Mallarmé aux XXe & XXIe siècles
Le contre & l’anti
1Les éreintements et les railleries qui ont accompagné, et parfois subsumé, la réception de Mallarmé par ses contemporains ont été légion. Verlaine, dans l’article de la série des « Poètes maudits » qu’il lui consacre pour le journal Lutèce, en décembre 1883-janvier 1884, se démarque de toute « cette publicité incompétente » par ce que nous pouvons appeler un pour Mallarmé : « il travaille à un livre dont la profondeur étonnera non moins que sa splendeur éblouira tous sauf les aveugles1 ». Tous ces jugements, qui relevaient, aux yeux de Verlaine encore, de « la mode de rire des vers magnifiques, de rappeler à la langue l’écrivain parfait, au sentiment du beau le sûr artiste2 », disqualifiaient une poésie qui faisait scandale à plusieurs titres : à celui de la langue française et sa mythique clarté, à celui de l’esthétique et d’une pratique d’un langage qui devait être la manifestation d’une sanité d’esprit que l’on refusait à Mallarmé. Pour ces « publicistes », ou lecteurs incompétents, il y avait lieu d’en conclure (et d’ainsi liquider l’affaire) à la dégénérescence des facultés créatrices d’un poète déjà tombé irréversiblement dans un état de folie avancé. Mais, aux xxe et xxie siècles, le critère d’obscurité, doublé de celui d’hermétisme, étant toujours de mise, ces mêmes jugements figurent au rang de tératologie de la critique — cette même critique dont Verlaine constatait la cécité, partant la surdité — et l’on pourrait citer parmi ses détracteurs, Max Nordau dans son livre de 1894 Dégénérescence, au sujet duquel Henri Meschonnic a pu écrire, au sujet de « l’inintelligence qu’il avait de Mallarmé », et faisant revivre pour aujourd’hui des paradigmes de lecture de l’œuvre de la fin du xixe siècle, que « ce qu’il nous met devant les yeux, c’est notre propre image grimaçante du présent3 ». Aussi, eu égard à un poète qui a écrit contre son temps — et en cela, a refait ce temps, signant sa poésie contre son époque —, la position « contre Mallarmé » a-t-elle pu entraîner un contre au contre, par lequel s’est érigée la figure d’un « Maître », peu à peu converti en « héros », comme l’attestait l’hommage d’Albert Mockel, en 18994.
2L’ensemble Contre Mallarmé, dont les textes sont réunis par Th. Roger pour la Revue des Sciences Humaines, tient un peu de l’état des lieux : qu’en est-il d’un contre Mallarmé qui a une histoire longue et ne peut plus être réductible à une simple position contre ? L’histoire des lectures de Mallarmé aux xxe et xxie siècles est plutôt celle de situations successives où le contre est sans cesse dialectisé et s’impose comme problème poétique, plutôt que comme axiologie. Aucune univocité n’y loge, c’est ce que Th. Roger avait déjà développé en détail dans son livre L’Archive du « Coup de dés »5 qui recherchait les « formations discursives », selon la démarche foucaldienne d’une archéologie des discours, au sujet d’un poème lu et relu, réinvesti par la critique autant que par les écrivains (pour ne pas se limiter aux seuls poètes), objet d’appropriations et de recréations poétiques, artistiques. L’investigation permet en somme de montrer qu’une œuvre tend à créer un temps qui lui est propre, par-dessus l’histoire, et que l’idée de réception se déborde elle-même en quelque sorte.
3Se trouve sans cesse réinventée une contemporanéité. Une œuvre se distingue par sa capacité à inventer, par son écriture, la lecture. C’est ce que montre d’abord la multiplicité de ce contre, autant révélateur de visages de Mallarmé que miroir des lectures qui s’y confrontent. En conséquence, les lecteurs deviennent des sujets, mais en même temps les lectures ne cessent d’influencer l’œuvre par les inflexions qu’elles impriment en elle, par ce qu’elles font voir d’elle qui n’a pas pu être vu avant, et qui est aussi un peu l’insu de la lecture. Toute lecture, au sens fort, est irréversible et répond à l’irréversibilité, à l’événement qu’est une œuvre. Lire Mallarmé ira en même temps contre ou malgré lui, sans que l’on sache si lire Mallarmé précède ou suit une lecture de soi à travers Mallarmé. On sait aussi qu’avec Mallarmé, est souvent difficile, et sans doute impossible, la frontière entre l’œuvre et ses médiations, qu’une lecture, si elle se forme avec, se forme aussi contre d’autres. D’où la triade « Contre-attaque, contrepoint, contretemps » donnée en sous-titre de ce Contre Mallarmé. Le « contre » est adressé à l’œuvre, mais aussi aux discours, appropriations, « formations discursives » qu’elle aura engendrées. Th. Roger, dans la présentation de l’ensemble intitulée « Mallarmé à l’épreuve du temps. Positions et oppositions », parle d’une « formation discursive nommée Mallarmé » marquée par « le passage de “Mallarmé” au “mallarmisme”, et plus précisément ici, à l’une de ses versions peu explorées, dans ses présupposés, ses arguments, ses stratégies, à savoir l’anti-mallarmisme. » (p. 9) Un anti-mallarmisme qui, justement, ne se confond pas avec Mallarmé, mais tend à faire découvrir un « Mallarmé », celui de la citation de discours sur Mallarmé, ou d’une récitation de Mallarmé comme axiome de la littérature.
