D’un Moyen Âge à un autre : le médiévisme du premier XIXe siècle
1Le Médiévisme érudit en France a pour ambition de donner « quelques coups de sonde dans cette nébuleuse encore relativement mal cartographiée » (p. 10) qu’est le début du xixe siècle, plus précisément de la Révolution au Second Empire, comme l’indique le sous-titre du volume. L’ouvrage constitue ainsi un complément au précédent essai qu’Alain Corbellari, qui édite ce volume en compagnie de Fanny Maillet, avait consacré au Moyen Âge à travers les âges sous le titre Moyen Âge et critique littéraire1. Le choix de cette période charnière du médiévisme est parfaitement justifié par les éditeurs : si les relations entre le Moyen Âge et la période des Lumières, puis celle du Romantisme ont été relativement bien étudiées, les bouleversements de la période révolutionnaire sur les études médiévales naissantes n’avaient pas encore fait l’objet d’études approfondies. Dans l’attente d’une monographie plus complète sur la question, le travail de défrichage qu’offre ce livre, ouvert à des « méthodologies [et des sensibilités] diverses » (p. 11), constitue une excellente introduction à cette période complexe dans l’histoire de la discipline, et surtout à ses acteurs.
Âge d’or médiéval
2Quelles sont donc les grandes caractéristiques de ce demi-siècle ? Ce qui frappe à la lecture des différents articles du recueil, c’est tout d’abord la « politisation très forte du monde littéraire » (p. 47) et ses conséquences idéologiques diverses, en premier lieu la censure. Alors que le xviiie siècle avait pu valoriser l’esprit léger de certains textes médiévaux2, les éditions du premier xixe siècle vont, au mieux, s’autocensurer, à la manière des Fabliaux édités par Méon. Jonathan Hofer, dans sa belle étude de cette édition (« Les fabliaux sous le Premier Empire : entre éditeurs et critiques », p. 47-68), rappelle que ces textes, pourtant purgés de leurs traits les plus licencieux (c’est le cas par exemple dans le « boucher d’Abbeville »), étaient considérés comme des « saloperies » et devaient être « maintenant relégués dans les mauvais lieux »3. Si la gaieté médiévale semble encore occuper certains auteurs post-révolutionnaires, qui ne voient dans les « contes, les nouvelles, les fabliaux » qu’un heureux « badinage »4, l’époque n’est cependant plus à l’innocence en littérature.
3Jonathan Hofer rappelle les grandes lignes du bouleversement intellectuel qui a conduit à la mise au pilori d’une littérature jugée corrompue par le pouvoir5. On ne s’étonne donc pas que cette période d’idéologisation de la littérature soit également celle de la valorisation du modèle romanesque des chevaliers, contre la littérature légère des fabliaux. Le propos de Laetitia Saintes (« [R]animer par un nouveau sang d’anciens souvenirs », p. 31-46) vient compléter cette utile synthèse en analysant comment le groupe de Coppet ou Chateaubriand ont mis en valeur la littérature chevaleresque à des « fins polémiques » (p. 31). Si le groupe de Coppet s’intéresse à la chevalerie, c’est qu’il est animé par deux théories apparemment contradictoires : la première postule la perfectibilité au long cours de la société, la seconde tient à l’idée d’un pouvoir contemporain corrompu. Ces deux conceptions, qui devraient logiquement s’annuler, se rejoignent dans une troisième thèse originale, celle d’une progression non linéaire du progrès humain et de la civilisation. Dans ce cadre, un retour au Moyen Âge n’apparaît pas comme une régression vers des temps barbares mais comme une revalorisation idéologique de vertus apparemment absentes de la société contemporaine et notamment du régime consulaire puis impérial (défense du faible, loyauté, mépris de la ruse, etc.). Cette conception idéalisée de la chevalerie et de l’esprit de croisade, héritée en partie de Schlegel, n’est pas sans scories : Mme de Staël rappelle ainsi que la société féodale fut, selon elle, « triste et sévère »6. Il ne s’agit donc pas d’imiter les institutions médiévales, mais de puiser dans « l’énergique chevaleresque »7 pour réformer le monde contemporain. Chateaubriand, qui idéalise sur bien des points la structure féodale8, s’inscrit quant à lui dans une réflexion religieuse (dans une période de fortes tensions entre différentes tendances catholiques). Le retour aux sources médiévales est perçu, par l’auteur de l’Analyse raisonnée de l’histoire de France, comme l’une des clés d’un nouvel âge d’or de l’ecclesia. Bien que s’appliquant dans des domaines différents, la politique pour les uns, la religion pour l’autre, les réflexions du groupe de Coppet et celles de Chateaubriand illustrent parfaitement le mouvement idéologique de revalorisation d’un certain Moyen Âge qui a animé la vie intellectuelle du premier xixe siècle.
