La musique peut‑elle être surréaliste ? Surréalisme & arts des sons en France
1« Le surréalisme n’est en rien intervenu dans le domaine gestuel, encore moins dans le domaine sonore », pouvait‑on lire dans une étude d’ensemble sur le mouvement surréaliste en 19841. L’écho de la fameuse sentence d’André Breton retentissait encore : « Que la nuit tombe sur l’orchestre ». Sa réticence péremptoire à l’égard de la musique classique a longtemps laissé penser que l’art des sons n’avait été ni investi ni considéré au sein du mouvement. Or, dès le Premier Manifeste, le surréalisme se donne pour défi d’exprimer « le fonctionnement réel de la pensée », « soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière ». Une entreprise poursuivant de tels desseins totalisants a‑t‑elle pu vraiment se priver d’une forme d’expression artistique, au seul prétexte qu’elle manquerait de rigueur et de précision ?
2Quelques rares travaux se sont employés à dépasser cette apparente contradiction : outre les articles d’Yves Bonnefoy et de Michel Carrouges2, les deux remarquables ouvrages de Sébastien Arfouilloux, Que la nuit tombe sur l’orchestre. Surréalisme et musique (2010) et Le Silence d’or des poètes surréalistes (2013), ont permis d’explorer la problématique en profondeur et de réhabiliter la musique au cœur du projet surréaliste. Le musicologue Henri Gonnard poursuit cet effort dans sa récente étude, Musique et surréalisme en France d’Erik Satie à Pierre Boulez, convaincu que les rapports entre ce mouvement et cette forme artistique ne sont pas inexistants mais « problématiques », et que « le fait qu’ils posent problème est […] une dimension importante de l’intérêt de continuer de chercher à serrer au plus près cet objet d’étude peu investi » (p. 17). Il faut donc d’emblée saluer la démarche consistant à sonder des croisements a priori improductifs, tant pour interroger les motifs – esthétiques et sociologiques – d’un tel manquement, que pour démentir, du moins en partie, cette distance affichée.
Valeurs sociologiques de la musique
3Ainsi que H. Gonnard le rappelle, le terme « surréalisme » a été forgé par Apollinaire dans un contexte musical : le poète l’emploie pour la première fois dans la préface du livret de Parade, un spectacle‑concert né d’une collaboration entre Erik Satie, Pablo Picasso, Léonide Massine et Jean Cocteau en 1917. Le « sur‑réalisme » de cette manifestation tient ici, précise l’auteur, à la « rencontre inédite entre différents horizons artistiques » (p. 30). Par l’introduction de bruits de la vie quotidienne dans la composition musicale, ce spectacle préfigure l’avènement de Dada et du surréalisme à Paris. Mais si la musique joue en effet un rôle de premier plan dans les performances dadaïstes, par le biais notamment des compositions de Georges Ribemont‑Dessaignes, les surréalistes se méfient du cérémonial mondain qui sous‑tend encore largement la musique à cette époque, et associent cette discipline artistique au monde révolu qu’ils tentent précisément de battre en brèche. Leur mépris de la musique tient ainsi aux valeurs dont elle se trouve alors chargée, et aux personnalités du monde culturel qui investissent cette forme. Breton déplorait par exemple la place que tenait Cocteau dans le monde musical de son temps. Bien que porteuses d’une esthétique musicale nouvelle, ses œuvres étaient rejetées « en raison de la personnalité même de son auteur » : « en un mot, [Breton] méprisait d’autant plus la musique que Cocteau lui accordait du crédit » (p. 25).