4Le premier des trois termes montre qu’on ne se départit pas de l’idée de scandale et des « railleries » qui ont tant marqué et déterminé, comme l’écrivait en 1933 Valéry (que cite Th. Roger, p. 10), « le plus clair de la renommée de Mallarmé, vers 1894 ». Historiquement, le « contre Mallarmé » fait aussi partie du xxe siècle et, sans doute, le scandale court toujours. Mais surtout, c’est l’idée d’une guerre des discours sur la poésie, mais aussi celle d’une guerre du sens autant que des valeurs — Mallarmé est-il compris et comment l’est-il ? — qui est investie dans ce champ de la « contre-attaque ». À cet égard, Th. Roger rappelle le double enjeu du problème : « voir comment s’articulent questions d’axiologie (la valeur) et questions d’herméneutique (le sens). » (p. 11) Mais, aussi bien, ces deux branches sont excédées par les valeurs propres aux œuvres créant les conditions de leur sens, un sens du sens. Mais, sur la toile de fond de ce polemos, Mallarmé est tour à tour figure repoussoir ou figure tutélaire. C’est un peu la situation que les derniers vers du « Tombeau de Charles Baudelaire » expriment : « Celle son Ombre même un poison tutélaire / Toujours à respirer si nous en périssons6 ». Il faut bien contre-attaquer pour n’en pas périr…
5Cette situation de Mallarmé, qui représente une part de son historicité, est englobée dans le « contrepoint ». La lecture se meut en recherche d’une différence et la première partie du dossier, intitulée « Études » envisage différentes « positions et propositions », pour reprendre des termes chers à Claudel, qui ont pu construire un Mallarmé au xxe siècle, la série des contrepoints allant à Mallarmé à travers Claudel ou à travers Du Bouchet, au Mallarmé si pluriel et ambivalent des surréalistes. Comme le rappelle Th. Roger, en citant John Jackson sur Yves Bonnefoy : « Mallarmé est celui qu’il prend le plus volontiers pour s’en distinguer » (p. 11). En somme, la stratégie est toujours à l’œuvre, mais elle suppose, comme nous le verrons, une « visée comparatiste » certes, mais aussi le questionnement de l’interprétance : Mallarmé en interprétant7 des œuvres de ceux qui le lisent, le continuent ou s’en distinguent, les œuvres des lecteurs en interprétants de Mallarmé. L’un ne va pas sans l’autre, ce qui donne aussi une motivation particulière au couple action et réaction exploré par Jean Starobinski convoqué au seuil du dossier. Mais est engagée toute la question du point d’écoute, des fils que l’on tire pour envisager non seulement de quelle manière Mallarmé est lu et « contre-lu », pour ainsi dire, depuis l’espace de l’œuvre qui s’écrit. Comme c’est le cas pour les surréalistes, Claudel ou Du Bouchet : comment lisent-ils Mallarmé, depuis les problèmes que leur pose leur écriture ? Et nous sommes face à un Mallarmé lu contre lui-même, dans un déplacement ou une appropriation de linéaments de l’œuvre devenus paradigmes de la poésie.
6Les articles qui composent ce numéro de la Revue des Sciences Humaines montreraient alors ce que Harold Bloom envisageait par la notion de « mésinterprétation8 », notion convoquée par Th. Roger (p. 11) : une interprétation qui, partie d’une appropriation de l’œuvre, orienterait vers un « clinamen », selon l’image d’une déviation des atomes reprise au De Rerum Natura de Lucrèce. La « matière » de l’œuvre se mue en manière de l’interpétrant, partie intégrante de l’œuvre de qui lit. En troisième terme du « contre Mallarmé », intervient alors le « contretemps », ou « [recontextualisation] de manière anachronique » pour englober des « lectures “actualisantes” » (p. 13), selon le terme repris par Th. Roger à Yves Citton, faisant entendre des « Voix de poètes ». Mallarmé tel que le xxie siècle le change et le continue, tel qu’aujourd’hui le poursuit, comme en ligne de fuite et selon des trajectoires parfois obliques : ces lectures viennent d’une certaine façon lire à contretemps une œuvre qui l’était déjà elle-même. L’imprévisible des lectures vient alors continuer, réévaluer depuis le présent une œuvre que rien ne laissait prévoir…
7Ainsi le contre ne se confond-il pas avec l’anti, bien qu’il pousse à réévaluer le mallarmisme et à le distinguer de Mallarmé, voire de ses lectures. Ce sont ces difficiles nuances et ambivalences, aussi parfois, et prêtant à une lectio difficilior potior, que les textes du dossier de la Revue des Sciences Humaines permettent d’explorer et que nous allons envisager plus en détail à présent.
Mallarmé « & après ? »
8Depuis quelques années maintenant le champ des études sur Mallarmé s’est pour une part croissante consacrée à la réception de l’œuvre. R. G. Cohn parlait, dans un texte intitulé « Le Siècle de Mallarmé », d’un « impact […] simplement énorme : de Marinetti au nouveau roman en passant par les Calligrammes d’Apollinaire, le cubisme, la poésie concrète, le structuralisme — où faut-il commencer, où s’arrêter ?9 » L’« impact » est à démêler des projections de Mallarmé sur ce qui vient après lui. Le danger est d’appliquer — et plaquer — une hypothèse mallarméenne sur la littérature. Pour le dire autrement, la spatialité de l’écrit chez Apollinaire procède-t-elle obligatoirement d’Un Coup de dés ? S’il est vrai qu’« on n’en a jamais fini avec Mallarmé » (p. 66), comme l’écrit Barbara Bohac à propos de Paul Claudel, il faut retenir la question où commencer — où s’arrêter.
