justifie pleinement les circonspections avec lesquelles M. Messager manipule l’approche généalogique. L’héritier en défaut — ou en dette — de testament envers sa famille biologique se trouve dans une même filiation trouble face au legs structuraliste dont, comme Pierre Michon, « il se sent à la fois “contemporain” et contraint » (p. 52). En s’attardant un moment sur l’année 1966, « année‑lumière du structuralisme » (François Dosse, cité p. 52), M. Messager montre que la filiation se grippe également dans l’influence indépassable, inhibitrice qu’exerce l’avant‑garde sur la génération d’écrivains qui avaient vingt ans dans les années fastes de la Théorie. Que cette reconnaissance de dette prenne la forme d’une culpabilité, voire d’une trahison à l’endroit du savoir légué par les pères, comme chez Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou Patrick Mauriès, ou qu’on ait cherché à la neutraliser par les mécanismes du refoulement, comme l’aura fait Quignard dans les années 1980 (Une gêne technique à l’égard des fragments ; le retour au roman avec Les Salons du Wurtenberg et Les Escaliers de Chambord), avant de se réconcilier avec un héritage théorique de mieux en mieux assumé — et apaisé — à partir des années 1990, c’est un même « surmoi scriptural » (p. 42) qui s’est formé dans cette entrée en écriture au contact des principaux acteurs de la scène intellectuelle de 1966.
L’invitation à l’ailleurs
9Par‑delà cette perspective critique qui tente d’« en finir avec la généalogie », comme enjoint à le faire François Noudelmann4, sans pour autant renoncer à débusquer des « croisements sur les échelles du temps » (p. 185), le grand intérêt du livre de M. Messager réside dans la mise au jour de modalités de résistance déployées par la littérature au sein de ce grand mouvement en chiasme qui entrelace essai littéraire et sciences humaines. Rapprochement entre le travail scientifique, qui se définit alors comme discours, comme fait de langage et qui, ce faisant, s’énonce littérarisable, et l’essai littéraire à son « moment de théorisation [comme] genre5 », d’un côté ; de l’autre, confiscation définitive des connaissances de l’homme par les sciences humaines, désormais « spécialisées, pluralisées et largement institutionnalisées sans contestation possible » (p. 27), et comparution de la littérature à répondre de ses méthodes par l’intégration de pratiques issues des sciences sociales — ce que Dominique Viart désigne par littératures de terrain6 et Laurent Demanze par le paradigme de l’enquête des écritures contemporaines7. Si cette redistribution des pouvoirs dans l’ordre du savoir ne constitue pas en elle‑même une nouveauté, la « spatialisation » à travers laquelle M. Messager appréhende ce bougé, via une isotopie de l’espace, de la frontière et de l’ailleurs continuellement relancée (dont participe l’image inaugurale de la cloison‑sonore, relevée en amont), est non seulement opératoire sur le plan herméneutique, mais tout à fait en phase avec le corpus d’élection, contemporain du tournant spatial de la pensée. Les œuvres de Barthes et de Quignard, installées au point de vacillement où l’essai s’ouvre à la fiction et le récit se retrempe aux sources de la prose savante, déplacent en effet les lieux depuis lesquels se dit et se vit la littérature : délocalisation, à l’évidence, des territoires critiques, qu’abordent plus substantiellement les deux premiers chapitres ; émigration de l’auteur hors des espaces politiques et médiatiques, mettant définitivement fin à l’idéal de l’intellectuel sartrien plongé au cœur de la cité, tel que le démontrent les chapitres 4 et 6 ; enfin, aménagement au sein d’un langage habitable, où la subjectivité mobile s’acclimate à l’intérieur des formes grammaticales de l’existence, examiné dans les chapitres 3 et 5.
