Le service du poème
1La question du « pourquoi » comme un spectre hante l’écriture de poésie : pourquoi composer et publier des poèmes dans un monde résolument indifférent, qui ne considère plus la poésie comme la vérité de la littérature, non plus comme son avant‑garde, et qui ne fait guère miroiter de perspective de reconnaissance à qui s’y engagerait ? À quoi bon encore la poésie, une fois mises de côté toutes les mythologies louches et les postures complaisantes ?
2La question est à la fois sociologique (comment expliquer l’investissement des acteurs dans ce champ si éloigné des autres qu’il en semble mort), psychologique (quelles sont les motivations individuelles des écrivains se disant poètes) et poétologique (que peuvent‑ils raisonnablement attendre de la composition de poèmes) ? Guido Mazzoni a récemment mis les pieds dans le plat : la poésie contemporaine ne serait que le symptôme du narcissisme de l’époque, « la libération du talent individuel, la conquête du droit d’écrire sans respecter de règles pré‑établies et d’appréhender le style comme expression anarchique de soi1. »
3Jean‑François Puff propose dans son essai une autre réponse qui, sans nier l’évidence (à savoir la propension du poème moderne au lyrisme), en livre une interprétation moins moraliste (accusation de narcissisme) que pragmatique, à la fois existentielle et sociale. Le titre de son ouvrage, le Gouvernement des poètes, et surtout son sous‑titre, « la poésie dans la conduite de la vie », résume bien son propos : ce maniement particulier du langage qu’on appelle poésie est en définitive un instrument par lequel individu peut penser et mettre en forme sa vie. Si bien que la question « À quoi bon des poètes ? » reviendrait à se demander « À quoi bon s’orienter dans l’existence ? » Le propos de l’auteur tient ainsi à trois gestes théoriques forts : proposer une conceptualisation pragmatique (et non expressive) du lyrisme d’une part ; penser la création poétique dans le cadre d’une philosophie des jeux de langage, d’autre part ; rapprocher enfin le poème des techniques de subjectivation reconnues, tels les « exercices spirituels ».
Pour un lyrisme pratique
4Le Gouvernement des poètes est un livre structuré en quatre parties, qui commence par exposer ses fondements théoriques, pour rejoindre peu à peu les considérations les plus concrètes. Alors que la première partie est presque aussi fondamentale qu’une logique, la dernière est constituée des lectures de l’œuvre de quatre poètes (Reverdy, Fargue et Éluard pour les trois premiers).
Un geste conceptuel
5Parce que son ultime chapitre concerne celle d’Emmanuel Hocquard (qu’on pourrait s’étonner de voir figurer dans un ouvrage consacré à la poésie lyrique), commencer par le citer permettra de comprendre tout de suite la nature du geste conceptuel proposé par J.‑F. Puff :
de très nombreux poètes contemporains qui soutiennent une position manifestement anti‑lyrique, mais ne s’inscrivent pas pour autant dans une pratique du dispositif, sont en fait absolument des poètes lyriques : qu’elle chante ou pas, qu’elle vise à exprimer quelque chose, ou pas, la poésie qu’ils écrivent est essentiellement subjective, dans la mesure où elle résulte d’une subjectivation radicale du langage. (p. 359)
6Trois définitions du lyrisme sont passées en revue ; les deux premières sont écartées au profit de la dernière. Ainsi être lyrique ce n’est pas (conformément à une tradition orphique) « chanter », d’une part ; et ce n’est pas (malgré la position romantique ou sa caricature) « exprimer ses sentiments » d’autre part : il est bien évident à tout lecteur de Hocquard que ses livres ne font ni l’un ni l’autre. Si en revanche, être lyrique signifie se subjectiver (et même : « radicalement ») dans le langage, il devient possible de qualifier ainsi son œuvre.