9À propos d’une œuvre dont la réception s’est pour ainsi dire confondue avec la question de la poésie et a pu constituer une référence obligée, l’intérêt porté au « contre » permet de déployer un regard critique sur ce que l’on désigne souvent par le terme de « fortune » de l’œuvre. Il est également vrai, à lire les différents articles du numéro, que l’on a recherché des contrepoints à Mallarmé qui soient un peu des antidotes. Rimbaud à ce titre a été, pour Claudel, une véritable contradiction de Mallarmé, contradiction où s’est mêlée la figure du prophète contre celle du poète. On pourra rappeler qu’en rendant hommage à Rimbaud, Claudel écrit qu’il « n’est pas un poète, il n’est pas un homme de lettres10 ». Et si le statut de Maître en art de la fiction et « reclus du cabinet des Signes »11 est contrebalancé, et critiqué, par la figure du prophète inspiré du souffle divin, est bien impliquée la question du rapport au catholicisme sur laquelle B. Bohac revient au cœur de son article « Écrire avec ou contre le Maître : l’héritage mallarméen du drame solaire dans Connaissance de l’Est de Claudel ». C’est en interrogeant une « vision mallarméenne du monde [précisément, autour du drame solaire], dont Claudel avait reconnu le caractère fondateur » qu’un rapport d’œuvre à œuvre est construit. La problématique de l’article envisage dès lors un héritage qui se double d’un contrepoint et d’un conflit : « on se demandera dans quelle mesure Claudel catholicise l’héritage mallarméen et quelle est la capacité de résistance d’une notion qui implique de rapatrier le principe spirituel du ciel sur la terre. » (p. 50) Un clinamen est décelable, dès lors que « Claudel s’efforce de christianiser un héritage qui par sa composante matérialiste et naturaliste heurte ses convictions catholiques. » (p. 65) Un premier fil, avec cette étude, est donc tiré : celui de l’héritage, mais réévalué à l’aune d’une poétique des œuvres puisqu’à partir d’un motif majeur sont figurés un partage et une séparation. Le « drame solaire », qui, chez Mallarmé, est formulé dans Les Dieux antiques, mais présent dans sa poésie, notoirement dans Hérodiade, et qui est présent dès Tête d’or du côté de Claudel, trouve une situation qui différencie le second du premier. Aussi le dialogue avec l’œuvre du Maître de la rue de Rome, avancé à la fin de l’article, se poursuit-il, mais sur un mode finalement contestataire. C’est ce qui montre qu’en définitive, plus qu’un dialogue, c’est d’un rapport doublé d’un déplacement qu’il s’agit. Sans doute la contradiction est-elle nécessaire à un langage poétique, au langage du poème de Claudel, quand celui-ci tend vers soi.
10Contre Mallarmé permet alors d’envisager à nouveaux frais des éléments qui ressortissent à l’histoire littéraire. À cet égard, l’étude d’Adrien Cavallaro, « “Nous n’avons pas compris”, “Nous n’avons pas admis”. Le malaise Mallarmé des surréalistes » rouvre le dossier de la réception de Mallarmé par le groupe surréaliste. En prenant pour témoin le Dictionnaire abrégé du surréalisme, de Breton et Éluard et datant de 1938, comportant une seule mention de l’auteur d’Igitur — précisons que les fragments en étaient connus depuis 1925, ce qui atteste de la lecture d’un texte de Mallarmé alors « récent » faisant redécouvrir la notion cruciale du néant —, l’approche du « contre » l’oriente non pas simplement négativement, mais selon les voies de l’oscillation, du silence, voire du pas de côté, par rapport à un « Maître » exerçant une emprise sur les fins de la poésie. La question des buts de la poésie, de ses fonctions, renvoie là encore à des options, des côtés de Lautréamont, Rimbaud, Nouveau, Jarry, et à une mise à distance, voire à une disqualification de Mallarmé. Montrant ce qui oppose littérature et vie chez les surréalistes, A. Cavallaro signale que « de ce point de vue, nul vivre-Mallarmé pour la jeune génération, sur le modèle d’un vivre-Rimbaud discuté avec ferveur » (p. 75). Aussi bien ce « contre » puise-t-il dans un fonds de passion de jeunesse, du moins pour Breton. Marguerite Bonnet, dans son livre André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste12, s’était penchée sur les années d’« initiation poétique […] mallarméenne », marquées aussi par la fréquentation de Valéry, caractérisées de « dévotion au Dieu manifesté », selon les termes d’une lettre à Aragon de 1919 (cité p. 70). Cette admiration, largement prêtée au poète du « Démon de l’analogie », s’inversera. La position d’Aragon est également emblématique d’un « oubli partiel [qui] surdétermine toute l’approche surréaliste de Mallarmé ; très tôt, il faisait figurer parmi les « tons interdits » l’emphase d’un Mallarmé « l’opposé de l’esprit moderne » (lettre à Breton du 22 juil. 1918, citée p. 72), non sans avoir précisé dans une lettre du 15 juin 1918 qu’il « l’emporte au front » (cité, p. 71).
11Sans entrer dans les détails Mallarmé fait l’objet d’une oscillation se traduisant par un « rejet partiel de Mallarmé », d’un malaise en définitive croissant : de l’admiration de Breton à un voisinage de « l’indifférence absolue », selon une enquête menée dans Littérature en 1919 (p.77), jusqu’à l’assimilation par Aragon de sa poésie à « un objet d’époque. Un objet qui date ». Le malaise, la distance à l’égard de Mallarmé marquent des moments clés de la réception de l’œuvre. D’abord, l’incompréhension et l’inadmissible s’opposent aux raisons de le pourfendre, selon les mêmes termes cependant, qui étaient celles des contemporains du poète, raillant sa poésie au nom de la langue, de la forme poétique et d’une mythique clarté française. Le rejet de l’obscur n’est plus du même ordre ; il est de celui d’un rejet d’un second XIXe siècle vieillot, époque datée du bibelot, pour ne pas dire de la « vieillerie poétique » (Rimbaud). Aragon écrivait ainsi en 1946 qu’ « on apprendrait plus de la poésie de Mallarmé à faire l’inventaire du mobilier qui s’y rencontre […] – qu’à s’acharner à comprendre le mot à mot, qui parfaitement rétabli, relève ensuite peut-être d’un simple et après ? » Ensuite, la réception surréaliste creuse un écart, qui aura une fortune, et dont Meschonnic par exemple s’impatientera dans un article de 1972 pour la N.R.F. en écrivant « "Rimbaud et/ou Mallarmé" »13 : l’alternative entre une poésie-existence, un « changer la vie » paradigmatique du rimbaldisme et une poésie-forme, dont le poème phare est Un Coup de dés. En somme le Mallarmé des surréalistes est un moment, qui se réduit à une date, ce qui le « renvoie à l’histoire, à défaut de le situer nettement dans l’histoire de la poésie moderne », comme l’écrit justement Adrien Cavallaro (p. 82). « Nous n’avons compris » de Breton se résout bien en « nous ne prenons pas avec nous », tout l’inverse de l’avenir que représente Rimbaud. Le « contre Mallarmé » des surréalistes engage bien une écriture surréaliste de l’histoire de la poésie, un récit qui s’échafaude entre volonté d’un oubli partiel et résistance à l’emprise d’un poète (trop) consacré.
