Incitations à la lecture : Nabokov
1Au fil de la lecture de l’écrivain « américain né en Russie », la musique de la littérature française se laisse entendre. Rimbaud, Flaubert, Chateaubriand, Sartre ou Maupassant traversent l’œuvre comme le démontre parfaitement Isabelle Poulin, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, maître de conférences de Littérature comparée à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux-3 dans son éblouissant ouvrage sur l’un de ces auteurs qui incite souvent à relire tous les autres.
2L’introduction, appelée « Seuil », familiarise le lecteur avec ce qui l’attend dans le « Parcours critique » en trois chapitres : « Sur la lecture », « en lisant, en écrivant d’après Nabokov » et « en lisant, en écrivant après Nabokov ». L’ « Ouverture » que d’aucuns nommeraient « Conclusion » en appelle à « Du bon usage de l’auteur ». Le lecteur y apprend, s’il ne le sait déjà, que « Vladimir Nabokov a beaucoup joué avec la fiction de l’auteur » (p. 211). L’utilisation de l’anagramme de son nom : Vivian Darkhbloom en tant que pseudonyme, « les romans gardés par de solides préfaces » et Lolita avec sa postface sont là pour en témoigner.
3Dans « Le moment artistique », titre tiré de Nabokov lui-même qui disait volontiers à ses étudiants « Let’s concentrate upon the artistique moment » (p. 19), Poulin se consacre à restituer la notion essentielle du moment artistique, quelque peu disparue au cours de la traduction. « L’acte de lecture d’Hermann Karlovitch sur La Méprise » invite à relire Intransigeances où Nabokov se prononce sur le « Doppelgänger […] un sujet tellement ennuyeux où Felix est un “faux” double ». À l’aide d’un schéma précis et lisible, Poulin reconstruit la disposition des chapitres de La Méprise et permet ainsi d’en appréhender la parfaite symétrie de structure. Poulin touche à la substance de l’émigration même lorsqu’elle affirme : « l’exil accule les êtres vivants à se prendre pour des êtres de papier, à n’exister que sur leurs passeports » (p. 40). « La tiare de la vie (Pour Rimbaud contre Maupassant) » décrit les ouvrages où les deux écrivains sont le plus présents dans l’œuvre de Nabokov. Poulin en fournit une analyse percutante et compare, entre maints, Boule de suif et Le Don, parodie de La Parure où Nabokov se moque du réalisme de Maupassant.
4Selon Poulin, Nabokov écrit « contre l’homme des année 1860, contre Dostoïevski, contre Freud… contre Sartre – comme si la langue ne pouvait être sauvée qu’en étant destructrice » (p. 76). Ainsi, Nabokov proteste-t-il même contre les coupures dans son texte, pratiquées par le New York Times Book Review : « Le responsable de la publication de cet article l’a arrangé de telle manière, que le lecteur peut avoir l’impression qu’il n’y a que ce “premier essai” de Sartre que je n’aime pas, et que j’apprécie le reste » (p. 77). Dans « La Nausée de Vladimir Nabokov et la Méprise de Jean-Paul Sartre », Poulin sait convaincre, avec citations à l’appui, de la similarité entre Sartre et Nabokov tout en soulignant la différence incontestable. Il en va de même pour Chateaubriand et Nabokov dont les Mémoires d’Outre-Tombe de l’un sont juxtaposées aux Intransigeances de l’autre avec le même succès. Les éclats de Flaubert ou Madame Bovary vue par Nabokov, comparés aux silences de Gérard Genette pose la question de l’ “effet microscopique” dans le récit : « silence qui le brise ou éclat qui le fonde, » interroge Poulin (p. 112) qui rappelle la mémoire chromatique de Nabokov.
5Nabokov les comprend toutes, mais reste seul, perdu parmi les langues. Du français, il est passé à l’anglais pour venir à la traduction du russe vers la fin de sa vie. Néanmoins, « il échoue à restituer la syntaxe vivante de la Russie du XIXe siècle » (p. 216) dans une tentative de traduire Eugène Onégine en anglais. Avec un grand nombre de citations à l’appui, Poulin interroge le « danger de mort encouru par l’écrivain qui change de corps- de langue » (p. 217), un changement que la critique ne pardonne pas toujours à celui qui l’effectue et balance sur le fil de la frontière de l’entre-deux langues. Mais, c’est « le corps envahissant de l’auteur qui donne forme à un corps de lecteur » (p. 220), la condition sine qua non de la fusion de l’un dans l’autre au moment de la lecture. À ce sujet, Poulin cite la description de Nabokov du moment d’une vraie lecture : « Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d’une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu’il rencontre, Le lecteur haletant et heureux. Tous les deux tombent dans les bras l’un de l’autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais » (p. 220).
6Cet ouvrage recueille des textes parus antérieurement sous des formes plus ou moins différentes. Une très belle et utile initiative d’Isabelle Poulin, attendu qu’il est souvent fastidieux de se procurer l’ensemble des publications d’un auteur sur le même sujet éparpillées çà et là au gré des ans.