10Les hétérotopies du savoir littéraire proposées par Barthes et Quignard prennent une première forme dans la quête d’une hétérologie, terme qu’emprunte M. Messager à une formule du Plaisir du texte8. C’est ce que permet de dramatiser la querelle qui oppose Barthes à Raymond Picard en 1966, ressaisie au chapitre 2 sous l’insigne d’un conflit entre l’ici et l’ailleurs de la littérature : alors qu’une idée reçue de la vulgate structuraliste nous incite à apparier le premier déictique à la Nouvelle critique, au nom du postulat de l’immanence de l’œuvre, et le second au porte‑parole de la « vieille Sorbonne » (p. 49), pour qui l’interprétation s’établit grâce à des éléments externes au texte (biographie de l’auteur, les modèles explicatifs issus de l’histoire et de la psychologie sociale), M. Messager en permute adroitement les appartenances. Il montre en effet que, pour Barthes, la détermination de la scientificité du discours littéraire est conditionnelle à la maîtrise d’une « culture anthropologique » large, étayée par « la logique, l’histoire, la psychanalyse » (Critique et Vérité, cité p. 48), et nécessite de fait une prise de champ par rapport à l’expérience littéraire brute, dont la vérité propre exondera d’une confrontation avec un discours venu des « franges disciplinaires qui lui sont extérieures » (p. 45). Or cette discursivité autre, étrangère au langage qui en sollicite l’usage, opère comme supplément de scientificité ; elle ne fait pas elle‑même l’objet d’analyses, à l’inverse de ce que prônaient les tenants de la critique positiviste, en réservant l’étude méthodique au contexte dans lequel s’inscrit l’œuvre. Pour ces derniers, rappelle M. Messager, si seule prévaut une « méthodologie inspirée par la science historique […] considérant l’œuvre littéraire comme un document […] à la lumière d[’un] contexte avéré et objectif » (p. 43), c’est en raison du caractère ineffable qu’ils prêtent à la littérature, de l’impossibilité présumée de tenir un discours critique sur elle sans transiter par des formes artistes de langage basculant à leur tour dans l’en‑soi de la littérature. À cette extériorité factuelle, Barthes oppose un ailleurs discursif, qui munit le critique d’un arsenal herméneutique à partir duquel appréhender le savoir propre de la littérature et échapper au circuit tautologique (« la littérature est la littérature »). Aussi cet ailleurs convoqué par Barthes sert‑il l’œuvre littéraire plutôt qu’il n’en verrouille l’accès de plus belle en en déportant le sens vers l’expression d’une situation historique : le détour par les sciences humaines, explique M. Messager, « pose donc aussi et en même temps la condition d’une véritable retrouvaille » (p. 48), « l’ailleurs disciplinaire [étant] la seule façon d’aborder l’ici de la littérature » (p. 42).
11Le pas‑de‑deux stratégique opéré ici par Barthes avec les sciences humaines signale déjà, suggère M. Messager, un nouvel ordre du discours, qui « oblige maintenant la littérature à se retourner contre elle‑même et à légitimer le fondement de sa parole » (p. 51). Le rétrécissement graduel de l’empire des lettres à mesure que croît l’hégémonie des sciences humaines conduira Barthes à durcir certaines positions, et à tenir la littérature pour la « mathèsis indépassable » (p. 42), la « matrice » dont relèvent « toutes les sciences humaines » (p. 39), à dessein de compenser par la maximalisation sa progressive invisibilisation dans le champ des savoirs. La querelle de propriétés entre l’ethnologie et la littérature, mobilisée autour de la figure de Lévi‑Strauss, fournit à M. Messager l’occasion de mesurer, dès le chapitre inaugural de l’ouvrage, les conséquences de cette gageure prise au nom du « dehors » : chez Barthes comme chez Quignard, l’œuvre ethnographique de Lévi‑Strauss, dans son versant scientifique le plus aride, est lue pour ses virtualités littéraires et poétiques, en une traction stratégique visant à subsumer ce discours voué à la « connaissance de l’homme » (p. 27) sous la littérature. Pour le Barthes des années 1970, l’ethnologie formule un savoir que le roman exprime toujours déjà antérieurement, dans une forme inarticulée, elle relève forcément de l’après‑coup, comme l’affirmait également Derrida en 1967, qui y distinguait pour sa part un « impensé métaphysique » (p. 33). Chez Quignard, qui reprend à nouveaux frais la question, l’anthropologie structurale aurait libéré les écrivains de l’injonction rimbaldienne d’être absolument moderne pour renouer avec une pensée archaïque et un imaginaire mythographique susceptibles de révéler un savoir refoulé, dissimulé dans une forme de déni à soi. Comme le résume M. Messager, Quignard s’approprie la pensée différentielle