Des temps barbares
4On est, en réalité, frappé par l’évolution rapide des mentalités à la lecture de ce recueil. Bernard Ribémont, dont la contribution ouvre le livre (« Louise de Kéralio, historienne, "féministe", et la littérature du xiiie siècle », p. 15-29), dresse ainsi le portrait contrasté d’une femme des Lumières, à la fois pionnière dans la redécouverte de Christine de Pizan, et héritière des « clichés véhiculés par ses prédécesseurs » (p. 22) sur la poésie médiévale (dont elle regrette les défauts de langue ou l’obscurité en comparaison avec les modèles classiques latins). L’auteur note ainsi justement que Louise de Kéralio reste largement « prisonnière d’une vision ténébreuse du Moyen Âge » (p. 28).
5Les positionnements face au Moyen Âge furent donc divers, voire paradoxaux dans la première moitié du xixe siècle. Dans son bel article consacré à Étienne-Jean Delécluze (« Delécluze ou la chevalerie », p. 129-140), Alain Corbellari revient sur une figure particulièrement représentative de cette ambiguïté. Delécluze, amateur éclairé et professeur de dessin de son prestigieux neveu Eugène Viollet-le-Duc, est l’auteur d’un ouvrage particulièrement intéressant sur le Roland, tout à la fois isolé et sans postérité apparente. L’idée liminaire de Delécluze n’est pas sans rappeler l’idéologie du groupe de Coppet ou de Chateaubriand : la chevalerie a favorisé le progrès et doit donc nous inspirer. Cependant, la lecture de Delécluze se veut plus réaliste sur l’action chevaleresque véritable, « dégagée des fables séduisantes ou bizarre9 ». Du moins prend-il acte de l’importance de « l’histoire des préjugés, des opinions et des mœurs » pour comprendre l’idéal chevaleresque. A. Corbellari fait justement remarquer que ce positionnement original de Delécluze fait de lui un des « précurseurs de l’anthropologie culturelle » (p. 140).
Écrire l’histoire médiévale
6La figure exceptionnelle d’un Delécluze ne doit cependant pas cacher la reconstruction plus idéologique d’autres auteurs du début du xixe siècle, en particulier dans l’historiographie. On rapprochera ici les articles de Giorgia Vocino sur Augustin Thierry (« Les Mérovingiens d’Augustin Thierry », p.141-158) et de Patricia Victorin sur la figure de Froissart chez les historiens (« Penser le discours au xixe siècle à l’école de Froissart », p. 159-182). Dans cette dernière longue contribution, l’auteure revient sur les débats qui ont animé l’historiographie pour la période médiévale, notamment entre les partisans d’une voie pittoresque, inspirée par l’art de Froissart, ceux de la voie analytique, incarnée par Guizot, et enfin ceux de la voie intermédiaire prônée par Michelet (P. Victorin montre cependant, avec raison, que cette opposition est en partie caricaturale, notamment pour Guizot). Augustin Thierry, qui prône une union de l’art et de la science « pour offrir une vue du sixième siècle en Gaule » (p. 141), doit être considéré comme un historien pittoresque — et l’on appréciera la conclusion de l’article, consacrée au projet iconographique avorté de son Récit des temps mérovingiens. Si le grand historien incarne un progrès notable dans sa science, avec un souci constant de retourner aux sources10, on notera également que « l’intérêt, presque l’obsession, d’Augustin Thierry pour l’onomastique » (p. 146) est révélatrice d’une utilisation toujours idéologique de l’Histoire (le système employé pour germaniser les noms ne s’appliquant qu’aux seuls personnages francs et non pas gallo-romains, qui sont valorisés par l’historien : Clovis devient Chlodowig, mais Saint Martin conserve sa graphie française).
