De Chrétien à Hartmann : études médiévales & comparatisme
Le transfert culturel au prisme de la comparaison
1Le roman Érec et Énide de Chrétien de Troyes et celui de son adaptateur en moyen haut allemand Hartmann von Aue partagent le statut d’œuvres pionnières, que l’histoire littéraire situe volontiers aux origines du roman arthurien. Premier des récits de l’auteur champenois qui donne à la matière arthurienne son autonomie, dans ce qui devient le genre du roman, Érec et Énide, que Chrétien de Troyes cite au début de la liste de ses œuvres qui ouvre Cligès1, fait figure à la fois d’expérience innovante et d’œuvre de jeunesse, point de départ d’un art dont la maturation est à venir2. De même, Hartmann von Aue, qui compose dans les années 1180 le roman d’Erec, est, comme l’écrit Patrick Del Duca, « celui qui fut sans doute le premier auteur à introduire le roman arthurien en Allemagne » (p. 7). Si Erec n’est probablement pas la première œuvre composée par Hartmann, le roman se situe néanmoins dans les débuts de sa production, si l’on considère que, en dehors d’un débat allégorique Die Klage (La Complainte), écrit vers 1180, et de pièces lyriques, les autres textes attribués à Hartmann sont postérieurs : Gregorius, qui adapte la Vie du pape Grégoire, Der arme Heinrich (Le Pauvre Henri3), qui relate le trajet de rédemption d’un chevalier oublieux de Dieu, et Iwein, l’adaptation d’un autre roman de Chrétien de Troyes (Le Chevalier au lion), seraient tous composés entre 1185 et la fin du xiie siècle (les dates reprises ici sont celles que donne Patrick Del Duca, p. 84). Œuvre de jeunesse donc, mais dont la particularité est d’être moins fidèle au modèle français que ne le sera le roman d’Iwein ultérieur, Erec retient précisément l’attention de Patrick Del Duca pour la façon dont il s’écarte de l’œuvre en français.
2Ainsi, de même que l’affirmation auctoriale de Chrétien dans Érec et Énide se lit dans le geste de réunion de pièces éparses en vue de la production d’un sens — c’est du moins l’une des lectures que l’on peut faire du fameux art de la conjointure que l’auteur revendique dans le prologue du roman —, l’œuvre allemande est étudiée, dans l’ouvrage de P. Del Duca, comme un objet littéraire second, issu d’un geste d’adaptation et de réagencement qui produit un sens nouveau, dans un contexte autre. Le volume, issu d’un inédit d’Habilitation à Diriger des Recherches5, cherche à cerner, par la confrontation au roman français d’une part et au contexte supposé de production de l’œuvre d’autre part, l’orientation idéologique, et en particulier politique, qui détermine les choix de l’adaptateur. L’étude débouche sur la mise en avant de la dimension didactique du roman et la formulation de propositions quant à l’identité du commanditaire du texte.
3La production critique sur l’œuvre de Hartmann est foisonnante — autre point commun avec Chrétien de Troyes — et l’introduction de l’ouvrage situe les propositions qu’il formule dans l’histoire de la recherche. Il s’agit d’emblée de se placer parmi les études comparatistes, à l’exclusion d’autres perspectives, car seules les comparaisons permettent, selon P. Del Duca, d’accéder à « une éventuelle intention particulière à Hartmann » (p. 17). Dans la lignée de travaux qui ont souligné les infléchissements opérés par l’adaptateur, le chercheur s’oppose au concept d’« adaptation courtoise », conçue comme phénomène de transmission de valeurs de cour idéalisées6. Tout en dressant un bilan des études sur la structure bipartite du texte et des réflexions sur sa dimension rhétorique ou sa portée méta‑littéraire, l’ouvrage se situe explicitement dans le sillage des recherches intégrant le contexte social et historique de la production de l’œuvre. Tandis que des comparaisons systématiques du roman en moyen haut allemand et de son modèle français ont déjà été menées — il est par exemple souvent fait référence aux travaux de Joachim Bumke7 —, les propositions formulées par P. Del Duca affichent surtout leur dette envers les recherches de René Pérennec qui fondait, en 1984, son étude lexicale du texte de Hartmann sur une comparaison avec le roman français et sur les implications en termes de représentations sociales des choix de l’adaptateur8. L’interrogation sur la « chevalerie » et la « royauté », mises en avant par le titre du volume, était déjà au cœur des travaux de René Pérennec et implique de se tourner vers le contexte intellectuel, social et politique de production de l’œuvre. L’éloge du comparatisme se double ainsi du refus d’une approche strictement structurale.