Mallarmé depuis l’Amérique : le couplage avec Walt Withman
12L’étude suivante, de Delphine Rumeau, « Withman, antidote à Mallarmé » balaie un champ plus étendu, chronologiquement et géographiquement : les réceptions croisées de deux quasi-contemporains — quasi parce que Withman, né en 1819, publie une édition de Leaves of grass en 1855, mais bien contemporains du fait de leur réception chez les symbolistes. Et cette contemporanéité se prolonge en contiguïté, si l’on en juge par ce qu’il en sera au xxe siècle, et de leur réception croisée chez Pablo Neruda, Gaston Miron, Édouard Glissant, Jacques Darras. D. Rumeau retrace ainsi l’histoire d’un « contre Mallarmé » bien spécifique, puisqu’il correspond à un rôle tenu par Walt Withman, poète qui, rappelons-le, a été traduit par Jules Laforgue, dont le projet était de traduire sa poésie entière, cette œuvre somme constituée par Leaves of grass. Pour ce qui est du symbolisme, il est frappant que les deux forment un tandem autour de la formule du Manifeste du symbolisme de Moréas « vêtir l’Idée d’une forme sensible ». D. Rumeau part de ce point, qui pose évidemment un problème ou plutôt fait de la réception un problème poétique. S’agirait-il d’une division du sensible et de l’idée, qui situerait Withman comme « antidote » à un idéalisme autotélique et à un formalisme, une forme auto-référentielle dans laquelle Mallarmé aurait enfermé la poésie ? D’abord relais, dans un glissement des symbolistes de l’idéalisme vers la forme sensible, le poète des Leaves of grass deviendra le vecteur d’une opposition au mallarmisme, autotélisme et « Idée » confondus. Mais, là où la réception devient un problème, se pose la question de l’essentialisation des poétiques. L’exemple de Francis Vielé-Griffin est patent, chez qui D. Rumeau décèle, avec Joies, une « influence de Withman […] très visible », aux titres « du rythme personnel auquel [le poète] doit d’être » (cité, p. 87) et de la vie, de la nature, de la sensation, selon la préface du livre de 1889. Vielé-Griffin met en question le credo parnassien, avec Théodore de Banville en tête, de « la poétique rhétoricienne » (id.). L’exemple de cette écoute de Withman dans l’œuvre de Vielé-Grifin ne continuerait-il pas malgré tout une influence de Mallarmé ? Une « forme sensible » est à l’œuvre sans doute dans les poèmes, de L’Après-midi d’un faune à « Prose » et son « Oui, dans une île que l’air charge / De vue et non de visions »14. On pense aussi à cette morsure attestée de l’art dans l’églogue du Faune. Plus tard, en 1895, ce sera cette « flûte où nouer sa joie selon divers motifs celui, surtout, de se percevoir, simple, infiniment sur la terre » concluant la divagation « Bucolique »15. L’art de fiction suppose à la fois une contextualisation de l’idée dans l’œuvre, autant que de la « forme sensible » sans doute.
13Il est vrai que l’idéalisme a construit une certaine réputation, voire a constitué une aura, et il n’est pas simple de démêler Mallarmé d’un effet-Mallarmé où la réputation se substituerait à l’œuvre elle-même : effet miroir de ses lectures et médiations encore, qui impose la nécessité d’une poétique de « l’Idée ». En définitive, la « topique : Withman (ou son avatar européen Verhaeren) est un antidote à Mallarmé, il apporte un sérum poétique de jouvence, insuffle la vie à une poésie exsangue à force d’ascèse formelle et de repli. » (p. 89) Le paradigme existence vs repli autarcique (et narcissique) de la forme autoréférentielle traverse d’autres couplages, toujours pour se distinguer d’une tendance à l’œuvre comme seule finalité. Bonnefoy est à cet égard emblématique, quand il déclare, au sujet de « la poésie à venir », que « ce ne peut être que celle qui fera son expérience centrale de l’existence comme elle se perd et se ressaisit dans l’ordinaire des jours, en son rapport obligé au temps, à la fois angoisse et espérance, et à la "réalité rugueuse", pour reprendre le mot si anti-mallarméen de Rimbaud16 ». Une prescription de Rimbaud et Baudelaire, par rapport à un héritage mallarméen vaut pour l’avenir de la poésie, chez un poète qui est sans cesse revenu sur Mallarmé pour s’attacher à la délicate question de la présence, à propos d’une œuvre dont l’aura l’orientait plutôt vers une poésie de l’absence. Aussi bien la confrontation à Rimbaud, Baudelaire17 place-t-elle Mallarmé dans une équivoque, voire un danger, pour ce qui est des droits de la poésie à l’existence. Cette situation est aussi celle de Neruda, commentée par Delphine Rumeau, entre la revendication d’ « une poésie sans pureté », ainsi que l’affichait le titre d’un texte de 1935, et « l’admiration qu’il lui porte en fait » (p. 93) dans un texte plus tardif comparant la poésie à un « fruit exquis » (cité, p. 94). Affaire aussi de contexte : la poésie d’Amérique (au sens large) se réfère à Withman pour aussi repousser le prisme de Paul Valéry qui a occupé le terrain de la réception de Mallarmé tout au long du premier xxe siècle, en particulier à partir des années vingt. La double référence Baudelaire-Rimbaud a elle aussi (mais pas seulement, évidemment) cette fonction.
14La contre-référence Withman occupera d’autres paradigmes, en continuité avec celui de poésie-existence ou poésie-incarnation. L’enjeu de « l’antidote » tourne autour de la « poésie pure » dont Neruda peut représenter la contradiction, au titre d’une « poésie sans pureté ». Aussi le continent américain francophone est-il un point d’observation crucial pour un glissement d’une co-existence des « références à Mallarmé et à Withman […] avant [qu’elles se différencient] dans la recherche de modèles originaux – même si l’enjeu est ici différent, moins esthétique et plus identitaire » (p. 94). Les côtés Mallarmé et Withman iront alors se distinguant pour que le premier soit tiré vers des « formes contraintes », une « poésie pure » tendant vers l’élégiaque, d’Émile Nelligan à Rosaire Dion-Lévesque. Mais la poésie francophone d’Amérique se définit principalement autour d’une « référence à Withman […] plus prégnante » (ibid.), jusqu’à ce que Mallarmé devienne « un modèle incongru » (p. 95). La différenciation s’opère en définitive davantage pour des raisons de modélisation et d’identité, où il s’agit de se dire soi quitte à négliger certains aspects et en grossir d’autres, que de poétiques du langage.