4C’est dans cette approche sociologique, attentive aux rapports de force à l’œuvre dans le monde culturel de l’époque, que réside l’un des intérêts majeurs du livre de H. Gonnard : en s’efforçant, dans le sillage d’Arfouilloux, de « remettre en perspective le désintérêt pour la musique avec les acteurs musicaux de l’époque », on comprend que « ce refus de la musique n’est en définitive que la négation d’une certaine musique3 ». H. Gonnard fait d’ailleurs remarquer que les positions de Breton à cet égard évolueront au gré de ses découvertes : la fréquentation de la pensée de Hegel en particulier, le mènera à tempérer son dédain et à considérer, dans « Silence d’or » (1944), la fertilité possible d’une union entre poésie et art musical (p. 28). Le poète finira également par reconnaître, dans un texte consacré à Erik Satie en 1955, avoir mésestimé l’apport du musicien et confesse avoir été « brouillé de naissance avec la musique instrumentale » (p. 62).
Une musique surréaliste au‑delà du surréalisme
5Après avoir identifié les motifs d’une telle mise à l’écart de la musique par le chef de file des surréalistes à la lumière de son contexte historique, social et littéraire, H. Gonnard tente de caractériser malgré tout ce que serait la musique surréaliste, en partant du postulat qu’« il peut exister des préoccupations et des modes de fonctionnement comparables qui transcendent, à l’insu même des créateurs et des créatrices, leur terrain d’action, des correspondances à un niveau structurel profond se dessinant alors entre différents champs d’expression » (p. 17). En d’autres termes, le mouvement surréaliste a imprégné le monde artistique de l’époque de telle sorte que plusieurs œuvres musicales, d’auteurs plus ou moins proches du noyau surréaliste, en portent le sceau en divers aspects. Le musicologue s’applique dès lors à déceler des traits annonciateurs ou héritiers du surréalisme dans une série d’œuvres musicales, créées entre 1917 et 1956. Sont ainsi abordées des compositions d’Erik Satie – qui préfigurent nettement le dadaïsme –, Georges Ribemont‑Dessaignes – figure de proue de la musique dada –, Maurice Ravel – dont la mise en musique du Gaspard de la nuit de Bertrand en 1908 manifeste, d’après Gonnard, une « proximité patente » (p. 83) avec le non‑conformisme des surréalistes –, Manuel de Falla, Igor Stravinsky et Alfredo Casella – trois compositeurs non français ayant séjourné à Paris au moment où le surréalisme tenait une place essentielle dans le paysage culturel parisien –, Francis Poulenc – qui mit en musique plusieurs textes surréalistes –, Germaine Tailleferre – membre du Groupe des Six, qui apparaît selon H. Gonnard « être en résonance avec l’attrait surréaliste pour la fécondité des rapprochements inattendus et la résolution des antinomies » (p.101) –, André Jolivet – dont la création Mana, à partir d’objets autochtones, peut être rapprochée du goût bretonien pour la trouvaille insolite – ou encore Olivier Messiaen – qui s’auto‑proclame « compositeur surréaliste » malgré l’inspiration chrétienne de son œuvre. Un ultime chapitre est consacré au motif de la voix dans les poèmes du mouvement et de ses précurseurs Rimbaud et Apollinaire, ainsi qu’à deux mises en musique de textes surréalistes : Le Marteau sans maître (1955) de Pierre Boulez, écrit à partir du recueil éponyme de René Char, et Le Travail du peintre (1956) de Francis Poulenc, inspiré d’une série de poèmes qu’Éluard consacre à des amis peintres.
6Le rapprochement de ces œuvres avec le dadaïsme ou le surréalisme est établi en vertu d’éléments très divers. Les « assemblages hétéroclites d’une pluralité de langages musicaux » dans Parade ou Relâche sont apparentés aux collages dada (p. 39) ; la « fusion des contraires » ou « l’alliance entre le classicisme de la « forme » et la « surréalité » du « fond », chez Falla, Stravinsky et Casella sont identifiées comme constitutives « tant du surréalisme que de l’usage du système tonal chez ces trois compositeurs » (p. 92) ; l’intérêt pour les objets insolites, qui déterminera la création de Mana par Jolivet, est mis en parallèle de « l’objet surréaliste » ; la mobilisation d’instruments issus d’autres traditions que la musique de chambre occidentale dans Le Marteau sans maître de Boulez fait écho, selon H. Gonnard, à l’ouverture des surréalistes envers les arts extra‑européens, qui permettent de s’éloigner des normes esthétiques continentales (p. 116) ; le recours au registre de l’amour courtois chez Ravel est envisagé par le musicologue comme une preuve d’un héritage commun aux surréalistes, dont la conception de l’« amour fou » est inspirée de la fin’amor médiévale (p. 90) ; etc.