4La formulation de l’état des lieux critiques, en introduction, souligne les enjeux nationaux des travaux antérieurs et s’attache souvent à distinguer la recherche « en France » et « en Allemagne » (on pourra aussi comprendre la recherche publiée en français ou en allemand). Le soin pédagogique apporté à l’explication des thèses défendues chez les germanistes écrivant en allemand implique, semble‑t‑il aussi, de se situer d’un côté de la frontière linguistico‑académique. Il s’agit ainsi, pour partie, de transmettre des apports de la médiévistique allemande et le livre, notamment dans ses deux premières parties, prend le temps de faire la synthèse de travaux antérieurs. La publication dans la collection « Essais sur le Moyen Âge » aux éditions Champion va aussi dans le sens du choix d’un destinataire9. Cette remarque est surtout l’occasion de préciser l’objectif de la présente recension, qui s’empare de la perche tendue à un lectorat « français », entendu cette fois non pas selon un quelconque critère linguistique ou national qui serait aberrant, mais en termes de situation dans un champ de recherche : la présente contribution est rédigée du point de vue, nécessairement limité par rapport à la recherche sur le domaine germanique, d’une médiéviste spécialiste du roman médiéval du domaine d’oïl et de sa circulation au Moyen Âge. Il s’agira donc de présenter les apports des travaux de P. Del Duca sur l’œuvre de Hartmann en proposant quelques réflexions sur ce qu’ils peuvent apporter, dans un mouvement de retour, à la lecture de Chrétien de Troyes. Un tel ouvrage invite aussi à la réflexion sur la circulation de l’histoire d’Érec et Énide et les actualisations possibles de la matière du « conte d’aventure » dont Chrétien de Troyes fait son premier roman et, plus généralement, sur les apports du comparatisme pour la lecture des textes médiévaux.
Le sens de l’écart : infléchissement moral & politique
5Dans le bilan dressé en introduction sur Hartmann von Aue et ses probables commanditaires, P. Del Duca prend position en faveur d’une proximité avec la famille des Staufer ou Hohenstaufen, c’est‑à‑dire de la sphère impériale, contre la thèse parfois défendue, par Volker Mertens notamment, d’un mécénat des ducs de Zähringen, fondateurs de Friburg‑en‑Brisgau et qui nourrit des liens avec les milieux culturels francophones. Le chercheur développe ensuite la comparaison du roman d’Hartmann et de sa source pour montrer comment, par des distorsions qui témoignent moins de la recherche d’un « écho amplificateur » de la source que de l’établissement d’une « autre harmonie » (p. 42), le roman en moyen haut allemand se dote d’enjeux politiques propres.
6Le cœur de l’ouvrage se structure en trois parties, composées chacune de trois chapitres et suivies d’une conclusion, d’une bibliographie et de plusieurs index. La première partie, centrée sur la question du « transfert culturel », s’appuie sur la notion de tranlsatio comprise comme adaptation à un nouveau contexte, ce qui expliquerait notamment la suppression, par rapport au roman français de tout ce qui peut être perçu comme des allusions à la cour des Plantagenêt (la situation de la fête du couronnement à Nantes, les territoires desquels viennent les invités au banquet etc.). La présentation de la tradition manuscrite du roman — dont il sera question plus loin — vise avant tout à montrer en quoi les textes conservés, bien que tardifs, constituent un témoignage ou un reflet du texte auctorial original. La réécriture du texte de Chrétien et l’adaptation de sa structure vise donc à une réorientation idéologique, portant un regard sur la société en écho avec les sphères dans lesquelles aurait évolué Hartmann von Aue. La deuxième partie, s’attachant à « l’art narratif » de Hartmann, montre comment la simplification ou la refonte de la trame du roman soutient le projet idéologique ; l’amplification aurait donc une valeur explicative et didactique : « Un adaptateur mû essentiellement par des intentions didactiques et idéologiques ne peut pas se permettre les mêmes méandres que l’auteur français. » (p. 125).