15La référence à Withman agit eu égard à ce que nous pourrions appeler des « poncifs » de la réception, qui peuvent relever du « génie », pour reprendre la formule de Baudelaire « créer un poncif, c’est le génie ». Or, chaque poncif, correspondant à une « formation discursive » singulière, se constitue en tirant à soi des citations, prélèvements de Mallarmé, comme « Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots » de « Brise marine » pour Dion-Lévesque, ce qui tourne vers « l’imitation presque parodique » (p. 96) d’un Gaston Miron, dans L’Homme rapaillé : « reviennent les soirs bruns ivres / Infante des jeux du sort / née la beauté aux arches de tes rives ». Le Mallarmé faux (le poème « Corolle ô fleur » est sous-titré « sur un ton faussement mallarméen »), rappelant presque le « charme certain du vers faux » de Laforgue18, est dès lors un usage limite du contre, débouchant sur un anti-mallarmisme, c’est-à-dire sur la critique du ton faux qui s’adresserait davantage aux épigones, aux imitateurs de poésie, ainsi aux créateurs de certains clichés « Mallarmé ». Des poètes comme Édouard Glissant ou Octavio Paz ont pu trouver en Withman « l’autre voie », une voie de sortie des « rétractions réflexives de Mallarmé » (p. 97) auxquelles est ramenée « la disparition élocutoire du poète », citation phare reprise à l’excès par la vulgate de la « poétique du langage-en-soi » (ibid.) pointée par Glissant. Pour Darras, la voie ouverte par Withman, plutôt que sur un fond qui le lierait à Mallarmé autour d’une opération d’ « alchimie » et de « transformation à quoi aspire la langue comme condition de sa refonte et de sa réfection », est celle d’une démocratisation, ce qui serait le fruit d’une prise en charge de « l’impur » par la poésie : « Pour Mallarmé la langue doit demeurer chiffrée, initier le lecteur à la poursuite de la clé, pour Withman la connaissance du résultat doit se répandre le plus démocratiquement possible, chacun sa graine d’or. » (cité, p. 99) Quel sens donner au « Donner un sens plus pur au mot de la tribu » ? Quelle réponse ou quel retour à une formule dont la continuation a pu être réservée à un certain purisme ?
16Reste que le « sens plus pur », s’il est un don, l’est « aux mots de la tribu », une certaine redécouverte du langage de tous. Le début du xxe siècle, dans la période de la parution du livre du même titre de l’abbé Bremond (1926), a pu être marqué par le débat autour de la « poésie pure ». La question a cours aujourd’hui encore. Comme l’écrit Claude Ber, dans le texte ouvrant la partie « Voix de poètes » : « Je ne suis guère adepte de la "pureté", à laquelle je préfère, il est vrai, l’impur, le contrasté » (p. 105). Tout le problème est lié à ce que l’on définit comme pur. Qu’est-ce que le pur, du point de vue du poème ? Mallarmé, dans Crise de vers, fait procéder « la notion pure » du « dire, avant tout, rêve ou chant », du côté d’« un art consacré aux fictions ». L’invention crée la valeur, la spécificité. Abordé ainsi, le pur est du poème, à ce qui n’a lieu qu’une fois, et même à ce qui procède de ce que Crise de vers désigne par ces mots : « quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument ». Et, par rapport à une doxa disons « puriste », les poèmes déjouent les catégories trop admises qui essentialisent la poésie en langage poétique versus langage ordinaire. Mais un poème est tout le travail de l’ordinaire de son langage, qui prête à des incompréhensions, celles d’une certaine foule, comprenant une certaine critique — celle dont parlait Baudelaire, quand il évoquait « les badauds du monde intellectuel » — ou encore une approche de la poésie. Quand Mallarmé évoque le « vil sursaut d’hydre », ne suggère-t-il pas sa propre situation, en miroir de celle de Poe — « Le Poète suscite avec un glaive nu / Son siècle épouvanté », aux prises avec certains puristes, de la langue, du parler clair ? La référence à « Withman antidote à Mallarmé » pose ainsi la question des poncifs créés par les lecteurs. Agit-elle dans le sens d’une essentialisation des deux œuvres prises l’une (tout) contre l’autre ? L’examen de ces paradigmes obligent aussi à questionner à nouveaux frais, et Mallarmé, et Withman, tout en faisant de l’essentialisation un problème posé à la critique, dont les poèmes sont bien la mise en crise, « une exquise crise, fondamentale », pour reprendre des mots du début de Crise de vers.
Une contemporanéité Mallarmé
17Jean-Claude Mathieu a montré que Baudelaire est l’objet de nombreuses constructions directes du complément avec son nom : folie Baudelaire, modernité Baudelaire, allégorie Baudelaire19… Mallarmé est aussi un peu le nom d’une certaine contemporanéité, de problèmes contemporains qui durent, au moins depuis Mallarmé. Aussi le « siècle de Mallarmé » est-il pluriel, cette contemporanéité étant multiple et épousant les préoccupations de ses lecteurs. Si les « études » font une grande part à l’héritage, au travail réciproque d’un présent et d’un passé, les « voix de poètes » font entendre un Mallarmé qui n’est pas passé, qui continue : un Mallarmé « actualisé » donc.
