Écrire, filmer la catastrophe à l’époque contemporaine
Dire, montrer la catastrophe
1Lorsque l’on associe la notion de catastrophe à des pays comme l’Argentine, le Chili ou le Mexique, c’est souvent dans l’imaginaire collectif occidental les images terribles et régulièrement actualisées des tremblements de terre1 qui viennent à l’esprit. Pourquoi donc y accoler une autre notion, a priori très éloignée d’un quelconque phénomène naturel, celle du terrorisme d’État, comme le fait le chercheur David Jurado dans le sous‑titre de son ouvrage ? C’est d’abord pour sa « portée heuristique » (p. 7), car le terme serait à même d’« interpréter des réalités et des histoires nationales » (ibid.), et ainsi, d’aborder la violence étatique, grandissante en Amérique Latine depuis la seconde moitié du xxe siècle. Par terrorisme d’État, on entend « l’application de la justice et de la législation […] souvent de manière clandestine, à la répression et même à l’extermination policière et militaire systématique d’une partie de la population, pour des raisons idéologiques. » (p. 9).
2Dans une perspective interdisciplinaire et comparatiste, l’enjeu majeur de l’ouvrage est le suivant : existe‑t‑il « une écriture et une iconographie de la catastrophe » (p. 10), et si oui, quelles en sont les manifestations et les lectures à en faire ? Le terrain d’étude concerne un pays d’Amérique centrale et deux pays d’Amérique du Sud, caractérisés par un parcours commun dans leur histoire contemporaine :
Tous ont traversé des périodes d’autoritarisme, ainsi que des périodes dites de transition ou de démocratisation et des périodes de mémoire ou de patrimonialisation de la mémoire. […] L’Argentine, le Chili et le Mexique constituent par ailleurs une triade paradigmatique. Du Mexique au Chili, nous passons d’une démocratie autoritaire et impersonnelle à une dictature autoritaire concentrant le pouvoir sur une personne, le cas argentin représentant l’intermédiaire entre les deux premiers (p. 11).
État des lieux en Amérique Latine
3Les trois pays étudiés sont tous marqués par la guerre sale (guerra sucia), c’est‑à‑dire la surveillance et la violence d’un État autoritaire, parfois militaire, généralement soutenu par les services de renseignement nord‑américain. Si une opposition bien réelle, souvent étudiante (mais pas seulement), existe face aux régimes successifs de Pinochet, Videla, Díaz Ordaz et Echeverría, l’ennemi à abattre est essentiellement fantasmé : rouge, extérieur, armé, il serait une sorte de cinquième colonne, prête à renverser la société à tout moment. Ainsi, le gouvernement mexicain de Gustavo Díaz Ordaz puis de Luis Echeverría profite du contexte de Guerre froide pour dénoncer les contestations à la veille des Jeux Olympiques de 1968, qualifiées de « conspirations communistes » (p. 98). Les étudiants emprisonnés et assassinés en seraient au pire les instigateurs, au mieux les victimes manipulées d’intérêts étrangers (p. 99). Les gouvernements Perón et Videla quant à eux prônent une lutte « antisubversive » (p. 25) de plus en plus radicale afin d’éradiquer toute forme de contestation, puisqu’il s’agit d’arrêter des individus sur le principe du « por algo será » (p. 26). C’est aussi une « terreur généralisée » (p. 57) qui règne au Chili, alors même que le régime Pinochet affirme vouloir mettre fin au « chaos » général prétendument suscité par le gouvernement socialiste de Salvador Allende (p. 59). Le conflit chilien « interne » (p. 57) conduit à des massacres à caractère génocidaire (p. 61) reconnus officiellement par le rapport Valech en 2004.