7La troisième partie, plus longue, est intitulée « Erec, miroir des princes ? » ; elle développe la thèse défendue par le chercheur et constitue le véritable apport de son travail. En reprenant des conclusions déjà annoncées précédemment et en ajoutant l’analyse d’autres passages du roman, P. Del Duca montre comment les modifications apportées à la matière arthurienne concourent à l’éloge d’une chevalerie nouvelle — ce qui explique notamment l’insistance sur la jeunesse d’Erec — inspirée par des intentions collectives qui se reflètent notamment dans le traitement du tournoi (p. 215 sq.) et mue par des valeurs chrétiennes. L’auteur relie ces éléments à la pensée de Bernard de Clairvaux, à l’influence cistercienne mais aussi aux mutations de la chevalerie au xiie siècle, interrogeant le lien entre aristocratie et lignage (p. 260). En plaçant au centre du roman moins le couple que le personnage masculin, Hartmann met en valeur le chevalier transformé en miles Christi, les valeurs de l’humilité et de la miséricorde. L’adaptateur opère ainsi une christianisation du récit, dont l’épisode de la Joie de la Cour, traité de manière très différente du sort que lui réserve Chrétien, est un témoin central : l’amplification du passage, la diabolisation de Mabonagrain et le motif de la miséricorde introduit par la présence des quatre‑vingt veuves des chevaliers dont les têtes se trouvent exposées dans le jardin, font de la scène, selon P. Del Duca, le symbole d’un parcours de rédemption du héros, secondé par Dieu dans sa victoire. Ce sont ces valeurs qui permettent de légitimer l’accession du personnage à la fonction royale qu’il occupe à la fin du récit. Le dernier chapitre interprète les écarts dans la trajectoire exemplaire du héros — ou ce qui est appelé son « comportement étrange » (p. 337) — comme des traces de la tentation tyrannique dans ce cheminement vers le bon pouvoir. La colère d’Erec, qui n’est pas l’écho du furor épique mais une forme de l’ira irrationnelle met en valeur, par contraste, la progression vers un modèle de roi juste, à l’imitation du Christ, caractérisé par la bonté et la miséricorde. En s’appuyant sur la pensée politique et théologique du temps, P. Del Duca montre comment la figure héroïque peut faire écho aux types, non seulement du chevalier chrétien, mais aussi du rex iustus et pacificus (voir par exemple p. 408 sq.). Le roman partage ainsi avec les traités politiques que sont les miroirs des princes médiévaux, une leçon politique10.
8La démonstration, qui se caractérise par une grande clarté mais aussi des répétitions, dus au choix de traiter des épisodes les uns après les autres, et par une organisation parfois artificielle (ce qui se traduit aussi par un grand déséquilibre quantitatif entre les chapitres), se distingue des travaux antérieurs sur lesquels elle s’appuie par la recherche d’unification des traits propres à Hartmann souvent repérés par la critique, autour d’un projet et de son sens. Cette unification du sens se fonde en partie sur une perception unifiée aussi de la production de l’auteur : les positions défendues s’appuient sur ce que l’on peut déduire de la formation cléricale de Hartmann, mais font aussi écho aux orientations religieuses du reste de son œuvre11. Si les réfections structurelles, la place des vertus du héros comme de l’héroïne, le rôle de la compassion et les autres enjeux religieux, ainsi que leurs implications sociales et en termes de représentation de la figure royale sont souvent relevés par la critique soucieuse d’observer l’acclimatation liée au geste d’adaptation12, l’apport de P. Del Duca est surtout, me semble‑t‑il, de relier l’ensemble à la construction d’une figure royale et à une vision de la royauté. L’introduction souligne par exemple que le travail reprend les comparaisons effectuées par Joachim Bumke, mais en cherchant, plus que ne le fait ce dernier, qui considère beaucoup des modifications apportées par Hartmann comme « mineures » (p. 31), à comprendre le sens de l’ensemble des modifications. Certes, l’ouvrage de Joachim Bumke est en partie descriptif (il s’agit explicitement d’une « introduction » au roman), mais le parti pris de P. Del Duca relève en réalité d’une interprétation radicalement différente du texte que celle de son prédécesseur, qui préfère souligner les ambiguïtés propres au roman13.