de Lévi‑Strauss pour la réarticuler dans les termes de son propre lexique. Mais chez lui comme chez Barthes, la préférence est sans réserve accordée au travail anthropologique de Georges Bataille, qui aurait su « déjouer les codes mêmes de l’écriture savante pour la conduire au rebord de la fiction » (p. 37) et ainsi mis le poétique au service des « régions sacrées de ce non‑savoir qui paradoxalement […] mettent l’homme en contact avec le savoir le plus intense qui soit. » (p. 25) La prédilection pour Bataille, jouée contre Lévi‑Strauss, relèverait donc d’un geste programmatique visant non seulement à tirer l’anthropologie du côté de la littérature, mais à tenter « une forme de réconciliation […] au divorce historique des sciences et des lettres. » (p. 27)
La communauté désolidarisée
12En se rangeant derrière la figure de Bataille, qu’il intègre, à la suite de Montaigne et de Rousseau, à une lignée d’essayistes‑érudits, Quignard exprimerait « une nostalgie des belles‑lettres où science et littérature avançaient de concert » (p. 26‑27) ; se dessine là une deuxième configuration hétérotopique, d’ordre davantage postural ou éthique, que l’ouvrage de M. Messager vient mettre en lumière. À l’hétérologie des discours correspondrait donc un mode de vie hétérodoxe, cantonné à la périphérie et à des pratiques quasi‑anachorètes de lecture continuellement mises en avant dans l’œuvre des deux auteurs. M. Messager découvre en effet chez Barthes et chez Quignard un idéal comparable de communauté monastique, dont le modèle remonte à des temporalités ancestrales, comme si le vœu de sécession dans l’espace solitaire de l’écriture s’accompagnait naturellement du fantasme d’un retranchement du présent : le mont Athos du ive siècle chez Barthes, et Port‑Royal‑des‑Champs, chez les jansénistes du xviie siècle, pour Quignard. Ces formes de vie érémitiques, qui fédèrent cependant quelques solitaires enclins à s’effacer devant les livres, opposeraient une résistance à l’injonction de l’époque au « plus‑que‑présent » (p. 153) et au pouvoir communautaire par une « politique de la bibliothèque », c’est‑à‑dire une existence intentionnellement maintenue à la marge, scandée par l’étude et l’érudition. La convocation de ces utopies cléricales, dans lesquelles Barthes et Quignard se projettent dans un régime existentiel ordonné autour du rituel des lettres et dans une « mimologie » (selon le mot de l’auteur) scripturale calquée sur l’exégèse biblique, permet à M. Messager de revisiter la question de la mort de l’auteur et des avatars textuels de sa disparition. En soutenant que ces deux écrivains se portraiturent dans le temps de l’écriture par la récollection de menus articles du quotidien — crayons, carnets, boîtier de cigarettes, bouteille d’eau, mouchoirs, mobilier de chambre, etc. —, l’auteur fait ressortir la valorisation stratégique d’un éthos de lettré, qui répond par la modestie d’une vie ordinaire, présentée dans les « éclats incomplets, gorgés des matériaux tangibles qui font la vie de chacun » (p. 94), à l’héroïsation de la vie d’auteur destinalement orientée par un « liant narratif trop manifeste » (p. 97). Plus encore, la spectacularisation d’une « minoration de la figure d’auteur par un genre de vie clandestin » (p. 88) alimente un imaginaire de l’écrivain exempté des tractations avec les formes institutionnalisées du pouvoir et de « l’injonction communautaire » (p. 118). Cependant, argue l’auteur, la dramatisation continuelle du retrait finit par trahir le stratagème postural qui en motive l’ostentation : à trop vouloir jouer de la marginalisation et de la neutralisation présumée des pouvoirs de l’écrivain, « le lettré ne fait que réclamer les gages symboliques qu’il prétend par ailleurs refouler. » (p. 88) Qui plus est, la dramaturgie du pas de côté au regard des forces sociales en présence réactive un imaginaire romantique de l’artiste, fécondé par les vestiges d’une religion de l’art et du sacerdoce de l’écrivain : à la déférence du lettré, qu’emblématisent les figures de l’herméneute, du copiste ou du scoliaste sous les traits desquels Barthes et Quignard se dépeignent couramment, se superposerait la matrice du martyr et de sa sainteté subséquente. Les analyses menées par M. Messager à partir d’une hagiographie de circonstances, autour des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola chez Barthes et de saint Alexis chez Quignard, et celles consacrées à la mythographie de Rousseau, quasi sanctifié dans son statut de « gueux philosophe » faisant l’épreuve d’une dissociation subjective d’avec soi — une ek-stase —, exposent de manière convaincante le recouvrement programmatique entre la vocation du saint et les conduites de l’écrivain.