7On pourrait s’étonner de l’essentialisme (paradoxal au moment de plaider pour une approche pragmatique) de ce genre d’affirmation : dire que « le lyrisme n’est pas ceci » mais « est cela » ; dire que, contrairement à ce que disent tous les acteurs sociaux qui en revendiquent l’usage, l’œuvre de Hocquard serait en réalité lyrique, impliquerait qu’il existerait (dans quel monde des idées ?) quelque chose comme « le lyrisme » — là où la prudence recommanderait d’en rester à une description des usages de la notion, voire à son archéologie : on a dans un premier temps jadis appelé « lyrisme » ceci, et dans un deuxième temps cela. Mais il en va peut‑être moins chez J.‑F. Puff ici d’une imprudence métaphysique (je ne crois pas qu’il imagine vraiment qu’existe quelque chose comme le lyrisme en soi dont il dévoilerait miraculeusement enfin la vraie définition), que d’une volonté de produire un geste performatif dans l’histoire des idées : contribuer à faire advenir une épistémè où, les pratiques qu’il a en vue étant qualifiées de « lyriques », elles auraient leur légitimité et même, leur centralité. N’avoue‑t‑il pas dans la conclusion qu’il s’agissait d’abord, dans cet ouvrage, que, « de la poésie telle que j’ai pensé la décrire au moins je puisse dire avec quelque raison : credo in unam » (p. 379) ?
L’acte du poème
8Quoi qu’il en soit, le chapitre sur Hocquard, s’attardant à rendre compte des Élégies à l’aide du « mode d’emploi » (p. 359) fourni par Un privé à Tanger et ma haie, est tout à fait convaincant :
L’idée centrale de l’œuvre, mainte fois réaffirmée, est que le fragment, déconnecté de son contexte, devient le point de départ d’une nouveauté radicale, d’une pure affirmation, et qu’une unité nouvelle se détermine qui n’est pas reconstitution d’une totalité ancienne. (p. 368)
9Avec un tel usage du fragment, on entend bien que l’élégie de Hocquard est tout sauf l’expression de sa subjectivité. Or il ne faut pas en conclure à son absence de sens pour la subjectivité : car justement, écrit J.‑F. Puff, si l’on interroge la signification pragmatique d’un tel recours à la décontextualisation des fragments, il apparaît que c’est à un véritable travail sur soi que procède le poète :
il s’agit d’une attitude par rapport à la mémoire et au passé qui vise à les nettoyer de leur puissance négative d’affect et qui a comme finalité explicite la joie, au sens spinoziste du terme. C’est à une vita nova que le poète s’essaie de cette manière sous nos yeux […]. (p. 369)
10On comprend dès lors pourquoi J.‑F. Puff ouvre son essai par une déconstruction du syllogisme sur lequel se fonde la critique habituelle du lyrisme (le sujet fondateur serait une illusion / or la poésie lyrique serait l’expression de ce sujet fondateur / elle ne devrait donc pas exister, voir p. 22) : si en effet le lyrisme ne consiste pas en une expression du sujet, la pertinence de la querelle qui oppose les formalistes (parmi lesquels on aurait plutôt rangé Hocquard) et les lyriques (parmi lesquels J.‑F. Puff le range, au nom de la poésie comme subjectivation par le langage) s’effondre. En ce sens, « il n’y a pas de sujet lyrique » (p. 175). Il y a bien quelqu’un qui parle, dans le lyrisme, mais il ne s’agit en rien d’un sujet transcendantal : c’est tout simplement l’individu (physique, social : « celui qui s’exprime est bien la personne du poète », p. 123).
11Il s’exprime d’ailleurs moins, par le poème, qu’il ne se construit.
Jeux de langage & création
12J.‑F. Puff fonde ses analyses (notamment dans la deuxième partie) sur la philosophie pratique de Vincent Descombes, lui‑même mobilisant les propositions de Wittgenstein et d’Anscombe. Il s’agit de répudier l’idée répandue selon laquelle ce qui est en jeu, dans le poème, serait l’expression, dans l’extériorité du langage, d’une intériorité pré‑linguistique : « les sentiments ne sont pas derrière une œuvre qui les transmuterait, à l’intention de la conscience d’un lecteur qui en opérerait la traduction : ils sont dans l’œuvre, ils sont l’œuvre elle‑même […], composée dans le langage correspondant à la part affective de nos formes de vie. » (p. 106) Ce qui aboutit bien sûr à une redéfinition des vertus littéraires, au premier rang desquelles la sincérité (« non pas un aveu du cœur, […] mais une particulière qualité de vie animant un poème », p. 227), dans une approche cousine de celle d’autres poètes et théoriciens modernes2.
