Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Avril 2022 (volume 23, numéro 4)
titre article
Émilie Violette-Pons

Contre l’idéologie, le lieu du texte

Against ideology, the place of the text
Hisaki Matsuura, André Breton et la topologie du texte, Paris : Hermann, coll. « Échanges Littéraires », 2021, 206 p., EAN 9791037008930.

1L’ouvrage d’Hisaki Matsuura, André Breton et la topologie du texte, offre d’emblée de nombreuses promesses liminaires. En effet, la page de couverture interpelle son lecteur ; d’une part, la polysémie du nom « topologie » suscite l’interrogation quant au domaine d’études convoqué ; d’autre part, le nom de l’auteur, H. Matsuura, poète et romancier né en 1954 à Tokyo, professeur à l’université de Tokyo, laisse présager une approche multiculturelle, et questionne sur les relations entre le surréalisme français et un regard décentré, nourri de culture japonaise : comment lit-on André Breton ailleurs qu’en France ? Le choix de la collection « Échanges littéraires », fondée et dirigée par Éric Dayre chez Hermann, est également très parlant car il suppose une perspective cosmopolite nourrie de jeux d’échanges, d’interférences et de confrontations. L’ouvrage est d’ailleurs préfacé par É. Dayre, qui a œuvré à sa publication, et dont on connaît l’intérêt pour les cultures étrangères, notamment asiatiques. L’ouvrage, initialement rédigé en 1983, frappe aussi par la date de sa publication, en 2021, presque quarante ans après qu’H. Matsuura a soutenu sa thèse de doctorat de troisième cycle de littérature française à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle, en 1981, sous le même titre : ce décalage promet une lecture enrichie par la mise en perspective chronologique. Ainsi, avant d’entrer dans la topologie d’André Breton sous la conduite d’H. Matsuura, le lecteur fait d’emblée l’expérience stimulante de l’immersion dans un emboîtement d’espaces, textuels, géographiques et chronologiques, qui lui fait concrètement éprouver le projet suivi dans l’étude.

Seuils

2La préface d’É. Dayre situe très utilement H. Matsuura dont l’œuvre littéraire et critique reste injustement méconnue en France. C’est cet ouvrage en particulier, jamais publié en français auparavant, qui a ouvert la carrière d’écrivain d’H. Matsuura en lui donnant le goût de l’objet sensible littéraire. É. Dayre met en lumière les ouvertures suscitées par l’analyse proposée par H. Matsuura, et nous met en garde, à ses côtés, contre une lecture facile et paresseuse de Breton, laquelle nous pousse à rechercher des postulats rassurants mais schématiques et arbitraires, et qui ne nous guident que vers une représentation réductrice de la littérature en oubliant la création au profit de l’idéologie. Grâce à une enquête topologique menée dans le texte bretonien, H. Matsuura nous montre comment remettre en cause certains principes de l’étude littéraire : la littérature n’est pas une idéologie, et la recherche universitaire n’est pas un réductionnisme. L’ouvrage nous délivre le précieux message selon lequel la poésie, en tant qu’expérience du langage, s’impose comme une heureuse nécessité. Il a aussi la vertu d’approfondir notre connaissance du surréalisme et de témoigner de la vision nippone de ce pan de notre histoire littéraire, permettant, grâce au décentrement ainsi opéré, d’aborder le surréalisme grâce à un décalage culturel qui le met différemment en lumière et qui se justifie pleinement par le goût de Breton lui-même pour le surréalisme japonais. Il s’agit en effet de déconstruire la lecture idéologique de Breton au profit d’une lecture matérialiste et empirique, choisissant l’expérience sensible et concrète d’une singularité plutôt que l’analyse scientifique et abstraite d’une généralisation.

3La table des matières, organisée en six chapitres encadrés par un « avant-propos » et une « postface », annonce une approche à la fois thématique et topologique ; ses titres larges et suggestifs attirent l’attention en suggérant l’influence de Georges Bataille1, Gilles Deleuze2, Jacques Lacan3 ou Maurice Blanchot4 : « le trou », « le dehors », « la boîte », « le seuil ». Ils constituent les piliers de la « topologie » bretonienne, abordée en particulier dans les récits à la première personne que sont Nadja, Les Vases communicants, L’Amour fou et Arcane 17 : parce qu’ils s’originent dans l’espace d’un « je » désirant, ces récits forment le corpus idoine d’une approche formelle qui souligne non pas l’évolution chronologique mais le fonctionnement des « figures structurelles » (p. 14) du texte bretonien, ce qui témoigne de l’influence du structuralisme sur la réception de Breton au Japon à l’époque dorée de la French Theory. Ces quatre topoï sont aussi considérés du point de vue de l’activité du narrateur, en renvoyant successivement aux actes d’« écrire », d’« entendre », d’« interpréter » et de « commencer » (p. 31) : les lieux, topoï, forment ainsi des structures narratives.