4« Scission mythique fondamentale », faisant appel à un « imaginaire sur les ruines » (p. 8), le récit de la catastrophe, qu’il soit réalisé à l’écrit (témoignage, roman, journal) ou à travers l’image animée (documentaire, fiction) permettrait d’aborder à une échelle macroscopique les traumatismes d’un pays et à un niveau individuel les blessures physiques et psychologiques des victimes directes et indirectes. Dire, faire voir, dénoncer, critiquer et s’autocritiquer, transmettre mais aussi tenter de s’en remettre : les œuvres littéraires et cinématographiques abordées dans cet ouvrage s’inscrivent ainsi dans un processus de résilience. Du latin resilio, -ire, c’est‑à‑dire sauter en arrière, rebondir, rejaillir, la résilience désigne la capacité d’un individu à se reconstruire à la suite d’un traumatisme. Cette notion a été vulgarisée en France notamment par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, lui‑même enfant rescapé de la politique antijuive du gouvernement de Vichy. Chez des individus traumatisés, la résilience ne peut se réaliser qu’à travers l’action : « Le fait résistant est à la foi le but et le moyen, il incarne en acte les valeurs idéales dans la durée2. »
Création et résilience
5Structurés en deux parties principales, Résilience des images et des récits consacre un chapitre par pays, avec à chaque fois une étude pluridisciplinaire centrée autour d’un corpus littéraire et cinématographique extrêmement riche. Les auteurs et autrices cités sont des personnalités engagées et payent le prix fort pour leur opposition au pouvoir ; par exemple, le romancier et dramaturge Carlos Cerda a connu l’exil pendant plusieurs années, la femme de lettres Elena Poniatowska est menacée de même que son éditeur lors de la sortie de La Noche de Tlatelolco3 tandis que le journaliste et militant Rodolfo Walsh est assassiné en 1977 par la junte militaire argentine, peu de temps après avoir perdu sa fille, elle‑même engagée. Les œuvres cinématographiques mobilisées sont des films incontournables des années 1970, répondant à une volonté militante et collective de scénaristes et de directeurs : ainsi, Leobardo López Arretche crée El grito (1969) d’après les captations des étudiants en cinéma de l’Université Nationale Autonome de México au lendemain des évènements de 1968. Quelques années plus tard, le collectif argentin Cine de la base adapte Las tres A son las tres Armas (1977) d’après un texte particulièrement virulent de Rodolfo Walsh sur la dictature, tandis que le cinéaste chilien Patricio Guzmán Lozanes développe une trilogie documentaire autour du coup d’État militaire du 11 septembre 1973 : c’est La batalla de Chile (1974‑1979). Faisant écho à certaines des problématiques de la littérature testimoniale et mémorielle, notamment européenne, cette étude touche aussi au problème de la représentation, de la transmission et du décalage (entre individus, entre la réalité du vécu et les contraintes de l’écrit, etc.). Elle interroge les limites de l’art face à la représentation de l’indicible, comme le rappelle l’auteur à travers la mention du débat sur la première édition de La Noche de Tlatelolco : le journaliste Luis González de Alba avait ainsi reproché à l’autrice Elena Poniatowska d’avoir « subordonné la réalité historique à l’esthétique » (p. 210). D’autre part, commémorer, c’est aussi rendre hommage : l’éloge peut prendre ainsi le pari de « reconstruire le passé » (p. 237), quitte à perdre dans la complexité d’interprétation. D. Jurado montre par exemple comme le mouvement étudiant mexicain de 1968 se transforme peu à peu en « mythe fondateur de la lutte pour la démocratie » (p. 205) et est récupéré par la suite par les instances politiques de tous bords.
6À travers ces différents témoignages, qu’ils soient intégraux, urgents ou résilients (p. 17), l’ouvrage démontre l’existence de discours spécifiques en temps de catastrophe : « strophe de la terreur » (p. 12) et « strophe de transiliation (p. 13) rendent ainsi compte d’une « logique catastrophiste » (p. 14). Un nouveau corpus, plus récent, est alors mobilisé. Ainsi, les œuvres choisies se caractérisent par le recours à l’imagination et l’allégorie : science‑fiction (La sonámbula de Fernando Spiner et La ciudad ausente de Ricardo Piglia), récit de l’exil4 à la tonalité fantastique (La frontera, Ricardo Larraín), portrait féministe au sein d’une société patriarcale dystopique (Los vigilantes, Diamela Eltit), huis clos familial à la fois tragique et poétique (Rojo amanecer, Jorge Fons), et même tentative de coup d’État par les héros de la littérature chez Paco Ignacio Taibo II (Manual para la toma del poder). Ces œuvres de l’après s’inscrivent dans un contexte de transition, où les instances officielles peinent à assumer leurs responsabilités. En témoigne notamment l’échec mexicain des commissions de vérité (p. 206‑207) auxquels succèderont les procès sans condamnation des bourreaux5. De même, sous prétexte d’un « pardon réciproque » (p. 147) et de la nécessité d’un deuil collectif à accomplir, les politiques de « réconciliation » menées en Argentine ou au Chili mènent à terme à l’amnistie d’une partie des responsables et à l’oubli progressif des faits.
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7Ainsi, la catastrophe se définit comme « une construction discursive propre à décrire et à dénoncer une situation de vulnérabilité sociale à un moment historique déterminé » (p. 238), conséquence du terrorisme d’État. Son étude textuelle et iconographique permet de mettre en évidence que le traumatisme de la disparition (des personnes, des droits fondamentaux, des valeurs) peut donner naissance à une « résilience identitaire » (p. 55) grâce à une création artistique militante, surtout lorsque la parole officielle et juridique fait défaut. Afin d’explorer l’incontournable, c’est‑à‑dire « l’héritage légué par [l]e passé (p. 149), le récit mémoriel va jusqu’à revêtir une « valeur mythique » (p. 205). Résilience des images et des récits est aussi un rappel sur le péril que constituent les espaces d’exception (p. 60), et le choix du corpus souligne la fragilité et la rapidité des moments de basculement vers l’horreur. Enfin, l’ouvrage met en exergue le fait que de tout temps, les milieux universitaires en Amérique Latine et ailleurs, sont et doivent être une force de première importance au sein des mouvements de contestation.