18Cette contemporanéité — ou, précisons-le, ce qui fait de Mallarmé un contemporain, c’est-à-dire une œuvre avec laquelle on écrit aujourd’hui — fait le lien entre les deux temps du dossier, en ceci qu’elle est saisie à des temps divers et qu’elle ne limite pas une œuvre aux conditions de sa production. Elle renvoie non seulement à une actualité, mais, pour ainsi dire à une mémoire Mallarmé qui se joue au moment ou au présent de l’écriture. C’est ce qui dessine des proximités. Soulignant son parti pris d’écrire le nom du poète par ses initiales, dans « Tout contre S.M. », Serge Martin-Ritman suggère d’un côté une proximité avec lui-même et déclare d’un autre côté, au sujet de « ces deux initiales qui essaiment » (nous soulignons), le faire « non pour installer quelque familiarité mais tirer un air de famille, de la grande famille qui s’ignore, des oralités dans et par les écritures » (p. 139, n.1). De Serge Martin à Stéphane Mallarmé, c’est bien sûr, à la faveur du jeu des initiales, une double lecture, de soi et de l’autre, qui est en jeu, réalisant le « tout contre » : une lecture à travers, autrement dit un parcours de l’œuvre portant à une découverte réciproque. Découvrant Mallarmé, je me découvre autre tout en me reconnaissant, dans un continu d’écriture et d’énonciation. Et la reprise du titre « Contre Mallarmé » par Alexis Pelletier, si elle poursuit l’affirmation du « tout contre ! » (p. 147), n’en interroge pas moins d’une part l’entrée dans une œuvre, qui suppose un apprentissage de sa lecture, partant de l’acte de lire à nouveaux frais (« Mallarmé m’a appris à lire, en somme », p. 149), et d’autre part l’inévitable discussion de lieux qui ont fini par devenir des lieux communs pouvant susciter l’agacement : un esthétisme maniéré ou une ornementation trop accusée, ou encore une intention de pureté jusqu’à l’obsession de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », « soit un fantasme, un peu creux, soit un danger assez mortifère » (p. 152).
19L’exemple d’Alexis Pelletier le résume bien. Pour qui déclare qu’il doit beaucoup à Mallarmé et que prime « la question de savoir si on peut lire et tenter d’écrire de la poésie aujourd’hui, en faisant l’impasse de Mallarmé », la réponse étant « non » (p. 147), le « contre » est bien clair — et s’entend comme le revers même de ce qui fait la force d’une écriture : « l’instabilité du rapport au langage, l’attention à ce qui bascule » (p. 148) et plus loin, « une part de divination », qui « la fois (me) séduit et (m’) arrête » (p. 152). De sorte que le « pour ou contre » cède le pas à un rapport critique, faisant que c’est toujours un peu contre elle qu’on lit une œuvre et qu’on la reconnaît comme étant une part active de soi.
20On peut encore s’arrêter un temps sur l’approche d’Alexis Pelletier pour déceler les effets d’une « authenticité », comme il le fait en rappelant l’étymologie du mot qui renvoie à une autorité, autant dire « à l’idée d’un maître absolu » (p. 153). C’est que les « études » qui occupent toute la première partie du volume touchent de près à des problématiques d’histoire, dans un sens sur lequel il va falloir revenir, mais s’attachent aussi au problème du magister mallarméen. Dans quelle mesure en effet la figure du Maître s’est-elle peu à peu muée ? Pour résumer à grands traits, la lecture des études fait passer de l’idée d’une « reconnaissance de dette » liée à « un héritage encombrant » (p. 49), envisagée par B. Bohac au sujet de Paul Claudel, à la « lassitude face à ce “réflexe” mallarméen de la critique » (Philippe Met, cité p. 21) exprimée par André Du Bouchet, ainsi que Thomas Augais le souligne. Cette réaction agacée montre d’une certaine façon que le magister implique aussi d’aller contre ses effets, parmi lesquels on peut inclure une propension à tout (ou presque…) rabattre sur Mallarmé, à surdéterminer ou à plaquer en somme des catégories prédéfinies importées d’un Mallarmé lui-même réduit et, in fine, rendu superficiel, voire détourné. L’enquête menée sur Mallarmé au xxe siècle ne laisse pas en tout cas de mettre à découvert des « positions et oppositions », pour relayer la formule du titre de la présentation de Thierry Roger reprenant les « positions et propositions » de Claudel. Pour proposer, l’opposition est nécessaire – opposition à nombre d’effets Mallarmé, comme le déclarait Henri Meschonnic dont est cité en exergue le fameux « Il y a, spécifiquement, une affaire Mallarmé » ouvrant l’article offensif « Oralité, clarté de Mallarmé », lui-même placé en tête du numéro qu’Europe lui consacrait en 1998. Les effets ne sont pas seulement ceux exercés par Mallarmé sur des émules ou des disciples ; ils sont aussi ceux formés par une vulgate, par des lectures, celles-ci finissant par influencer l’œuvre au sens où elles déplacent et mettent en place les conditions de sa réception.
Écrire contre & avec Mallarmé
21Aussi les propositions émanent-elles de positions. S’ouvre alors le problème de la manière dont un poète, un écrivain lit un autre, une identité se construisant par une altérité. Mais en retour, ce rapport à l’altérité se construit pour un poète depuis des positions qui ne sont que celles de son œuvre. Sans se livrer au champ notionnel peut-être maintenant trop rebattu de l’innutrition, l’approche générale se dégageant de l’ensemble de ces textes est plutôt celui de l’interactif intégrant les modes du contre et de l’avec, du malgré aussi et du presque sans. Et les indifférents ? En tout cas, n’en pas parler renvoie à un rapport à Mallarmé, que l’œuvre permet d’inférer. On peut à présent se tourner de nouveau vers les « études » qui composent le dossier, emblématiquement vers celle consacrée à André Du Bouchet.