4L’étude de ces quatre topoi est mise en perspective par une introduction (« Idéologiques/topologiques ») et une conclusion (« Utopiques/atopiques ») qui témoignent de la grande clarté pédagogique de l’auteur : il ne cesse d’éclairer son approche en situant sa pensée, en expliquant ses objectifs, en proposant des bilans intermédiaires qui permettent aussi de relancer le questionnement. Pour cela, H. Matsuura part du texte, à la lettre duquel il prête une attention précise et régulière, pour se dégager des biais de l’abstraction et du conditionnement par ce qu’il nomme « l’idéologie » ; pour cela, il recourt à de nombreuses citations des textes de Breton mais aussi d’autres surréalistes ou de théoriciens de la philosophie et de la littérature ; ainsi, chaque chapitre est introduit par une citation d’André Breton liée au topos abordé. Plus qu’un simple effet stylistique ou ludique, ces citations transmettent une véritable méthode, qui valorise le regard sur le texte et sur le langage concret plutôt que sur l’image abstraite.

5L’ouvrage, en plus d’être foncièrement formateur, ouvre donc de riches questionnements, et c’est là que réside son subtil pouvoir : il nous permet de continuer à nous interroger sur le texte bretonien à la suite des nombreuses études sur lesquelles il s’appuie (la bibliographie proposée par H. Matsuura mentionne une centaine d’ouvrages et articles portant spécifiquement sur le surréalisme et sur Breton, issus, qui plus est, de la critique internationale, qu’elle soit française, italienne, anglaise, américaine ou japonaise), mais aussi sur toutes nos lectures, car la vraie question traitée, au fond, est : comment lisons-nous ? À quel point sommes-nous gouvernés par nos connaissances et nos lectures antérieures ? Sommes-nous capables de lire un texte d’un œil neuf, sans chercher à reconnaître, dans les textes que nous étudions, ce que nous savons déjà ?

Défis

6L’étude relève dans un premier temps les difficultés auxquelles H. Matsuura s’est confronté en menant ses recherches.

7Il situe d’abord son approche dans le contexte des années 1980, très imprégnées de l’influence du surréalisme alors même que le mouvement a disparu en tant qu’école ; avec humilité et honnêteté, il souligne la difficulté d’une approche lucide de la figure de Breton encore brouillée par sa proximité chronologique (Breton a disparu en 1966). La compréhension de son œuvre se heurte à une opacité biographique dont H. Matsuura souligne l’étrangeté, étant donné l’importance de Breton dans la littérature française du xxe siècle : H. Matsuura regrette l’incertitude gênante engendrée par ce retard dans l’étude des archives biographiques bretoniennes. Au début des années 1980, la présence fascinante du « phénomène éblouissant » (p. 17) qu’est Breton empêche également la distance critique, ce qui donne lieu à de nombreux clichés qui imprègnent de fait notre approche de son œuvre. Ainsi H. Matsuura témoigne-t-il avec une grande humilité des difficultés de la tâche entreprise, conscient d’être lui-même soumis à ce bain ambiant de surréalisme bretonisant, sans masquer les lacunes de l’état de l’art en la matière, se heurtant à la difficulté d’une critique qui, sans distance chronologique, peine à rester être objective et novatrice.