Matière & manière
13J.‑F. Puff s’appuie notamment sur l’œuvre de Reverdy (dont on connaît le célèbre Une émotion appelée poésie) pour avancer l’idée que, bien qu’elle offre des émotions à son lecteur, l’œuvre n’en est pas l’expression. Elle en est la création, grâce au travail de l’image poétique (p. 113). Si bien que l’émotion propre du poème ne tient pas, comme nous le laisserait croire l’ancienne conception du lyrisme, à ce qui est exprimé, mais à la façon proprement poétique dont le poème prend en charge cette expression :
Reverdy expose ici la distinction qui sera faite bien plus tard par Charles Taylor entre « matière » et « manière ». La matière, ce qui peut être dit, cela nous est commun à tous : c’est la vie humaine, dans toute sa diversité. Penser qu’on peut subjectiver la matière est l’illusion du subjectivisme moderne, celle d’un sujet qui croirait à sa singularité irréductible. Ce qui peut être effectivement subjectivité, en revanche, et devenir propre à chacun, c’est la manière d’exprimer cette matière commune. (p. 124)
14Si ce qui est en jeu est ainsi moins le contenu singulier d’une intériorité à exprimer, qu’un mode d’expression particulier, on comprend le recours de J.‑F. Puff aux concepts de Wittgenstein : la poésie serait un « un jeu de langage », avec ses règles implicites ou explicites, ses modes d’emploi (selon l’expression citée plus haut à propos des proses réflexives de Hocquard), ses coups autorisés, et la bonne manière d’utiliser ses énoncés qui signe le propre de la « compréhension » qu’il met en jeu.
15De ce fait, la poésie est nécessairement une activité sociale, et la signification des mots n’est pas du ressort de la décision individuelle : il n’y a pas, c’est l’une des leçons des Recherches philosophiques les plus abondamment commentées, de « langage privé3 ». Quel que soit donc le désir du poète d’écrire « dans une sorte de langue étrangère », la poésie ne peut consister dans le fait d’inventer une règle à son seul usage, ou jouer seul à son propre jeu. De même qu’on sait jouer au tennis quand on a recours aux coups définis comme possibles (et qu’on n’essaie pas d’y « marquer un but », par exemple), la partie oppose ici un compositeur de poèmes et son lecteur : « le jeu de langage de la poésie est précisément un jeu dans lequel le lecteur du poème sait qu’il doit laisser venir à son esprit des images, ce qui n’est absolument pas nécessaire dans d’autres processus de compréhension. » (p. 130) Au tennis, par exemple, les images ne pas valorisées : servir comme si l’on faisait un coup droit (à la cuiller, donc) est possible, mais cela ne rapporte guère de points.
La poésie comme jeu de langage
16Alors comment décrire le jeu de langage spécifique du poème ? Quels sont ses traits saillants ?
17J.‑F. Puff propose d’en voir l’origine archétypale dans les comptines ou nursery rhymes, et met donc au cœur de son analyse le rythme : « le principe du jeu rythmique de la poésie nous est ainsi donné, dès le départ. » (p. 144) Pour autant, si bien sûr le poème se contentait d’exemplifier les composantes de son jeu de langage, comme une partie d’échecs qu’on joue contre un ordinateur, on voit mal comment la poésie pourrait en même temps ressortir à la création, selon le concept mobilisé pour rendre compte du travail de l’image chez Reverdy. Alors, exemplification de règles, de coups pré‑définis, ou création d’images inédites ?
18Le paradoxe n’est qu’apparent : car les deux objets ne sont en réalité pas du même niveau. Pour le faire voir, je proposerais cette image triviale : le fait qu’il y ait des règles strictes au tennis n’empêche pas que le service « à la cuiller » de Michael Chang (un coup « autorisé »), au 5e set de son match contre Ivan Lendl à Roland‑Garros en 1989, fût bien une création : car à ce stade d’un tel tournoi, jamais un coup pareil n’avait été tenté. La création ne consiste pas à refuser les règles (situées à un degré d’abstraction qui ne prend pas en compte la description des circonstances), mais à tirer parti, dans le cadre des règles, d’une circonstance. Il en va comme dans un procès : le code pénal n’est pas nié par l’originalité de chaque verdict, tout au contraire. Et le service à la cuiller peut ensuite « faire jurisprudence ».