7L’ambition d’Augustin Thierry d’élargir, par tous ces procédés pittoresques, son lectorat doit être mise en corrélation avec les « débats historiographiques » parfaitement étudiés par Guillaume Cousin (« Débats historiographiques et médiévisme érudit », p. 69-83). L’évolution de la science historique, par le biais de la diffusion de plus en plus large des revues (adressées en priorité au début du siècle à un public favorisé érudit), incarne parfaitement ce passage d’une historiographie philosophique à un médiévisme narratif (incarné par la Revue française).
Portraits croisés
8L’un des grands mérites du recueil est finalement de remettre en lumière certaines figures oubliées, ou de les recontextualiser. C’était le cas, par exemple, de l’article d’Alain Corbellari sur Delécluze déjà signalé. Trois autres figures de ce premier médiévisme doivent ici être réunis : Théodore Hersant de La Villemarqué, Édelestand du Méril et François Guessard. La Villemarqué, éditeur des « chants populaires de la Bretagne » Barzaz-Breiz est peut-être le plus connu des trois personnages étudiés. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’une notice biblio-biographique, l’étude que consacre Hélène Bouget (« Lectures et formations du jeune La Villemarqué », p.97-128) revient avec force détails sur la construction de la grande œuvre de l’auteur à travers une lecture de ses carnets d’étudiant récemment retrouvés. Si l’on note un vrai travail archéologique de la part de La Villemarqué, l’auteure conclut avec vraisemblance à l’invention du conte prétendument breton Ann Eostik, que l’éditeur aurait composé après sa lecture du Laustic de Marie de France. On rapprochera ce travail de recomposition de textes prétendument médiévaux de la démarche de François Guessard, sur laquelle revient Véronique Winand (« Macaire, François Guessard et la collection des Anciens poëtes de la France », p. 183-196). Paléographe consciencieux, professeur de Gaston Paris et de Paul Meyer, Guessard n’a pas pu mener à terme l’imposant projet éditorial que le pouvoir impérial lui avait confié (on retrouve ici cette politisation forte de la littérature médiévale). L’auteure s’attarde surtout sur l’édition de Macaire, tentative originale de « restitution historique » en ancien français standard d’un texte franco-vénitien11. Jean-Yves Tilliette, dans son « Édélestand du Méril (1801-1871) », s’intéresse quant à lui aux seules éditions médio-latines de ce personnage étonnant, tour à tour « économiste, linguiste, philologue, lexicographe et dialectologue, historien et folkloriste, anthropologue, dramaturge, spécialiste de toutes les littératures médiévales, mais aussi antiques » (p. 86). On rappellera que c’est certainement par le biais de son œuvre que le jeune Charles Baudelaire a pu avoir accès à la « dernière décadence latine12 », selon l’expression du poète.
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9Alain Corbellari reconnaît lui-même dans son introduction que le présent recueil ne saurait épuiser une si riche matière. L’éditeur regrette entre autres, et nous partageons ce regret, que des figures comme Paulin Paris, n’apparaissent finalement qu’à la marge. Disons, « pour ne pas conclure13 », que ce que l’ouvrage perd en exhaustivité, il le gagne en diversité des approches, et nul doute que d’autres ouvrages viendront approfondir ces premières – déjà fort belles – approches du premier médiévisme au xixe siècle.