8D’autre part, H. Matsuura mentionne le risque de lire Breton avec des lunettes idéologiques, sans partir de « l’expérience intensément vécue de la lecture » (p. 18) mais en se contentant de suivre passivement des idées toutes faites. C’est très tôt que H. Matsuura définit ce qu’il entend par « idéologie », afin de nous proposer un contrat de lecture et de nous mettre en garde contre les leurres qui grèvent notre approche du texte bretonien : « nous appelons “idéologie” tout ce qui tend à réduire aux schémas abstraits les méandres sensuels du langage, ployé et reployé sur la surface du texte » (p. 18). Entre contamination, réductionnisme et abstraction, l’idéologie obscurcit l’étude de Breton, ce que H. Matsuura se propose de déconstruire. Tout en concédant l’importance de l’effet d’aimantation causé sur l’esprit du lecteur par la nature de l’écriture bretonienne qui se plaît aux principes abstraits et dogmatiques, H. Matsuura admet son étonnement face à leur pouvoir quasi-magique, y compris sur un lectorat universitaire, qui ne parvient pas selon lui à objectiver le texte. Il déplore qu’au lieu de prendre de la distance, l’analyse fusionne affectivement avec son objet, si bien que texte et critique parlent d’une même voix, participant à une même idéologisation du discours. Le propos critique s’impose dès lors comme une pensée préformatée au lieu de surgir d’une véritable expérience, concrète, sensible et surtout personnelle, de la lecture de Breton. Ainsi H. Matsuura souligne-t-il l’écueil qui guette tout chercheur ou tout critique risquant de se transformer en machine à valider un propos préétabli, ne prenant plus le risque ou la peine de penser par soi-même, mais sans même en avoir conscience. Voilà que le discours critique sur le surréalisme, en condamnant la puissance idéologique du mouvement, s’adonne à son tour à une écriture automatique elle-même fortement idéologique : H. Matsuura qualifie ceci de « discours surréaliste » en ce que la critique ne fait qu’imiter et paraphraser ce que le surréalisme dit déjà, si bien qu’elle propose un amas de clichés principiels en lieu et place d’une lecture authentique. H. Matsuura accumule avec virulence les qualificatifs péjoratifs pour montrer le déshonneur d’une telle forme de critique, qui n’est que « doxa » (p. 21), « stéréotype » (p. 21, p. 22), « formules éculées » (p. 20), qui ne fait que « radoter » (p. 20), à travers des « discours mats, vulgarisés et vulgarisateurs » (p. 21), une « petite pédagogie » (p. 21) et un « travail de réduction […] stérile » (p. 26). Ce n’est pas seulement la nature de ces lectures du surréalisme que dénonce H. Matsuura, c’est aussi leur transmission et leur reproduction automatiques, si bien qu’en lisant des textes surréalistes, nous résolvons toujours la même équation et nous validons des postulats précédemment émis et admis sans discussion, en nous conformant plutôt qu’en critiquant. H. Matsuura reproche ainsi à la critique d’être un simple ready-made.

9Son objectif poursuit par conséquent une relecture dégagée d’idéologie qui permettra d’aller à la rencontre authentique, personnellement vécue, du texte surréaliste pour le libérer de l’abstraction et de la superficialité : il faut le « désidéologiser » (p. 23). Ce pari est ambitieux, mais peut être aidé ou soutenu par la distance que H. Matsuura, quoique francophile convaincu, entretient avec la culture française en raison de ses origines japonaises : le surréalisme peut enfin être regardé de l’extérieur. Mais nous devrons aussi nous demander si la culture asiatique n’imprègne pas l’approche qu’il propose… Lire en faisant fi de nos attaches culturelles et épistémologiques est-il réellement possible ?

10Le texte plus que l’idée, la langue plus que le discours : voilà le projet de H. Matsuura qui fait le choix de soupçonner l’idéologie, à l’aube des années 1980, dans un contexte où le telquelisme perd de son influence et où la poésie française s’ouvre à un nouveau lyrisme. Redonnant souffle à l’ère du soupçon, H. Matsuura choisit de refuser d’emblée les méthodes de l’analyse historique et de l’approche didactique : ni récit, ni commentaire, tâche rendue ardue par le fait que Breton cherche lui-même à s’inscrire dans l’histoire et dans l’héritage, notamment par le biais de multiples références intertextuelles ou théoriques. Par conséquent, H. Matsuura s’oppose à des théoriciens de premier plan tels que Michael Riffaterre5, Laurent Jenny6, Tzvetan Todorov7 ou Jean-Michel Adam8, qui, d’après lui, se refusent à la singularité au profit de généralisations ; se trompant selon lui d’enjeux et de méthodes, ils ramènent la langue surréaliste à un système au lieu de montrer en quoi elle le déborde pour innover. H. Matsuura rejette également l’hypothèse de la fécondité d’une approche psychanalytique, qui consisterait encore en l’application naïve d’outils préconçus ne donnant pas accès à l’essence de l’expérience d’écriture bretonienne. Il invalide également la possibilité d’une approche thématique, qui ne cherche selon lui qu’à servir une lecture unifiante et monolithique en abolissant les nuances et les équivoques.

11On peut se demander si ces refus ne relèvent pas eux-mêmes d’une certaine idéologie de la critique. La postface (« Un dialogue ») relaie justement les contestations que le lecteur pourrait apporter à H. Matsuura: lutter contre l’idéologie ne revient-il pas à proposer, encore, une idéologie ? Mais H. Matsuura objecte que celle-ci procède non pas de lui-même mais du lecteur, dont l’approche est grevée par sa propre vision. Il s’avère qu’en posant cette question, le lecteur d’H. Matsuura fait encore acte d’idéologie en cherchant à décrypter la part d’idéologie qui pourrait biaiser l’étude. H. Matsuura préfèrerait que son travail soit au contraire considéré comme un « projet » (p. 184) à comprendre à partir du texte même. En effet, pour éviter le risque de l’idéologie, H. Matsuura construit son approche à partir de la nature même du texte bretonien : c’est parce que Breton adopte parfois une perspective historique qu’il faut éviter le récit historique ; c’est aussi parce qu’il met abondamment en lumière certains thèmes qu’il faut éviter la critique thématique. Partir du texte, sans se laisser charmer par les sirènes des idéologies, est le pari audacieux, novateur et iconoclaste annoncé par H. Matsuura, non pas par orgueil ou par provocation, mais par souci de préserver la justesse et la beauté de la lecture ; il s’agit de « ne pas abîmer nos lectures dans la fausse profondeur des figures » (p. 29), suivant le double sens du verbe « abîmer » : ni les endommager, ni les enfouir.