19À suivre cette analogie, on comprend la proposition que J.‑F. Puff trouve chez Wittgenstein, au § 155 des Fiches : « les mots d’un poète ont le pouvoir de nous transpercer de part en part » (p. 148), comme le service de Chang a dû faire vaciller Lendl, et méduser leur public. Non parce qu’il inventait des règles inouïes, mais parce qu’il les mobilisait dans une circonstance inédite : « le ‘choc’ de l’émotion poétique vient de la coïncidence que les ‘mots d’un poète’ ont soudain avec notre expérience vécue : c’est affaire, encore une fois, de circonstance. » (p. 149)
Le gouvernement de soi
20Une fois évacuée l’idée du lyrisme comme expression d’une intériorité singulière, au profit d’une caractérisation pragmatique de l’écriture comme un ensemble de coups dans un jeu de langage, la poésie apparaît comme un certain usage de la langue4 : « Et les mots d’un poète ne seraient avoir d’usage dans nos vies s’ils n’en avaient déjà eu un pour le poète lui‑même. » (p. 153) C’est donc une nouvelle affirmation de la communauté entre le poète et son lecteur au détriment de la singularité géniale selon le topos romantique, qui aboutit, dans la troisième partie du Gouvernement des poètes, à répondre à la question : quel peut donc être cet usage ? En quoi la poésie peut‑elle servir à son auteur ?
Exercices spirituels
21La réponse de J.‑F. Puff se formule en deux temps. Il se tourne d’abord vers le concept général (au sens où il n’est pas l’objet que de la seule poésie) d’« exercice spirituel ». Il s’agit, comme dans les Pensées de Marc Aurèle, moins de représenter sa vie, que de la transformer (p. 170) ou « agir sur elle » (p. 177). Rapportée à de telles pratiques, le théorème « il n’y a pas de sujet lyrique » prend une autre dimension : car l’enjeu, précisément, est de le faire advenir. La poésie est subjectivation, et l’individualité est moins l’input (le contenu égologique à exprimer) que l’output du poème. L’auteur propose de réinterpréter les outils du poète dans cet horizon. S’attachant au topos du poète composant dans la tempête et citant les Tristes d’Ovide, il écrit :
Agir dans un premier sens, le sens pragmatique […] n’a plus guère de sens. […] Il faut résister à l’errance […], à la dispersion […], et pour cela il ne reste plus qu’à agir sur soi. Or, comme nous le signifie clairement le poète, c’est précisément par la composition poétique que cet agir réflexif a pu avoir lieu […]. Quelle folie, que de composer de la poésie dans ces circonstances […]. Ici se situe ce que j’ai appelé une scène fondatrice : car mon hypothèse est que c’est le vers comme mesure, en cela qu’il donne une forme à l’indéterminé et au chaotique, qu’il discipline, qu’il régule les vagues de la tempête dans l’âme provoquée par l’exil et la tempête réelle, qui est l’instrument même de la maîtrise. (p. 184‑188)
22Après avoir proposé les enjeux différents de ces exercices spirituels (selon Pierre Hadot et Michel Foucault : « l’effacement, ou l’affirmation de soi », p. 199) et suggéré qu’ils pouvaient se rapporter à une philosophie constituée (comme Éluard avec Feuerbach et Marx) ou œuvrer sans doctrine (comme Reverdy), l’auteur, qui est aussi un lecteur, éditeur et spécialiste de Jacques Roubaud, se penche sur la manière dont celui‑ci a rendu compte du fin’amors provençal : « en termes wittgensteiniens, écrit‑il, la poésie des troubadours est pour Roubaud un “jeu de langage” et une “forme de vie” » (p. 210). N’y a‑t‑il pas là contradiction ?