Déplacer la focale
7S’il nous semble en effet intéressant d’observer la force d’influence du surréalisme au‑delà de ses seuls membres reconnus, en interrogeant la manière dont l’état d’esprit surréaliste déteint sur certaines œuvres qui se situent davantage dans son orbite qu’en son sein, certaines annexions nous semblent moins pertinentes. La qualification du « Gibet » de Ravel comme un « extraordinaire morceau fantastico‑surréaliste » est défendue comme suit : « S’agissant de poésies qui font à plusieurs occasions la part belle à un réalisme corrosif, on peut dès lors estimer que la rigueur implacable de [l]a démarche [de Ravel] se révèle sur‑réaliste en ce que, par l’entremise de la musique, elle sur‑enchérit le réalisme du texte » (p. 76). Assigner l’étiquette surréaliste à une œuvre de Ravel datant de 1908, soit plus de dix ans avant les premières entreprises surréalistes, au motif que les « choix figuralistes » du compositeur amplifient le réalisme du texte, nous semble insuffisamment étayé. Cela tient sans doute à la volonté de H. Gonnard de s’attacher à la « valeur intrinsèque » des œuvres à travers le prisme du surréalisme davantage qu’à leur réception, « soumises à bien des aléas extra‑artistiques » (p. 18). Une telle approche implique de faire trop peu cas du type de rapport au public que les surréalistes instaurent par l’intermédiaire de leurs entreprises, ainsi que de leur contexte d’émergence, profondément marqué par la Première guerre mondiale.
Pour une approche pragmatique
8L’analyse que H. Gonnard consacre à Pas de la chicorée frisée (1920) de Ribemont‑Dessaignes, en revanche, tient compte des conditions d’élaboration et de diffusion de la composition musicale, et s’avère en cela des plus convaincantes. Ce cas constitue d’ailleurs, à notre avis, l’un des exemples les plus paradigmatiques de l’esprit (proto‑)surréaliste, précisément parce qu’il bouscule les habitudes artistiques du créateur comme du public. Composée selon un arrangement entièrement aléatoire de notes, cette pièce pour piano s’inscrit dans la volonté du compositeur d’« abolir toutes les sédimentations de civilisation dont elle est porteuse par la hasard, l’irrationnel ou la dérision pour aboutir à ce qu’il appelle une “anti‑musique” » (p. 66). La pièce n’a provoqué que sifflements scandalisés et huées de la part du public de la salle Gaveau. Si Breton a ensuite « voulu situer son action sur un autre plan que les provocations dadaïstes4 », d’autres manifestations de ce type ont eu lieu au sein du mouvement, côté bruxellois. Les Trois inventions pour orgue des compositeurs André Souris et Paul Hooreman relèvent également de l’« expérience sur les propriétés du hasard dans la création5 » : à l’occasion d’un spectacle‑concert du groupe Correspondance tenu le 6 février 1926 à la salle Mercelis, des rouleaux de carton perforés selon une partition de la Brabançonne ont été glissés à l’envers dans un orgue de Barbarie, de sorte que les aigus et les graves étaient inversés. Ce « geste de dérision envers la musique6 », qui passa inaperçu auprès du public et ne fut révélé que des années plus tard, est une des façons qu’a expérimentées Souris de transposer les principes poétiques surréalistes en musique.