Topoï

12Devançant un contre-argument qui lui opposerait que le topos, chez Aristote9 comme chez Curtius10, renvoie à une notion abstraite, générale ou plaquée (donc, idéologique), H. Matsuura explique concevoir ce terme comme un « instrument d’analyse ou une hypothèse de travail » (p. 31) qui lui permet d’arpenter le territoire bretonien. Cet espace s’entend non pas comme la représentation du dehors et de la réalité – ce qui, de fait, exclut l’approche psycho-phénoménologique bachelardienne –, mais comme la mise en œuvre de « l’espace imaginaire, conçu comme textualité » (p. 32). Pour cela, le corps de l’ouvrage d’H. Matsuura étudie le texte bretonien à travers quatre topoï.

Le trou

13En un premier temps, H. Matsuura révèle le « trou », ou le manque, d’une lecture qui refuse le défi d’un corps-à-corps direct avec le texte. H. Matsuura n’est pas tendre avec la critique qui, tout en délivrant des informations justes, reste à la lisière du texte sans jamais y pénétrer et envisage « les problèmes de l’écriture automatique sous l’examen extérieur, circonstanciel » (p. 36, note 4), et qu’il qualifie d’ennuyeuse, de superficielle et de peureuse, mais aussi de frustrante, qu’il s’agisse de celle de Marguerite Bonnet11, de Raymond Picard12 ou de Claude Abastado13. Elle lui sert de repoussoir pour proposer sa propre méthode de lecture du texte de Breton, qui veut être une lecture « elle-même négative » (p. 41) puisque d’abord érigée en négation des précédentes.

14En considérant l’écriture automatique de Breton comme la mise en œuvre d’un vide ou d’un trou dans l’écriture qui se libère des contraintes imposées par les normes culturelles externes, H. Matsuura souligne la force d’ouverture de cette écriture grâce à sa puissance d’abandon à ce qui peut advenir et à sa capacité d’accueil de ce qui provient de l’extérieur. Utopiquement, cette langue se réalise en se voulant « trou absolu » (p. 44), ce qui la rend à l’authenticité de la vie du langage, en confirmant la valeur et la fécondité du « trou » d’une langue non rationalisée. La langue surréaliste est une langue qui, tout en tendant vers sa propre perte, rencontre ses manques et ses lacunes qui, paradoxalement, au lieu de la détruire, la consolident et la valident : le manque négatif devient une positivité, ce qui signale en même temps qu’un automatisme pur est foncièrement impossible, puisqu’il faut activement rechercher ce manque. Paradoxalement, il s’agit donc de rendre son illisibilité au texte bretonien pour le lire vraiment sans adopter de posture a priori idéologique, grâce à la révélation des lacunes qui grèvent sa lisibilité.

15Le thème du trou suscite ensuite celui du centre (p. 50), qui forme le lieu d’une jonction heureuse des contradictions internes à l’écriture de Breton, en une forme de point suprême moniste qui parvient à éviter le figement et le cliché en s’incarnant dans diverses figures poétiques. Ainsi, l’étoile, lumineuse, chaude et positive, sans transcendantalisme ni symbolisme idéologique, forme un point de convergence mais aussi de dialectique qui permet à H. Matsuura d’analyser le texte bretonien à partir de ses configurations spatiales en délaissant ses suggestions symboliques nécessairement attachées à une approche idéologique. Délivré d’une dimension symbolique ou mystique, ce centre est négatif en ce qu’il se signale par l’absence de ce qu’il n’incarne pas, devenu présence d’un manque constaté. Il vaut dès lors non pas par ce qu’il incarne, mais par ce dont il montre l’absence. Plus qu’un centre, c’est un « centre retourné » (p. 56), que H. Matsuura désigne comme « trou », ce qui le transforme en lieu, dont l’intérêt est justement d’être un non-lieu. Il témoigne de l’u-topie d’un langage qui se cherche sans devoir se trouver puisqu’il faut, pour préserver la poésie et l’authenticité, que la langue ne se trouve pas – si elle se trouve, c’est qu’elle a perdu sa part d’automatisme –, en une langue sans langue, à l’image du « cœur d’une fleur sans cœur » de Nadja plusieurs fois cité par H. Matsuura comme exemple de ce centre considéré comme un trou. Breton préserve sa pensée du mysticisme en la formulant en termes géographiques, en faisant de l’utopie un territoire à nommer plus qu’un idéal à atteindre. Ce regard de H. Matsuura sur la « présence-absence » d’un centre à la fois troué et empli n’est pas sans lien avec le pensée extrême-orientale du vide14 ; alors qu’une pensée occidentale aurait tendance à approcher le vide par la négative, en le considérant comme un manque, H. Matsuura propose une lecture positive, en concevant le vide comme la présence d’un rien, vu positivement, et qui déclenche en nous un désir, une projection, un mouvement positif, ce qui fait le charme quasi charnel des lieux vides comme la Place Dauphine de Nadja chez Breton. H. Matsuura souligne ici la part érotique et extatique du rapport au lieu vide à combler, qui débouche sur une union cosmique : c’est parce qu’il y a un espace vide que la fusion peut s’opérer, ce qu’il montre enfin par l’association du trou, vu comme un point, à l’organe sexuel féminin qu’une pointe (celle de l’écrivain) viendrait féconder, suivant un « pansexualisme » (p. 60). Aussi l’image du trou comme centre lumineux et stellaire, vide et plein à la fois, permet-elle la réalisation de l’écriture, et même définit-elle l’espace même de l’écriture, à la fois comme lieu et comme moyen du texte bretonien. Ainsi, H. Matsuura est attaché à aborder le surréalisme et sa thématique phare de l’amour non pas sous un angle idéologique, qu’il reproche à ses prédécesseurs, mais sous un angle scriptural, ce que permet la réflexion sur les lieux de l’écriture bretonienne. Ainsi, ce chapitre montre « que le mouvement vers un centre absent domine la conscience textuelle de Breton » (p. 65), pleine du désir pour ce lieu du « trou ».