23Mais non : car contrairement aux règles que conçoivent formalistes et structuralistes, celles qui définissent les « jeux de langage » ne légifèrent pas, comme on l’a vu plus haut, sur les cas particuliers : elles définissent un cadre général à l’intérieur duquel la circonstance singulière est possible. Autrement dit, alors que pour Paul Zumthor, puisqu’elle instancie des règles, c’est forcément que « la chanson est […] son propre sujet, sans prédicat » (cité p. 210), il n’y a pas, pour les lecteurs de Wittgenstein, de contradiction entre la règle et la vie : tout au contraire, celle‑là n’est rien d’autre qu’une procédure de mise en forme de celle‑ci. On retrouve donc l’idée aperçue en lisant Ovide, à savoir que les outils prosodiques sont des agents de cette action sur soi qu’est le poème : « le concept de mezura est pour Roubaud conjointement un concept éthique et un concept esthétique : la mezura est un contrôle des actes, mais aussi une maîtrise et un raffinement du désir qui passe essentiellement par la composition du poème » (p. 214)
La publication comme travail sur soi
24Arrivé à ce point, une question se pose tout de même : si le poème est un travail sur soi, on comprend pourquoi l’écrire — mais à quoi bon le publier ? Jean-François Puff ne se pose pas la question ainsi, mais en formule une autre, qui n’est malgré tout pas sans lien, puisqu'il a recours au concept de valeur : « un exercice, écrit‑il, n’est pas une œuvre. […] Un mauvais poème peut fort bien avoir été un exercice spirituel efficace pour qui l’a composé » (p. 219). À cette objection, selon laquelle l’exercice spirituel échoue à expliquer la valeur du poème, et donc la légitimité qu’il y a à le publier, il répond de la manière suivante :
La thèse que j’entends défendre ici cependant, c’est d’une part que la forme textuelle la plus complexe, relevant du grand art de poésie, peut en tant que telle représenter une forme d’exercice spirituel, et d’autre part que la tension, l’investissement existentiel dans l’exercice ne cesse d’animer la forme élaborée. (p. 219‑220)
25Il montrera le premier point avec Ronsard, et le second avec Hopkins.
***
26Mais quant à moi et pour conclure, je proposerais de déplacer légèrement la focale : la piste de la valeur ne me semble pas la bonne. Un tel concept n’est pas adapté au modèle des jeux de langage, qui me semble par définition contester des expressions du type « une œuvre », « un mauvais poème » ou « le grand art de poésie », qui présupposent la possibilité de statuer sur l’en‑soi.
27Pour reprendre mon image, le service à la cuiller de Michael Chang en 1989 n’est pas une œuvre ; ce n’est pas non plus un « grand service ». Il n’y a même pas à se poser la question de sa valeur dans l’absolu, car sa seule valeur tient à son efficacité : Chang eût‑il perdu le point, il n’aurait pas compté.
28En revanche, la question de la publicité de ce geste se pose, elle : car on ne doute pas que la présence des caméras et d’un public l’ait doué d’une forme de solennité, paradoxale pour un service à la cuiller, qui a pu contribuer pleinement à son sens, et qui n’aura pas manqué de participer à la tension ressentie par Lendl, dont l’humiliation fut d’autant plus difficile à surmonter dans les échanges suivants qu’elle avait été mondialement visionnée, et enregistrée. Il en va de même, je crois, dans la publication : on ne publie pas des poèmes parce que ce sont des œuvres qu’il faudrait partager du fait de leur valeur. C’est au contraire parce que le regard d’un tiers‑lecteur inconnu dialectise le rapport du poète à soi, qu’il peut se redresser (comme sur le court un tennisman ne se présente pas avachi, ce qui améliore sans doute ses gestes) dans son poème.
29Ainsi avons‑nous toujours besoin d’autrui pour nous transformer nous‑mêmes : Hocquard plaide avec raison pour que les poèmes soient adressés. Mais il a tort de voir une contradiction entre l’adresse à un ami, et la participation discrète du lecteur inconnu qui lit par‑dessus l’épaule de celui‑ci. Ce tiers‑lecteur en effet nous invite à produire des coups non pas valant en‑soi, mais intéressants (comme le service de Chang) dans telle circonstance. Et c’est en le faisant, c’est‑à‑dire en composant des poèmes intéressants, capables de mobiliser en profondeur l’attention d’un lecteur inconnu, donc en voyant, par un œil qui n’est pas complaisant, notre propre être‑langage que nous travaillons sur nous‑mêmes.
30En ce sens, nous ne sommes pas sociaux que dans notre usage du langage ; nous sommes sociaux car ce qui nous permet de nous subjectiver, tel qu’on l’intériorise sous la forme d’un tiers‑lecteur possible, c’est toujours l’autre et en définitive : le commun lui‑même.