9Ce spectacle‑concert, intitulé Le Dessous des cartes, est d’ailleurs une parodie des Mariés de la Tour Eiffel de Cocteau. Or H. Gonnard repère, à raison, certains principes surréalistes à l’œuvre dans Les Mariés de la Tour Eiffel de Cocteau, tels que la dérision avec laquelle la nation, l’armé et le mariage sont traités, la façon dont « la magie du quotidien » est valorisée et la quête de « surprise poétique par l’entrechoquement des lieux communs » menée par l’auteur, mais il omet de mentionner le chahut, puis le détournement dont la pièce fait l’objet par les surréalistes eux‑mêmes par la suite7. Le musicologue reconnaît pourtant que mener une analyse purement interne des œuvres reviendrait à nier que « pour Dada, ce sont les processus de contestation de la tradition et les réactions du public qui priment » (p. 39). Cela vaut aussi pour la musique surréaliste : en identifier les caractéristiques formelles relève de la gageure. Arfouilloux y renonce d’ailleurs, au profit d’une mise en exergue des expériences et recherches qui ont eu lieu dans ce domaine, sans qu’elles n’aient forcément été soldées par des résultats probants :
Du temps de Correspondance, une expérience est bien posée au sens où une investigation est menée, cependant les résultats n’arrivent pas toujours. À ce titre, bien que des réalisations concrètes attestent que le surréalisme put effectivement trouver une expression musicale dans l’œuvre de Souris, la très grande exigence du surréalisme se révéla difficile à concilier pour Souris avec la réalité de la composition musicale. […] Souris rencontre […] une limite dans l’élaboration d’une musique qui tente de rendre compte de l’illumination. La musique de Souris permet de mesurer l’écart entre la pensée théorique et l’expérience. Pour répondre aux sollicitations du surréalisme, c’est en définitive le silence que trouve Souris8.
10Les tentatives musicales les plus fermement ancrées dans le mouvement se sont inscrites dans une entreprise de démantèlement des conventions artistiques et de dépaysement des lieux communs, « par laquelle des éléments connus, mis dans un contexte inhabituel, prennent un sens nouveau et bouleversant9 ». On mesure donc la nécessité d’une approche pragmatique, insuffisamment mobilisée, à notre avis, dans l’ouvrage de Gonnard.
Pour une extension du corpus
11Le choix d’une focalisation sur l’espace parisien exclusivement conduit hélas à reléguer hors‑champ les multiples expérimentations et manifestations musicales belges. Il eut été opportun de considérer La Conférence de Charleroi de Paul Nougé, texte prononcé à l’occasion d’un concert de Souris en 1929, dans lequel la tête pensante du surréalisme belge expose ses conceptions musicales ; de mener une analyse du Dessous des cartes, spectacle‑concert susmentionné ; de développer au‑delà de la simple mention allusive les écrits et les œuvres d’André Souris, d’interroger la place des musiciens comme Souris, Hooreman, E.L.T. Mesens et Paul Magritte au sein du groupe, et de sonder les raisons des différences d’estime à l’égard de la musique de part et d’autre de la frontière. Le cantonnement de l’étude à la musique dite « savante », en revanche, est justifié par des raisons de maîtrise disciplinaire et parce qu’il s’agit du genre musical « qui apparaît faire le plus défaut au désir surréaliste » (p. 19). Il n’empêche que ce choix implique une occultation de l’intérêt qu’ont manifesté les surréalistes à l’égard d’autres genres musicaux, tels que le jazz, dont l’esprit de révolte correspond aux préoccupations du mouvement10.
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12Si l’on peut donc regretter les quelques lacunes qu’entraîne le triple choix – d’approche, d’espace géographique et de genre musical – opéré par Henri Gonnard, il faut souligner, une fois encore, l’intérêt de mener une recherche sur une apparente contradiction. Car en dépit de ses ambitions totalisantes, le surréalisme a affiché un rejet de bien des modes d’expression, parmi lesquels le roman, le théâtre11, ou encore l’art radiophonique, pourtant conçu dès ses débuts comme propice à exploiter les ressorts du subconscient12. Buter contre ces apories nous priverait d’interroger nombre d’aspects qui contribuent pourtant à définir – parfois en creux – le mouvement surréaliste, et à comprendre le contexte sociologique et institutionnel de l’époque, souvent déterminant dans ces réprobations.