Le dehors

16H. Matsuura s’interroge sur l’origine de ce mouvement vers le trou, qui ne provient pas du moi : la part subjective et individuelle de l’écriture est niée par le surréalisme qui assèche le moi à travers un mouvement de dépersonnalisation qui, dans le récit en « je », tend vers l’anonymat pour désolidariser l’écriture d’un sujet-origine. En cela, H. Matsuura fait de Breton le continuateur de Rimbaud qui externalise et neutralise déjà l’écriture hors du « je » devenu simple médiateur d’une parole issue du dehors. Le « je », transparent, devient le support des échanges des images et des paroles dans lesquels s’origine le langage bretonien : il constitue par conséquent un lieu intermédiaire qui offre une « station de passage » (p. 68) pour la voix entre l’ailleurs et le trou. Des murmures venant du dehors trouvent leur lieu dans la voix, en y rencontrant une matérialité et une présence sensible et immédiate, sous la forme d’une « voix off » (p. 69) qui offre la phrase que le poète doit noter : ainsi, ce qui est entendu et qui vient de l’extérieur se note dans l’intérieur, en une topique de l’immanence qui semble être celle de l’inconscient, chez un Breton nourri de l’œuvre de Freud. Le surréalisme reprend en effet la terminologie psychanalytique, même si H. Matsuura montre que le terme « inconscient » est rare chez Breton, lequel, comme René Guénon15, tire le moi vers un collectif mythique. Cette voix qui murmure dans l’intérieur n’est donc pas celle de l’inconscient psychanalytique, mais ne trouve pas non plus sa définition dans une théorie de parapsychologie ou d’occultisme : l’essentiel est que ce lieu ne se fixe pas précisément et reste en suspens, tout en semblant véhiculer la parole d’un dehors indéfinissable que Breton maintient dans ce flou en refusant de lui accoler une terminologie psychanalytique ou spirituelle. Comme source de la voix dans Les Pas perdus ou dans Nadja, Breton préfère, à l’inconscient, « l’inconscience », car ce dernier terme renvoie à une absence, à un « topos négatif » (p. 78) qui établit un « trou » dans la conscience, véhiculant une voix sans individualité dont seul compte le fait qu’elle soit un lieu en marge, un creux accueillant le murmure de l’ailleurs. Ce mouvement intérieur-extérieur, loin de s’en tenir à un « dualisme bêtement simpliste » (p. 79) favorise la rencontre16, le dehors devenant le gage de la contingence qui nourrit la poétique surréaliste. Ainsi, la rue, qui n’est pas seulement un décor, devient un véritable acteur de la rencontre merveilleuse ; la littérature surgit de ce désir pour le dehors, qui lui préexiste, ce qui suscite le goût pour l’ouverture et le dégoût de la fermeture. L’ouverture est à la fois une topique spatiale et un moteur de la poétique bretonienne qui favorise la possibilité de la merveille de la rencontre, Breton se détournant par exemple du poète en chambre qu’est Mallarmé et de son livre unique et clos sur lui-même. Ce mouvement de trouée spatiale vers le dehors s’accompagne de l’ouverture de la forme poétique : le « démontage automatique des vers » (p. 84) est l’expression d’une libération de l’esprit qui s’élance vers un inconnu gisant dans le dehors. Dans la rue, dans la ville, surgit le merveilleux, dont les signaux viennent de l’ailleurs, ce dont témoigne notamment l’insertion des photographies dans Nadja. Les espaces se superposent : la rencontre dans la rue est aussi la rencontre sur la page et dans les mots. Le dualisme superficiel et naïf de l’intérieur et de l’extérieur, du psychique et du dehors, est donc débordé par la présence radicale d’un dehors absolu, ce qui organise la topologie bretonienne. H. Matsuura insiste particulièrement sur la profondeur de cette topologie qui évite le manichéisme intérieur-extérieur, je-ailleurs, raison-mysticisme, tout en soulignant le soin de Breton à ne pas définir ni localiser précisément ce dehors : « en tant qu’espace d’un ailleurs absolu, ce dehors se maintient d’autant plus intensément que son lieu ne se manifeste pas de façon déterminée » (p. 86). L’espace de l’écriture s’ouvre dans le dehors à ce qui ne se dit pas et à ce qui n’arrive pas dans l’écriture : le « non-parlé » (p. 88), signe du désir ou de l’attente, advient ainsi dans l’espace textuel, ce que H. Matsuura montre en recourant régulièrement à des citations des écrits de Breton et en insistant sur la fréquente représentation des pronoms on et cela qui figurent dans le texte l’impersonnalité tout en y relayant le dehors. Cette présence de dehors et de l’absence s’incarne dans le texte et dans la structure narrative, au sein des marges de blanc sur la page, figurant l’espacement des mots et le fait qu’il reste quelque chose en dehors du récit présenté, dans les ellipses, entre les pages. En plus d’être le cadre du récit, le dehors devient par conséquent une de ses composantes internes, dans laquelle le « je » peut s’interroger sur sa propre nature : l’ouverture à l’altérité rendue possible par l’inclusion du dehors dans le texte et par les emplois du pronom personnel on fait retour sur le sujet lui-même, qui peut ainsi se demander qui il est, selon le fameux « Qui vive ? Est-ce moi seul ? » de Nadja. Ainsi H. Matsuura nous éclaire finement sur la nature paradoxale de cette écriture qui parvient à intégrer les oppositions sans les dissocier ni les assimiler, ce qui souligne la force tensive de la dynamique de l’écriture bretonienne.

