Chants francophones balkaniques au féminin
1Un ouvrage qui enchantera les amoureux de la Francophonie des Balkans et des femmes. Triple thématique, le français, les femmes et les Balkans où les systèmes de valeurs, sociales, idéologiques, politiques et linguistiques véhiculées par la littérature, sont observés à la loupe de nouvelles perspectives rigoureuses. Douze voix féminines chantent dans l’espace francophone balkanique. Grecques, Serbes, Bulgares et Roumaines tissent les liens de la Francophonie dans une aire marquée par la douleur de la guerre, de la migration et de l’exil, cette terre où l’âme domine : Les Balkans : « L’ensemble des textes présentés ici a pour objectif d’offrir un panorama de la littérature à la problématique multidimensionnelle et multiculturelle à la thématique commune : guerre, meurtres, mort, exil, exode, déracinement, douleur, souffrance, bilinguisme, quêtes identitaires, dichotomie de l’identité viennent et reviennent comme si la littérature balkanique ne constituait qu’une seule littérature nationale. » (Efstratia Oktapoda-Lu p. 221).
2Les temps où un procès fut intenté à Ambroise Paré (v. 1509-1590) pour avoir en 1545 rédigé un ouvrage en français au lieu du latin préconisé par les scientifiques de l’époque sont fort éloignés. Si depuis les Serments de Strasbourg, une langue commune émergeant des langues d’oc et d’oïl s’imposait peu à peu en remplacement du latin, il n’en était pas de même dans le domaine de la science. Toutefois, dès le début du XVIIe siècle, cette langue devenue le français et rendue officiellement celle de la France par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), devient celle de la diplomatie. Au XIXe siècle, la majorité des cours d’Europe l’adopte ; elle est à son apogée. L’expansion territoriale œuvre aussi pour sa propagation et cela depuis le XVIIe siècle où Jaques Cartier prend possession du Canada. Suivront les Antilles (Haïti, Martinique, Guadeloupe), l’Inde (Pondichéry et Chandernagor). Puis l’Afrique avec l’Algérie (1830), Madagascar (1883), l’Asie (Indochine 1859). Dans tous ces pays, le français s’imposera comme langue officielle de l’administration tant que durera la domination française. Le terme « francophonie » utilisé par Onésine Reclus signifie une francophonie linguistique et géographique. Le terme, vite oublié et supplanté par « francité » ressurgit dans les années 1960 et encore une dizaine d’années et la Francophonie est devenue une institution multiculturelle. À l’inverse de la France, dans la majorité des pays faisant partie de cette Francophonie, le français n’est pas parlé dans un contexte de monolinguisme et son statut est variable d’un pays à l’autre. Bilinguisme, monolinguisme ou plurilinguisme, l’essentiel reste la pratique de la langue de Molière. Cette pratique peut aussi résulter de l’exil. La Francophonie devient alors un refuge et l’institution de ceux qui sont francophones. Tel est le cas des écrivains femmes analysées dans ce recueil.
3Dans le cas de Julia Kristeva, le français est non seulement un refuge, mais aussi un choix de longue date fait par ses parents qui l’inscrivent à 4 ou 5 ans dans une maternelle de langue française en Roumanie (Elena Guéorguiéva-Steenhoute p. 125). Pour Elena Vacaresco, le français est une voix/voie européenne ? Le fait « d’avoir choisi le français comme espace d’écriture [lui] permet, déjà au début du XIXe siècle de réaffirmer la vocation “européenne” de son pays » (Vassiliki Lalagianni p. 11) tout en considérant la France comme « sa seconde patrie » (Margareta Gyurcsik p. 21). Toutefois, son univers spirituel, influencé par les rencontres multiples, est une somme de la culture européenne.