22L’exemple de Du Bouchet déclarant « Non, je crois qu’on a tout dit sur Mallarmé » est sans doute significatif, quand Thomas Augais interroge un rapport au poète d’Un Coup de dés fait de mutisme et de présence, comme un invisible qui crève les yeux à force de présence muette autant que tue. Ce rapport est évidemment troublant et acquiert la densité d’un problème touchant aussi bien au paradigme de l’influence d’un poète sur un autre qu’à celui d’un héritage parfois encombrant lui aussi, ou du moins problématique parce que source de conflit intérieur. Aussi, d’un côté, une « angoisse de l’influence », pour reprendre la formule d’Harold Bloom, est-elle peut-être à l’œuvre, nourrie du refus de tomber dans le piège mallarméen du poème réflexif et autarcique. Ce piège guette la poésie du blanc de Du Bouchet, ramenée dès lors à un procédé imité de Mallarmé. Mallarmé omniprésent, c’est donc un Mallarmé conditionnant, surplombant l’approche de la poésie et on peut comprendre que, dans ce cas, cela devienne, pour Du Bouchet, à la fois une hantise et un repoussoir, si bien que se forme une complexité Mallarmé, où se disputent héritage et « refus de tout absolu langagier » (p. 24), comme Th. Augais le précise à propos de l’évolution de l’œuvre. Une influence forte, certes, mais le paradigme dominant de la réception de Mallarmé étant l’« autotélicité » — ce qui a pu confiner au mallarmisme —, cette même influence ne peut qu’avoir une contre-impulsion dans une « opposition résolue » à ce que l’on peut appeler, pour citer Meschonnic, un « effet Mallarmé ». Est rejeté le fameux « au fond le monde est fait pour aboutir à un beau livre », rejet dont Th. Augais rappelle qu’il est lié à une volonté de « se dissocier plus nettement d’une poétique mallarméenne devenue l’otage de la pensée formaliste dominante » (p. 24). Mais on peut alors parler d’un Mallarmé contre un autre. D’un autre côté, l’influence et son négatif, le rejet, laissent place à un rapport profond : une sortie de Mallarmé vers Mallarmé ou, pour mieux dire, « plus loin que Mallarmé, Mallarmé » : « Il faut briser cette vitrine pour accéder à la réalité vivante du rapport d’André Du Bouchet à Mallarmé, qui est profond » (p. 36). D’une certaine façon, il s’agit d’envisager non l’épigone, mais le continuateur, la continuation passant par la contestation. Th. Augais développe ensuite cette profondeur, selon un double régime de « l’acte de voir envisagé comme tension perpétuelle entre apparition et disparition » (p. 37), puis un langage resserré vers une « simplicité » (p. 41) évoquant aussi un rapport au monde, une éthicité, dont Bonnefoy a fait un paradigme de la réception de Mallarmé à partir de poèmes comme « Prose » et son « De vue et non de vision », ou comme « Toast funèbre » et la formule « C’est de nos vrais bosquets déjà tout le séjour ». Mais la convergence de Du Bouchet et Mallarmé a lieu dans « l’offensive […] contre les barrières de la langue » (p. 44), renvoyant à un autre paradigme de la réception d’Un Coup de dés en particulier, celui du « syntaxier » entre latinité et brisure de la syntaxe. Ce faisant, la réception – qu’elle soit en discours ou en acte, pour reprendre la distinction posée par Thierry Roger20 que nous étendons à celle du discours critique et de l’écriture poétique – la réception de Mallarmé par Du Bouchet s’inscrit elle aussi dans un contexte plus large, que prend en compte la référence à la revue L’Éphémère, à une poésie de l’être, à ce que nous pouvons appeler un tournant ontologique à partir des années cinquante et pour lequel Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) et L’Improbable (1959, contenant déjà une lecture de Mallarmé, dans « L’Acte et le lieu de la poésie ») d’Yves Bonnefoy sont fondateurs, aux côtés de Dans la chaleur vacante (1961) et Ou le soleil (1968).
23Là encore, parler d’une contemporanéité Mallarmé ne va pas de soi. Elle doit s’aborder comme problème – au sens où Émile Benveniste a découvert des « problèmes de linguistique générale » –, et non comme une sorte d’élément paradigmatique de la poésie qui irait de soi. De chaque lecteur de Mallarmé doivent être en somme pistés les présupposés, les modes d’applications qui sont autant de projections du lecteur sur la lecture. D’où une problématique à déceler, à chaque fois, qui montre que nous n’avons pas affaire à un Mallarmé tel qu’en lui-même, mais bien un Mallarmé tel qu’en lui-même ses lecteurs le changent. Le problème Mallarmé situe une complexité Mallarmé. D’où encore l’idée, donnée par Thierry Roger comme une orientation majeure du « concept plus tardif [que la notion d’allégorie] d’applicatio hérité de l’herméneutique piétiste, redécouvert par l’École de Constance à travers Gadamer : lire, c’est moins expliquer qu’appliquer. On touche aux phénomènes d’"usage", de captation d’héritage, d’utilisation, de réappropriation, de trahison, de "braconnage" cher à Michel de Certeau, de malentendu, de mécompréhension, de mésinterprétation, voire de contresens, si cette notion est maintenue. » (p. 13) L’énumération pose bien la réception et la lecture comme problème, à plus forte raison quand elles sont liées à l’écriture d’une œuvre en train de se faire. Lire le Mallarmé de Du Bouchet est inséparable d’une lecture de son écriture, ce que Thomas Augais fait ressortir par « la question de la traduction, le rapport entre l’obscurité et la lecture à haute voix et le rapport des deux œuvres à l’impersonnel » (p. 21), mais avant tout par le blanc, en citant Robert Greene — « la disposition typographique des textes et poèmes de Du Bouchet — les questions d’[a-] grammaticalité, de rythme, de voix, etc. ainsi soulevées — rappelle implacablement Mallarmé. » (p. 20) Or, que faire de ce rappel ? Un rabattement d’un blanc sur un autre, ne sachant plus très bien duquel l’on parle ? Une association des deux ? Nous serions alors tentés de faire « usage » du blanc d’Un Coup de dés pour expliquer l’agrammaticalité de Du Bouchet. Mais le blanc de Du Bouchet n’est pas celui de Mallarmé. Et l’influence peut elle aussi être inopérante : du moment où il y a poème, il est plutôt question de rapport, d’un sujet à un autre, selon une histoire propre. Ou alors, ce serait un transport où ce qui est constitutif d’un sujet serait effacé. Le problème est donc bien dans la situation d’une œuvre par rapport à celle d’une autre.