13De même, suggère M. Messager, le gommage des coordonnées d’époque qui résulte de la projection dans « des toponymies reculées de l’imaginaire historique » (p. 116), répliquant à l’appauvrissement de l’expérience collective par le parti‑pris d’un vivre‑ensemble (mais séparément) dans le commerce avec les livres, perd de son intemporalité lorsqu’on le ressaisit à l’aune de « la géographie intellectuelle de leur temps » (ibid.) Les vœux idiorrythmiques de la vie clandestine ou de la vie secrète auprès de petites communautés électives re‑déploient, en la transposant dans un scénario délibérément anachronique, la réflexion menée au même moment en philosophie autour de l’idée de communauté et des formes possibles de partage entre singulier et pluriel. L’auteur relève quelques dissensions évidentes entre la topique de la communauté, telle qu’elle apparaît dans la pensée de Jean‑Luc Nancy, de Jacques Rancière ou de Giorgio Agamben, et sa reformulation dans une version anticipatrice chez Barthes ou dans « l’évidence d’une reprise défiante » (p. 114) chez Quignard ; il insiste principalement sur l’adoption d’un « contre‑lexique théorique » (p. 117), élaboré à revers de « l’idée plurielle de la co‑existence » (p. 116) et du réseau signifiant qui s’échafaude à ses entours. À l’injonction du vocabulaire du commun et du partage, Barthes et Quignard riposteraient par un lexique équivalent, caractérisé cependant par des marqueurs privatifs : « autarkeia, anachorèsis, ekstasis, épochè, ou encore secessio plebis » chez Quignard, et le « réseau grec » barthésien — « autarkeia, monosis, idios, eremos, […] hèsuchia, epochè, akèdia […] xenitéia ou […] anachorèsis » (p. 118).
14Nous nous permettons toutefois d’exprimer une certaine réserve à l’endroit du durcissement opéré par M. Messager entre l’apostasie du lettré et les propositions théoriques autour de la communauté, qui semblent ici être limitées aux vues ranciériennes de la redistribution du partage politique dans la fiction. Cette réduction conceptuelle a beau étayer les déclarations radicales de Quignard concernant la solitude essentielle de chacun — « Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire9 » —, elle fait ombrage à la complexité de la pensée de l’« être‑avec » que développe notamment Jean‑Luc Nancy, et qui est avant tout une pensée du rapport, de l’altérité et de l’impossible accomplissement d’un « être‑en‑commun » immanent. Les pages consacrées à cette question, d’ailleurs peu nombreuses, donnent l’impression d’un amalgame entre diverses propositions, ne serait‑ce que dans l’inflexion gênante qui tend à assimiler la communauté à l’idée, contiguë mais pourtant bien distincte, de société, « simple association et répartition des forces et des besoins10 », ou encore « d’un être‑social de l’homme (le zoon politikon […]) », qu’elle « déborde largement11 ». Une contextualisation, même sommaire, des grandes lignes qui partitionnent la toile de fond des pensées de la communauté aurait sans doute permis d’éviter ces effets d’empiètement entre des orientations distinctes, tout en repositionnant les modèles communautaires élaborés par Barthes et Quignard à l’intérieur du champ philosophique. Le fantasme idiorrythmique formulé par Barthes comme modalité du vivre‑ensemble, partage entre les espaces et les corps de chacun dans « une éthique (ou une physique) de la distance12 », ne nous semble du reste pas si éloigné de l’ontologie relationnelle définie par Nancy, de même que certains passages de Vie secrète sur la communauté des amants à l’écart de la société paraissent par endroits répondre directement à la lecture nancéenne du motif. Loin de nous l’intention de blâmer l’auteur de n’avoir pas « cherch[é] à situer la pensée de Barthes et de Quignard par rapport à ces propositions philosophiques contemporaines » (p. 116) en lui reprochant l’économie d’une analyse qu’il n’entendait pas développer ; il nous semble cependant plus malaisé, à la lumière de ces zones de convergence, de nous rallier entièrement à l’auteur lorsqu’il place Barthes et Quignard dans l’angle mort de la pensée politico‑philosophique de leur époque.