9La thèse du sens unifié et de la portée didactique est étayée par le rapprochement entre des épisodes du roman et l’étude de la colère par exemple est convaincante ; mais un tel parti pris pourrait soulever deux interrogations en particulier. Tout d’abord, la méthode de comparaison qui vise à faire apparaître, dans la recherche de la motivation des changements par rapport à la source, l’« intention particulière » (voir plus haut) de l’auteur, pourrait être discutée : outre le fait qu’elle repose sur une conception quelque peu anachronique de la valeur de l’œuvre liée à son originalité par rapport à ses modèles, la recherche du sens dans l’écart peut paraître partiellement contradictoire avec l’attention à un projet d’ensemble présidant à l’écriture de Hartmann qui, de manière évidente, ne travaille pas de manière linéaire au fil de sa source, mais à partir d’un plan concerté (voir en particulier p. 425). Si toutes les modifications, « mêmes mineures » (ibid.), sont intégrées à la démarche interprétative, on aurait pu attendre aussi une réflexion sur ce qui est, au contraire, conservé ou emprunté plus directement au modèle. On pourrait alors concevoir l’adaptation de l’histoire comme la composition d’une version propre de cette dernière, répondant à un projet et s’inscrivant dans un contexte, plus que comme un geste de détournement d’une source stabilisée par la lecture qu’en fait l’auteur allemand. De plus, la mesure de l’écart, fondée sur des comparaisons précises, n’est pas sans risque de figement du texte‑source. Certes, l’auteur signale le fait qu’on ne sache pas exactement ce que contenait la version du roman français dont l’adaptateur allemand avait connaissance, mais, même dans les interprétations données de ce qui nous est parvenu, le roman Érec et Énide de Chrétien de Troyes se trouve parfois emporté par le mouvement d’unification, qui fait ressortir le sens de l’œuvre de Hartmann. Si l’écriture de l’adaptateur allemand se caractérise ainsi par une forme de volonté explicative, y compris en termes de motivation psychologique des actions des personnages, on ne peut assurément pas en dire autant du roman de Chrétien. Il semble difficile, par exemple, d’affirmer, même si c’est pour mettre en valeur l’interprétation donnée par le texte allemand, qu’il est aisé, chez Chrétien, de comprendre le départ d’Érec à l’aventure en compagnie d’Énide et son attitude envers son épouse car il est « blessé dans sa fierté » (p. 338). Outre la dimension psychologique de la lecture du personnage, qui n’est pas des plus heureuses, le problème est surtout que, précisément, les motivations du protagoniste ne sont pas explicitées chez l’auteur champenois14. De même, l’insistance sur la fidélité d’Enite dans le texte allemand, sur ses vertus et son innocence que le texte ne cesse de démontrer conduit, en retour, à surévaluer la culpabilité de l’héroïne du roman français, voire à lui prêter, dans une démarche psychologique là encore, de mauvaises intentions qui ne sont pas si claires dans le roman (voir p. 132 sq.). Le constat de la disparition de la réflexion sur la parole et le silence chez Hartmann, et le fait que le roman allemand présente l’interdiction, pour Enite, de parler comme injuste, est opposé à une conception qui peut sembler simplifiée aussi de la parole et du silence dans Érec et Énide : la valorisation du silence « propice au recueillement et à la prière » (p. 145) est surtout liée à la recherche d’un usage juste et modéré de la parole chez Chrétien de Troyes15. La démarche d’élucidation conduit ainsi parfois à forcer le texte de Chrétien, mais les analyses de détail des épisodes font émerger des effets de sens et l’intérêt de l’ouvrage réside assurément dans les propositions qu’il formule quant à la situation de l’œuvre de Hartmann dans son contexte de production.
Lire en contexte(s)
10Outre l’éclairage des orientations idéologiques du roman par le contexte intellectuel, politique et religieux du temps, l’analyse de la représentation du chevalier et de son rapport à la fonction royale conduit P. Del Duca à défendre l’hypothèse non seulement d’un lien avec la famille de Hohenstaufen, mais avec l’empereur Frédéric Ier Barberousse lui‑même, en tant que mécène (voir p. 413 sq., même si cette hypothèse est déjà présentée plus tôt dans le livre)16. Cette proposition repose sur le constat selon lequel l’idéalisation de la chevalerie, ses liens avec la fonction royale et la valorisation de la clémence et de la miséricorde s’accordent avec l’idéologie impériale. Ainsi, la fusion de la royauté et de la chevalerie se réalisent dans l’adhésion de l’empereur aux valeurs chevaleresques, manifestes en particulier lors des célèbres fêtes organisées à Mayence en 1184. Le lien établi avec l’Eneasroman de Heinrich von Veldeke incite aussi P. Del Duca à prendre parti, parmi les diverses hypothèses formulées, pour une datation du roman Erec à la fin des années 1180 (p. 423). Le passage s’opère ainsi de l’analyse des enjeux idéologiques du roman, mis en regard de la pensée — philosophique, théologique, politique — du temps, avec des références variées tout au long de l’analyse qui renvoient à un contexte intellectuel que l’on pourrait qualifier d’européen et à la formation cléricale de l’auteur, à l’ancrage dans un milieu spécifique et même à l’établissement d’une relation personnelle avec l’empereur. La figure de Frédéric Ier Barberousse viendrait ainsi remplacer celui que P. Del Duca présente comme le destinataire de l’éloge royal dans Érec et Énide : Henri II Plantagenêt ; alors que « contrairement à Chrétien, Hartmann ne semble faire l’éloge d’aucun roi réel », il s’agit de faire de l’auteur allemand le « porte‑parole de la propagande des Hohenstaufen, et plus particulièrement de Frédéric Ier Barberousse » (p. 414). Là encore, il faudrait nuancer l’opposition entre les deux auteurs et les propos sur Chrétien de Troyes : si des liens ont souvent été établis entre Érec et Énide et la cour des Plantagenêt17 et si le rôle d’Arthur — que Hartmann met en retrait en ne situant pas le couronnement d’Érec à sa cour, mais dans le royaume de son père, à Karnant — fait écho au lien que la dynastie Plantagenêt cultive avec l’univers arthurien, il n’est pas certain que Chrétien ait fréquenté la cour des Plantagenêt18. Il s’agit, assurément, d’un point de rencontre idéologique, mais le lien personnel reste incertain.