Mallarmé ou la situation d’un langage poétique
24Mais la situation du langage poétique de Mallarmé au xxe siècle s’est largement constituée autour d’une conscience de soi poussée à l’extrême, et « impliquant » (pour reprendre le verbe de Crise de vers : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète ») une « concentration du langage jusqu’à son presqu’effacement, celui de la réflexion théorique et d’un travail acharné sur la langue vers une écriture abolissant l’objet et le sujet » (p. 105). Cette situation rappelée et résumée en ces termes par Claude Ber est encore décelable dans la contribution de Stéphane Sangral qui clôt le dossier, « Mallarmé : père de la modernité » : « Le moment où le langage a commencé à ne plus être au service du sens, mais à être lui-même le sens » (p. 155). Cependant cette modernité est-elle du fait d’un moment, et d’un moment fondateur – une origine – dont nous serions les héritiers le répétant ? Mallarmé s’est vu projeté sur lui une réalité du langage. Reste qu’il continue lui-même beaucoup de choses, en allant à rebours, de Baudelaire, de la Renaissance…
25La disparition situe en fait la modernité qui s’en est emparée, elle situe aussi un héritage qui a vu dans cette disparition une mort de l’auteur et du sujet. Serge Martin en rappelle le débat : entre « disparition élocutoire » et « poème, énonciateur ». L’opposition pourrait s’annuler en une venue nouvelle, celle d’un « sujet du poème », que Meschonnic a théorisé contre la confusion entre mort de l’auteur et mort du sujet. Toute la question est, pour Serge Martin, de sortir des idées et lieux communs qui se sont déposés en strates sur Mallarmé, d’où la mise en avant du silence, dont toute une théologie négative du langage — ou du moins sa rémanence dans la négativité — a capté la motivation mallarméenne. Il y a en effet une large intégration du silence dans l’écoute du langage et du poème, chez Mallarmé. La valeur toute particulière de la suggestion y renvoie. Cette liaison du silence et du poème – est cité « le silence, seul luxe après les rimes » — construit la résonance de ce langage poétique. Aussi une manière de la dire est-elle de la redoubler en poème, « dans un chant qui monte / avec quoi mon silence » (p. 145). Ces lignes montrent que si « une fois de plus, je ris avec Meschonnic tout contre Mallarmé » (p. 139), ce « tout contre » renvoie à un écrire avec qui affirme une médiation dans le rapport à Mallarmé, cette médiation redoublant encore la situation faite à un langage poétique.
26C’est que le rapport à Mallarmé tient souvent du combat, là un rire avec qui opère avec un contre, adressé au négatif, un négatif qui a longtemps accompagné l’affirmation d’un absolu du langage. L’effacement dont parle Claude Ber est bien le propre d’une époque, marquée par l’hégélianisme, une empreinte forte de Blanchot et de son espace littéraire comme espace et expérience de la disparition. Une déclaration de Valéry, que Meschonnic avait relevé dans Mallarmé au-delà du silence – cet « au-delà du silence » étant la reprise d’une formule de Mallarmé – peut aussi tenir lieu de credo : « Mais, au fait, qui parle dans un poème ? Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui-même. »21 La majuscule dit beaucoup sur une ontologie négative qui s’est poursuivie en une écriture intransitive. Après Tel Quel et les lieux communs mallarmistes qui s’y sont formés et ont fini par devenir des sortes de figures autonomes d’une pensée du littéraire et du littéral, après le coup de pied dans la fourmilière des « clichés d’époque », que l’on qualifie peut-être un peu trop globalement de structuraliste, d’un Meschonnic, une opposition, largement issue de la lecture par Bonnefoy cette fois, s’est établie entre la vie et le livre. Une étude pourrait alors montrer comment s’affrontent non seulement, comme le dit Claude Ber avec Un Coup de dés, le « comme si » et « le naufrage », les « abolis bibelots d’inanité sonore » et, « chez Mallarmé un questionnement sur le comment habiter humainement le monde » (p. 108) – ce questionnement pouvant s’échouer lui-même en mallarmisme. On se souvient effectivement de la définition écrite à Léo d’Orfer, en 1884 selon laquelle la poésie « doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. » On n’a pas manqué de trouver certaines résonances entre « notre séjour » et cette question de l’habitation poétique du monde après la seconde guerre. Bonnefoy y lit une « conscience de soi de la poésie » dans sa « tâche » justement, de « creuser le vers », pour « le surgissement d’une présence désormais non médiatisée, et donc débordante, comme une coupe, de l’infini de ses aspects sensoriels. Et c’est ce que Mallarmé, juste avant dans Crise de vers, vient de nommer "notion pure" »22. Or, cette même « notion pure » ne laisse pas d’être encore aujourd’hui sujet à caution, en ceci que, précisément au nom du « mêlé chaotique du charroi de la vie » (p. 105) et donc d’un certain immédiat, Claude Ber y lit les « pauses caricaturales » d’un « mallarmisme » en lieu et place « de véritables démarches poétiques » (p. 109).
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27Le dossier de la Revue des Sciences Humaines montre dès lors toute la difficulté historique d’un rapport à Mallarmé, entre un héritage parfois trop pesant ou une captation d’héritage, créant aujourd’hui bien « une affaire Mallarmé ». La question est toujours de savoir de quel Mallarmé il en retourne, tant les courants se le sont disputé, dans le sens de la présence ou du néant, de la littérarité ou du poème du côté d’une transitivité du vivant. Marie Étienne et Christophe Lamiot Enos rappellent la « prose d’hiver » avec La Dernière Mode, pour la première « Mallarmé vivant. Mallarmé demain. Mallarmé à relire » (p. 138), pour le second. Ils font état tous deux d’une importance de la prose, à condition de ne pas faire de Mallarmé un prosateur, en opposition au versificateur, mais de faire de la prose une pratique singulière du poème, une prosodie spécifique. Et Yves Boudier, écoutant et écrivant Mallarmé depuis sa propre poésie, établit un continu du Tombeau d’Anatole à Un Coup de dés, précisément autour d’une vocalité, et réactivant « cette question cruciale de la mise en voix du poème mallaméen » (p. 114).
28C’est un Mallarmé « à relire » en tout cas. Et à réentendre : l’ensemble de textes réunis par Thierry Roger s’articule bien, comme il le précise au commencement de la présentation du dossier, autour du couple « action-réaction » exploré par Jean Starobinski. Les voix de poètes en construisent une intelligence et une écoute. Le lecteur y circule, à travers une forêt de points de vue, qui sont autant de biais, de rapports et d’élans vers Mallarmé. Ces rapports montrent que la réception d’une œuvre est évidemment un construit, sur lequel se pencher, non tant à travers l’adhésion que selon une écoute critique, celle qui prend en compte la crise dans la relation, le contre et le tout contre. Lire un auteur suppose de s’y confronter, de le lire aussi parfois, non à contre-sens mais contre lui-même pour que commence une relation.