Patrice de La Tour du Pin, la poésie en quête de joie
1L’œuvre, imposante, de Patrice de La Tour du Pin (1911-1975) n’a pas encore suscité une surabondance de travaux ; il faut cependant mentionner les livres, qui furent pionniers, de Jacques Gauthier, Isabelle Renaud-Chamska, Marie-Josette Le Han, sans oublier l’existence des Cahiers Patrice de La Tour du Pin. L’ouvrage tout récent de Stéphanie Boisvert, Le Chantre de l’Invisible (éditions Bénévent, 2006), accompagné d’une belle préface de Jacques Gauthier, a le mérite d’être le premier livre consacré à l’ultime recueil du poète, Psaumes de tous mes temps (1974), qui est une sorte de condensé de l’œuvre immense de toute une vie. La gigantesque et très touffue Somme de Poésie de La Tour du Pin se compose en effet de trois gros volumes, trois Jeux édités successivement en 1946 (La Quête de joie de 1933 en est le noyau initial), 1959, et 1963, et dont le texte a ensuite été revu et corrigé par l’auteur en vue d’une réédition (posthume : 1981-1983) sous les trois titres : Le Jeu de l’Homme en lui-même, Le Jeu de l’Homme devant les autres, Le Jeu de l’Homme devant Dieu. Chacun de ces trois Jeux est scandé par un certain nombre de poèmes désignés comme Psaumes, parmi lesquels le poète a effectué un choix, puis un travail de réécriture, et qui ont donné lieu au recueil de 1974, Psaumes de tous mes temps, subdivisé en trois époques (1938, 1962, 1970-1972) contenant chacune trente psaumes. C’est ainsi tout le cheminement spirituel du poète qui apparaît dans ces quatre-vingt dix poèmes.
2Le travail de Stéphanie Boisvert a bien dégagé les enjeux à la fois poétiques et spirituels des trois temps du recueil. Le premier temps correspond à l’époque où le jeune poète se livre à la jouissance de sa propre parole, à ce qui lui apparaîtra bientôt comme la tentation d’une auto-idolâtrie de la poésie : l’homme, dans le jardin originel, tend à accaparer pour lui-même la grâce, donnée par Dieu, d’une vocation à la parole. Le second temps est alors celui de la crise, de l’épreuve, de la perte de l’inspiration poétique, une traversée du désert vécue et exprimée sur le modèle biblique de l’Exode ; au centre de cette deuxième partie du recueil se situent effectivement les sept « Prières de la mer Rouge » ; ce n’est qu’à l’issue de cette traversée, de ce passage, de cette Pâque, que le poète, après s’être ainsi dépouillé, sera ressaisi par Dieu et réinvesti par sa vocation : disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative à Dieu. Le troisième temps manifeste alors l’union du verbe poétique et du Verbe divin (le Christ), une union sans confusion pour reprendre la formule par laquelle les Pères de l’Eglise désignaient à la fois l’Incarnation et la relation mystique ; la voix poétique, épousée par Dieu selon une symbolique qui remonte au Cantique des Cantiques, se fait alors liturgie, évoquant tour à tour le Carême, l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, etc., jusqu’à un Avent qui est en fait l’attente ecclésiale de la Parousie eschatologique. Car cette liturgie n’est pas seulement personnelle, elle est surtout collective, et la « vie recluse en poésie » de La Tour du Pin rejoint finalement tous les hommes de son temps : le lyrisme se fait ici théologique et communionnel.
3Telles sont les grandes lignes d’un recueil qui n’est pas seulement poésie (celle-ci, pour La Tour du Pin, ne saurait se suffire à elle-même) ni seulement théologie (discours intellectuel sur Dieu) mais « théopoésie » (le mot est de La Tour du Pin) : parole poétique adressée à Dieu, et donc proche de la prière. Le travail de Stéphanie Boisvert s’est situé à ce niveau-là, percevant dans les textes littéraires non seulement l’hypotexte biblique sous-jacent mais aussi tout le grand drame du Salut qui s’y joue et où la parole poétique est investie d’une mission quasi-sacramentelle.
4La conscience qu’a Stéphanie Boisvert de ces enjeux de l’œuvre de La Tour du Pin ne l’a pas empêchée de se livrer, tout au long de son ouvrage, à une analyse des aspects plus formels des textes, notamment dans leur dimension rythmique, là où la poésie tente de dépasser l’impossibilité de dire Dieu qui échappe à tout dire. Comme le recueil des Psaumes de tous mes temps, le commentaire de Stéphanie Boisvert nous donne à lire la situation d’un poète croyant au XXème siècle, mais dont la foi serait moins une simple certitude qu’une quête à travers les obstacles, à travers l’aventure d’une parole toujours précaire : une poésie qui pour une fois se placerait délibérément du côté de la Joie qui est l’un des noms de Dieu, dans une quête de Joie où, face au défi des grands drames de ce siècle, un poète a tenté de retrouver le sens de l’espérance.