4Le moi intime et le moi fictionnel impriment leurs traces dans l’œuvre romanesque de Gisèle Prassinos (Diamanti Anagnostopoulou p. 39). Quête identitaire de l’auteur à la recherche d’une fusionnalité temporelle dans un rapport de spécularité. Mélanges et mixités de l’énonciation du langage où le récit d’enfance et de jeunesse retrace un itinéraire personnel. Itinéraire et quête identitaire de même pour Maragarita Liberaki qui se faufile dans les méandres de la mythologie grecque et personnelle (Olympia Antonéadou p. 51) dont la reconnaissance de soi par rapport à l’Autre, le refus de l’Autre aussi et l’acceptation de l’altérité en sont les bornes les plus marquantes. L’écriture de Blanche Molfessis fuit, quant à elle, la linéarité (Louise Christodoulidou p. 75) pour parvenir du « moi » au « nous » qui dénote l’appartenance. Les déracinements de Vera Feyder (Anne-Rosine Delbart p. 95) démontre l’importance des « géographies imaginaires » et le thème de la fuite engendrée par la peur. Être Français ou non reste une question ardue à résoudre pour le Francophone. Le cas de Julia Kristeva sert d’exemple à la démonstration de Arzu Etensel Ilden (p. 109) qui souligne l’impossibilité de mesurer les différents dosages des composants identitaires où viennent se greffer, ensemble ou séparément, des éléments métaphysiques, fantastiques, historiques, critiques, politiques, linguistiques pour ne nommer que ceux-là.
5Les voix narratives des œuvres d’écrivains sont également quelques fois l’élements qui donne accès aux voies identitaires de tout un peuple comme dans les romans d’Oana Orlea (Alain Vuillemin p. 141). Fictionnalisée, l’Histoire se lit plus facilement. Que le drame de l’exil exerce une séduction certaine se reflète chez Anca Visdei qui marche sur les traces de nombreux auteurs roumains partis de gré ou de force (Olga Gancevici p. 149), mais dont le nom reste encore ignoré en Roumanie. L’errance et sa thématique devient pour l’écrivain grecque Minnika Kranaki emblématique de son œuvre. Comme tout exilé, Kranaki aspire à la patrie perdue et idéalisée (Efstratia Oktapoda-Lu p. 167), situation qui engendre le mythe du double et du déracinement, dualité problématique de l’identité personnelle. Identité inséparable d’altérité dans les œuvres de Ljuba Milicevic (Jelena Novakovic p. 177) où « l’individuel et le collectif, l’être et le monde, s’unissent dans une vision enrichie des multiples nuances qu’y associe le souvenir, vision où s’abolit l’opposition entre le moi et l’autre ». Dualité difficilement abolie dans l’œuvre de Lilika Nakos où guerre et souffrance dominent parfois l’humanité de l’être (Vassiliki Lalagianni p. 193). Mais si l’écrivain donne une partie de son être aux personnages, la fictionnalisation brouille les pistes et « l’image de la guerre proposée par la romancière suggère un certain nombre de constances allant bien au-delà des différences individuelles ».
6En définitive, l’exil serait une opportunité de découverte, de connaissance, d’aller à la rencontre de l’autre. Néanmoins, l’exilé semble condamné à une vie bidimensionnelle partagé entre l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé comme le démontre l’analyse des romans d’Aline Apostolska (Elena Marchese p. 201). À cette scission s’ajoute indubitablement celle entre la langue maternelle et la langue d’écriture, même si les écrivains ont choisi d’écrire en français. En effet, ce choix a pu être plus ou moins imposé par les circonstances des pérégrinations personnelles. Georges Fréris le souligne dans l’introduction : « pourquoi utilise-on le français plutôt qu’un autre code langagier ». La question est d’importance par rapport à cette contrée ayant subi d’autres influences que la culture française, la réponse délicate. Fréris suggère l’universalisme de l’esprit français « aujourd’hui reconnu sous sa forme d’un esprit francophone » comme vecteur du choix des écrivains analysés dans ces études aspirant à une meilleure culture symbolisée par la langue française, outil linguistique par excellence pour ces femmes des Balkans.
7On notera aussi le second ouvrage sur le thème, au masculin cette fois : Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans, sous la direction de Efstratia Oktapoda-Lu, Paris, Publisud, 2006, 237 p., ISBN : 2-86600-984-3, ISSN : 0982-3190. Voir le compte-rendu sur Fabula : « Pot-pourri balkanique francophone », Acta Fabula, Mai 2006 (Volume 7, numéro 2), URL : http://www.fabula.org/revue/document1335.php