À la recherche de phrases habitables
15La miniaturisation du lettré, dégagée par M. Messager à partir d’une spectographie de mises en scène posturales, dignifie l’activité à laquelle il se voue absolument ; ce faisant, elle rétribue le sacrifice statutaire de l’auteur par une consécration d’ordre symbolique, signalée par la matrice hagiographique. Soustrait à la scène mondaine, c’est à l’enseigne du langage que loge désormais le lettré, s’appropriant les catégories linguistiques comme possibilités existentielles et « théâtralisation d’un rapport affectif au langage » (p. 142). Il s’ensuit un ultime déplacement de l’espace littéraire, lequel devient, par la capacité véhiculaire du langage, espace à inscrire à même l’existence. M. Messager montre donc que l’apparence d’un repli vers le noyau vital de l’écriture, qui devrait nous convaincre de la réduction de ses pouvoirs, correspond a contrario à une extension de ces derniers : c’est « depuis ce resserrement sur la gramma » que s’énoncent et s’étendent « de nouvelles formes de conduites existentielles et politiques. » (ibid.) La réhabilitation de la rhétorique, examinée au troisième chapitre de l’ouvrage, permet de suivre Barthes et Quignard dans leur ambition d’instituer, à la dérobée, la souveraineté de la littérature sur l’ensemble des discours savants : parce que le langage constitue la particule élémentaire de tout discours, et peu importe sa présomption à la scientificité, celui « qui prend le logos pour l’objet exclusif de son propre discours se situe forcément en position englobante. » (p. 72) Ce n’est pas pour autant le seul dénominateur qui destine la littérature à porter la « mémoire de la rhétorique » ; celle‑ci s’explique également par la conjonction qu’inaugure la rhétorique entre la scène du discours et les possibles de la fiction. En s’appuyant principalement sur Rhétorique spéculative (1995), M. Messager s’engage avec Quignard dans une archéologie des usages de la parole pour soutenir que la rhétorique, dès lors qu’elle fut tenue, sous le Principat d’Auguste, de s’exercer à distance de l’arène délibérative du politique, reléguée à des causes spéculatives laissées à l’imagination des rhéteurs, peut à bon droit s’instituer comme une forme ancestrale de littérature. Articulant l’autonomisation de cette proto‑littérature à son expulsion de la cité, scénario platonicien s’il en est, ce récit de genèse participerait, selon M. Messager, de l’assertion quignardienne de la toute‑puissance de la lettre sur les autres instances de discours, la philosophie au premier chef : pour Quignard, il y a dans le congédiement de la rhétorique comme dans la « mise en procès » de l’écriture par « la parole philosophique » (p. 77) un réflexe panique face à la menace de la lettre, dont la virulence corroborerait, par l’étroitesse du champ où elle est renvoyée, la puissance subversive de la littérature.
16Cette puissance, M. Messager la rattache à la performativité de la rhétorique, c’est‑à‑dire du langage déployé dans sa réserve figurale : la rhétorique est dès lors réévaluée comme capacité d’action et possibilité de rénovation d’une langue à la fois aliénée et aliénante, et non pas, comme on pourrait le croire spontanément, envisagée comme un appareil stylistique normatif voué à l’ornementation du discours. C’est dans le mouvement de déport du métaphorique que Quignard et Barthes (selon sa préface aux Essais critiques) identifieraient les ferments d’une parole nouvelle, dépositaire d’une subjectivité agissante. Chez Barthes, le travail du figural viserait à défaire les formes enkystées de la parole commune, dont la force « empathique », cannibalisée par l’usage collectif, s’est tarie jusqu’au point de l’insincérité, pour faire entendre, dans la singularité de l’image nouvelle, la présence du sujet réellement affecté. Symétriquement, la rhétorique détient chez Quignard une portée viatique qui permet de riposter aux assauts du réel relayés par le langage par un jeu de substitutions, de relais et de pièges lexicaux. Il s’agit donc de répondre au langage par le langage ou, dans les termes de M. Messager, d’extraire du figural autant de « pièges apotropaïques qui, comme les attrape‑rêves amérindiens, conjurent la mauvaise image. » (p. 65) Dans les deux cas, le procédé relève d’un même postulat : « la parole la plus directe est d’abord le résultat d’un langage qui a su se rendre indirect par l’effort d’un travail sur sa forme » (p. 70).