La boîte

17Ces « deux topoi impossibles, trou et dehors » (p. 97) ne suscitent pour autant pas le désœuvrement. La force de négativité qu’ils véhiculent est en réalité une ouverture positive nourrie d’un mouvement centripète qui traverse le « je » pour relier les marges du texte au dehors. Le « je » constitue un écran sans épaisseur, transparent, désubjectivé, qu’il faut traverser, et qui reçoit les « reflets du merveilleux » (p. 99) et du hasard objectif, lesquels propulsent de l’énigmatique dans le texte, en tant que signaux d’une existence surgie du dehors qui vient faire trace dans l’écriture. L’originalité de la réflexion de H. Matsuura est de penser l’herméneutique en termes spatiaux, en suivant une horizontalisation de la pensée, alors qu’elle est communément associée à une verticalisation qui s’accomplit à travers un mouvement de descente, en soi ou dans les signes, ou d’élévation vers la découverte d’un sens qui girait ailleurs. En effet, le narrateur de Nadja parcourt les énigmes qui se présentent à lui, et dont les signaux sont des « boîtes vides, à la fois fermées et ouvertes » (p. 100), non reliées entre elles, constituant des passages de récits détachés les uns des autres, et tendues vers le dehors. Le dispositif de la textualité, qui fragmente ainsi les espaces, les relie aussi, dans la mesure où les « boîtes-énigmes » (p. 100) suscitent le désir de comprendre ce qu’elles recèlent : le narrateur, comme le lecteur, veut les interpréter et les déplier pour dé-couvrir, au sens littéral, le merveilleux qu’elles concentrent. Selon H. Matsuura, les boîtes de Nadja restent fermées et opaques, entre elles et pour le lecteur ; celles des Vases communicants et de L’Amour fou, qui ne se donnent pas non plus au lecteur, s’ouvrent cependant les unes sur les autres, et les unes dans les autres, en un jeu infini d’emboîtements successifs ; toutefois, le contenu de ces boîtes-énigmes ne se dévoile jamais et reste mouvant car elles sont des « vases communicants » qui ne figent pas le sens. Ainsi, le passage incessant du réel et du surréel qui fonde la théorie du surréalisme bretonien se fait non pas du livre au dehors, mais dans le texte même, horizontalement ou analogiquement, court-circuitant le processus vertical habituel de l’interprétation herméneutique, en privilégiant la « logique du “comme” » (p. 111) à celle du « donc ».

18En exhibant ces « boîtes-énigmes », le texte bretonien ressemble à une mise en scène théâtrale. Cette déréalisation est lue par H. Matsuura comme une théâtralisation en ce qu’elle consiste à perdre le sens de la réalité en y voyant autre chose, comme l’a aussi fait ce malade qui a marqué Breton à Saint-Dizier en associant la guerre de 1914-1918 à un spectacle. L’événement devient une scène sur laquelle s’exposent les signes qui sont interprétés, au sens théâtral et non pas au sens herméneutique du terme. Interpréter revient donc à emboîter, mais aussi à comparer, ce qui amène H. Matsuura à conclure de manière très synthétique en rassemblant les divers outils convoqués, comme il le fait dans chaque chapitre de l’ouvrage :

ce « théâtre mental », où les boîtes opiniâtrement fermées et énigmatiques s’enchâssent à force d’interprétations et d’analogies, devient un dispositif d’écriture que Breton, coincé par le vide menaçant du trou et du dehors, installe afin d’inviter le langage à se ranimer au milieu de ce vide même pour lui faire jouer le drame grandiose des simulacres successifs. Faire retentir une voix impersonnelle dans ce théâtre-boîte de la conscience : voilà la stratégie particulière par laquelle Breton veut invoquer ou convoquer les mots au cœur de ce manque et de cette transparence absolue (p. 120).

Le seuil

19Ainsi, grâce à la structure des emboîtements, H. Matsuura propose de lire Breton en termes de spatialité, et non en fonction de la temporalité. Le texte, en tant que « mise en communication » (p. 131) de boîtes qui s’encastrent, offre des schémas spatiaux, alors que la lecture est, pour sa part, linéaire, donc chronologique. H. Matsuura interroge dès lors le rapport entre l’ordre spatial de l’arrangement textuel et l’ordre chronologique de la lecture, pour comprendre la nature du seuil de la lecture. Comment s’initie-t-elle à travers une conciliation des arrangements spatiaux et de sa propre linéarité ? Le seuil du texte recoupe divers procédés : la citation d’autrui (Les Vases communicants), la question sur l’identité du Je (Nadja), la mise en scène d’un fantasme (L’Amour fou), un récit de rêve (Arcane 17), qui ont pour point commun de proposer une altérité permettant au lecteur d’entrer dans le récit « à son insu » (p. 135). Comme le Je est autre et/ou anonyme, les rencontres liminaires entre personnages ne peuvent vraiment avoir lieu : le lecteur reste sur le seuil de l’histoire, laquelle demeure différée. Ne pénétrant pas les boîtes-énigmes, le lecteur occupe un « seuil entre le réel et l’illusion » (p. 143), dont la porte, la fenêtre et le pont constituent des images en soulignant le passage entre le dedans et le dehors, l’ici et l’ailleurs. Parce qu’elle occupe à la fois les deux espaces, la femme se trouve toujours sur le seuil, chez Breton ; appelant l’homme à la suivre tout en restant inaccessible, elle suscite une tension d’ordre érotique qui déclenche un désir nourri de la superposition du réel et du merveilleux. Lieu d’un passage qui n’aboutit jamais, le seuil figure le bord d’une action faite pour rester inachevée. Refusant la portée métaphorique, mystique ou religieuse de ces images du seuil (par exemple dans la lecture proposée par Claude Abastado17), H. Matsuura privilégie la pleine et vraie présence de ces figures dans le texte : elles ne sont donc pas des images à interpréter pour autre chose qu’elles-mêmes. À la lecture métaphorique, H. Matsuura préfère la lecture métonymique ou analogique, car le seuil est le lieu textuel d’une mise en abyme qui organise l’écrit. En vertu de la polysémie du terme « interprétation », le texte est considéré comme un théâtre du « jeu-du-je-joué » (p. 156), qui suscite un interstice qu’il faut apprendre à lire pour comprendre Breton, en se tenant sur deux espaces : « Lire Breton, ce n’est pas entrer dans la boîte, mais demeurer sur la ligne sans étendue de son seuil » (p. 159). C’est ainsi que H. Matsuura renouvelle de manière très suggestive la lecture de Breton, en opérant un renversement pour horizontaliser l’interprétation, ce qui lui permet de couper court aux approches symboliques et mystiques, donc idéologiques, pour se centrer sur la matière et la structure du texte. H. Matsuura nous guide dans la traversée des signes du surréalisme à ras du texte et dans le texte. La critique de la fin du xxe siècle va poursuivre ce mouvement d’approche de la littérature vue comme un territoire à explorer et comme un partage d’espaces à habiter. La page, la trace, l’inscription18 vont en effet de plus en plus être considérées comme des espaces d’interrogation et de recherche, sans rester de simples signes symboliques.