17De là, le travail formel du langage s’affirme comme une modalité de subjectivation : la métaphore exprime le sentiment juste de l’énonciateur, et accueille ainsi dans la plastique des phrases la présence d’une sensibilité incarnée. La réciproque apparaît tout aussi vraie dans le cinquième chapitre, consacré à la « spectacularisation d’un rapport affecté aux formes du langage » (p. 121) : à la rhétorique comme disposition d’un véhicule affectif dans l’écriture et espace d’affabulation à valeur cognitive correspond l’élargissement de la grammaire à ses possibilités existentielles. Autrement dit, ce n’est plus seulement le figural qui recueille et énonce le sujet dans sa corporéité affectée, mais le sujet lui‑même qui règle ses conduites dans l’existence sur des catégories linguistiques. À la lumière de cette extension des « patron[s] phrastique[s] » (p. 140) aux formes de la vie, l’auteur convoque le « signifiant‑maître » (p. 143) auquel Barthes et Quignard se réfèrent pour fabriquer des allégories linguistiques de l’existence : le Neutre chez le premier, qui « allégorise une suspension utopique de la tyrannie du sens » et lui permet de « régler sa conduite dans le monde en refusant l’assertion et le dogmatisme du sens » (p. 142), et l’aoriste grec pour le second, qui modalise verbalement le temps du Jadis. Certes, le rapport existentiel aux catégories linguistiques n’est pas exempt d’effets handicapants, comme le signalent la phobie du mot lacunaire chez Quignard et l’hyperesthésie langagière dont Barthes se dit atteint. De même, renchérit M. Messager, ces valeurs existentielles en puissance dans la langue accentuent chez les auteurs une duplicité conflictuelle, partagée entre état d’aliénation vis‑à‑vis du langage et pulsion d’émancipation de sa tutelle, via la tentation d’« asyntaxie » (p. 134) qui subsiste en creux dans la prose des deux auteurs. Mais cette surdétermination linguistique des conduites dans l’existence ne fait que consolider davantage le scénario de l’inadaptation salutaire du lettré, l’extrême‑sensibilité à l’endroit du langage, d’abord tenue pour une pathologie, étant conditionnelle à l’élargissement de la lettre à des fins existentielles.
18Si la matière grammatique et étymologique constitue une « force de réserve toujours vive, porteuse d’enjeux épistémologiques et existentiels toujours féconds » (p. 134), c’est pour mieux entériner l’empire symbolique de la littérature. La valorisation statutaire du lettré est ici réaffirmée par un effacement en trompe‑l’œil derrière les structures mobiles du discours : l’exemple de Barthes qui affirme voir le langage est bien entendu lu par M. Messager dans sa réminiscence rimbaldienne, le critique relayant le poète dans sa capacité de voyance, pour renverser l’hyperesthésie du littéraire, prisonnier des rets de la langue, en une « hyper‑symbolie » à portée visionnaire. On pourra néanmoins interroger la décision de l’auteur — à moins que ce ne soit là une tache aveugle dans son champ de vision — d’abandonner ce filon interprétatif sans en avoir exploité les résonances qu’il trouve dans l’histoire récente des idées. Si M. Messager note la reprise du « geste inaugural de la modernité poétique esquissé par Rimbaud » (p. 123) dans la scénographie barthésienne du voyant, il n’en souligne guère la valeur annonciatrice d’un nouveau paradigme linguistique, ni, a fortiori, l’inflexion décisive qu’elle fait subir à l’idée de littérature, notion qui figure pourtant à l’intitulé de son essai. Ce que l’ouvrage n’articule pas mais qui se dégage des deux chapitres que nous venons de résumer, ce sont les discrets ferments d’une conscience discursive autre, sensible au caractère performatif du langage et de son potentiel d’action sur le monde, que réaffirment au même moment le pragmatisme américain et les champs d’étude qui en dérivent. Le langage, auquel la modernité a redonné une épaisseur historique, qui fut aussi la source d’une opacité, retrouve chez les contemporains une force perlocutoire, dont la pesée et la portée signifiantes — toujours potentiellement politiques — proclament l’efficacité de ses interventions dans le monde proportionnelle à son obligation d’y comparaître. Il serait bien sûr abusif, et par ailleurs irrecevable, d’en conclure à un impensé pragmatiste chez Barthes et Quignard, ou de rattacher leur conception élargie des formes syntaxiques et grammaticales à une modalité politique de l’engagement littéraire : la scénographie auctoriale de la marginalité heureuse et l’éthique soustractive précédemment mises au jour suffisent à nous convaincre du désinvestissement de l’œuvre en regard aux luttes sociales. Il n’en demeure pas moins que ce geste tactique de redressement symbolique du littéraire actualise incidemment, et comme en relief, une idée de la littérature — historiquement, la nôtre — au revers de positionnements passablement anachroniques, par nécessité chronologique ou par figuration posturale. Il s’agit toujours, en somme, d’un geste de réconciliation tendu aux « formes subtiles du genre de vie13 », comme disait Barthes, formes multiples et mobiles dans l’attention desquelles la littérature contemporaine reconquerrait savoirs et pouvoirs.