***

20Sur les pas d’Hisaki Matsuura, le territoire bretonien s’arpente avec le plaisir de la re-découverte en résonnant non seulement avec son époque mais aussi avec la nôtre. Le décalage de la parution de l’ouvrage par rapport à la rédaction de la thèse qui lui a donné lieu n’est pas un obstacle mais, au contraire, une richesse. En effet, l’écriture de Breton devient une région à explorer à deux niveaux : en regard des années 1980, qui ouvrent la littérature sur des disciplines abordant l’espace comme une représentation, dont la géographie qui offre à la critique littéraire depuis les années 1980 la notion très féconde d’horizon19, et en regard de nos années, qui valorisent le corps-à-corps avec la matière du texte et du langage pour rendre justice à la nature même de la littérature dans une époque nourrie du soupçon envers les idéologies. Avec H. Matsuura, l’analyse de la fabrique du texte et le travail de la matière du langage gagnent en justesse en se dégageant à la fois du formalisme et de l’idéologie.

21Au point de jonction des espaces français et japonais, l’ouvrage ne craint pas d’essayer de nous défaire de nos habitudes, de nous décentrer, de nous re-centrer sur le texte pour le faire surgir à neuf sous nos yeux. Refusant l’interprétation téléologique ou idéaliste, H. Matsuura montre que les lieux mis en place par Breton dans son écriture offrent au lecteur une expérience qui ne relève pas de la métaphysique mais du concret, de la sensation vive, de l’immersion organique dans le texte. Le réel prend corps et lieu dans le mouvement textuel, lequel ne se fixe pas entre, d’une part, le simulacre théâtral, et, d’autre part, la transcendance utopique du mirage d’un dire de l’indicible. Le texte, ultime topos de l’étude de H. Matsuura, se referme sur sa propre image, comme les photographies insérées dans Nadja, « vases clos » ou « signifiants purs qui traversent l’espace textuel en y flottant » (p. 177). N’existant que dans le texte, le lieu, en étant un non-lieu, est ainsi préservé de l’idéologie : « chez Breton, le réel tient dans le texte, le textuel » (p. 180), confirmant l’hypothèse initiale d’une lecture cherchant la « pratique du texte » (p. 13). En convoquant très régulièrement les récits, les poèmes, les entretiens ou la biographie, H. Matsuura propose une saisie globale de l’écriture bretonienne pour en désidéologiser l’approche en partant de l’espace du texte sur une page prise comme une carte à arpenter. La « topologie », connaissance des lieux bretoniens, se découvre de l’intérieur grâce à cette immersion dans l’espace textuel. C’est d’ailleurs à partir de cet ouvrage qu’H. Matsuura date son désir de pénétrer lui-même dans la matière romanesque, avec « ce qu’il considère lui-même comme le point de départ de sa carrière d’écrivain », précise Éric Dayre (p. 6). C’est aussi le pari que relève H. Matsuura dans son unique roman traduit en français, Le Calligraphe20, dont l’histoire se construit grâce à des changements de lieux et d’espaces parcourus par Otsuki, le personnage principal, et que l’écriture relie pour permettre au lecteur de passer de boîte en boîte, d’un écran (de la page) à un autre (du cinéma), dans les labyrinthes tokyoïtes21.

22En fin de compte, l’étude d’H. Matsuura est elle-même une « boîte » à ouvrir. Dans un ouvrage parfaitement équilibré, chaque chapitre s’emboîte dans le précédent et ouvre sur le suivant, grâce aux nombreux bilans qui mettent au jour, de manière très pédagogue, les fils conducteurs de l’écriture qui permettent de traverser les territoires du texte bretonien en proposant d’abandonner sur les bas-côtés les clichés véhiculés par la critique. Selon H. Matsuura, cette approche topologique de Breton, « neutre » (p. 185), préserve de l’idéologie puisqu’elle a trait au sensible, à la vie même dans le texte. La postface de l’ouvrage, « Un dialogue », insiste sur le projet de redonner vie et vitalité au texte bretonien, comme un « remake22 » (p. 187) cinématographique : adopter une posture surplombante et idéologique pour décrire le texte bretonien serait lui apposer une énième image ; H. Matsuura préfère rejouer Breton, en faire le récit, pour déconstruire notre lecture, en un processus de réécriture qui se veut salvateur, pour Breton comme pour le lecteur. Ainsi est tenu le pari, lequel était audacieux notamment dans les remises en cause, parfois virulentes, des études faisant date sur Breton : non seulement, il propose une approche claire, mais il donne envie de relire Breton à nouveaux frais ; et surtout, il amène le lecteur à se questionner non plus seulement sur sa lecture de Breton, mais sur sa manière générale d’aborder la littérature et la critique. Cette leçon sur un auteur est aussi une leçon sur notre propre manière de lire et de nous ancrer, singulièrement, dans les territoires de la littérature.