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19Une ultime force de l’ouvrage de Mathieu Messager mérite, en dernière instance, d’être saluée, tant elle exprime la cohérence critique qui soutient son propos : l’élégance de la langue, qui fait la preuve in actu que le discours savant de la critique peut se doubler d’une expérience esthétique dans le langage. On soulignera à cet égard la filature de figures de style à forte résonance heuristique, qui se déploient en réseau autour d’une sémantique, justement, du maillage et de la toile, pour former une hyphologie à la fois critique et poétique — pour reprendre le néologisme de Barthes : « hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée14. » De même, le lexique spatial, déjà mentionné, donne une épaisseur textuelle à la prémisse initiale du déport des lieux depuis lesquels s’énonce, pour les auteurs étudiés, la littérature.
20La centralité de l’ailleurs discursif et de l’altérité du champ, tant sur le plan des thématiques abordées par l’auteur que dans le maniement des tropes pour les déplier, nous incite pourtant à formuler un dernier regret au regard de l’argumentaire proposé par l’ouvrage. Au terme de la lecture, le choix du titre nous apparaît discutable, du moins peu représentatif des enjeux réellement circonscrits dans ce travail : alors que l’énoncé titulaire de « l’idée de littérature » permet d’anticiper, par sa connotation historiographique, une étude théorique à visée définitionnelle, cherchant à qualifier une conception différentielle de la littérature à l’égard d’acceptions précédentes ou afférentes, l’essai en présence cible plutôt des zones de nouage et des effets de miroir entre des imaginaires façonnés par des lectures parallèles, des positionnements dans le champ et des formes de vie dans les lettres que sous‑tendent les œuvres de Barthes et de Quignard. Aussi est‑ce davantage un rapport individuel à la littérature dont l’ouvrage de M. Messager trace les contours, rapport singulièrement affecté, majoré à une bourse toute personnelle des valeurs, mais qui ne saurait suffire à désigner l’idée de littérature au tournant du xxie siècle, dans la souveraineté que lui confère l’article défini. On ne s’étonnera pas de constater que la thèse dont est issue cette monographie avait initialement pour titre « Les hétérologies du savoir », à notre sens plus conforme au projet critique effectivement réalisé par l’auteur. Cette substitution éditoriale explique sans doute l’impression de décalage qui subsiste à la lecture de l’ouvrage. On mentionnera enfin l’absence accidentelle de certaines références qui sont pourtant annoncées en appel de notes : si ces coquilles de mise en page ne gênent en rien la qualité de la démonstration, elles briment néanmoins la possibilité de prolonger la réflexion par la consultation des textes cités.
21Ces quelques remarques, au fond assez bénignes, ne sauraient éclipser la qualité de l’analyse ni l’originalité de la démarche, par lesquelles M. Messager apporte un éclairage inusité et pourtant convaincant sur l’œuvre des deux auteurs qui s’éclaire l’une l’autre dans le croisement de la lecture. Si d’autres trouveront à redire sur les libertés prises avec la dialectique et les conclusions diffuses qui substituent à la synthèse assertive l’ouverture des possibles suspendus, nous en soulignerons quant à nous la part évidente de bonheur dans l’écriture dont elles témoignent. Bonheur dans l’écriture qui appelle à la lecture — et satisfait pleinement — un véritable plaisir du texte.