11L’étude de l’acclimatation de l’histoire d’Érec à la cour impériale a le mérite de souligner à quel point l’inscription dans la cour arthurienne telle que la figure Chrétien de Troyes est une particularité de cette version de l’auteur champenois. Rappelons en effet que dans la version allemande, Erec acquiert déjà des fonctions politiques au moment du retour à la cour de son père après le tournoi, et qu’il est couronné, en fin de roman, à la cour de Karnant et non à celle d’Arthur. Si l’on considère que Hartmann avait bien à disposition une version du texte de Chrétien tel que nous le connaissons, on peut en conclure que l’adaptateur avait, en effet, perçu les implications politiques de son texte source. Mais l’on peut aussi souligner la capacité de la matière narrative constituée par l’histoire d’Érec et Énide à s’adapter à des réflexions de différents types sur le pouvoir, dans ses rapports à l’individu, à l’amour, ou au fonctionnement social. Ces considérations invitent à un élargissement de la méthode de comparaison, dans la mesure où la confrontation à deux pôles, du texte et de sa source, n’est pas sans risque de figement de réalités auxquelles on ne peut avoir qu’un accès partiel : il s’agirait moins d’en revenir à la question qui a déjà été posée et qui pourrait être difficile à résoudre des sources secondaires possibles du roman de Hartmann19, que de mettre en regard les choix de Hartmann et d’autres acclimatations possibles de l’histoire. Ainsi, le récit gallois de Gereint fils d’Erbin, postérieur à l’œuvre de Chrétien de Troyes, qui s’en inspire peut‑être mais s’en distingue aussi par bien des aspects, possiblement en référence à d’autres traditions, orales ou écrites, situe par exemple lui aussi le couronnement à la cour du héros20. La question des sources qui en découle est vertigineuse et probablement indécidable, et ce d’autant plus, si l’on considère l’instabilité même de la fin du texte de Chrétien de Troyes telle que la tradition manuscrite permet de la percevoir21. Mais il me semble que cette situation invite aussi à des comparaisons hors du lien hiérarchique unissant un texte‑source et un texte‑cible, qui considèrent chaque version, y compris la « première », comme une actualisation possible d’un matériau narratif, dans un contexte culturel ou politique spécifique.
12Il s’agit de plaider en faveur d’une analyse du geste d’intégration d’une matière à un contexte, ou de la comparaison de différentes façons d’acclimater une matière narrative, en complément d’approches se fondant sur la confrontation de pôles stabilisés. Cette remarque est inspirée, à la fois par une formule de P. Del Duca dans sa conclusion même et par d’autres travaux critiques récents sur le même roman allemand.
13Paru en 2020, donc de manière quasi‑concomitante à l’ouvrage de P. Del Duca, le livre de Marie‑Sophie Masse, Translations de l’œuvre médiévale (XIIe‑XVIe siècles). Érec et Énide, Erec, Ereck (Würzburg, Königshausen & Neumann, 2020), propose un regard à la fois opposé et complémentaire sur le texte dont il est question ici. L’évocation de cette seconde approche permet aussi de mettre en relief les choix qui président à l’analyse de P. Del Duca. L’opposition des deux lectures du roman se fonde sur la place accordée aux particularités de la transmission manuscrite du texte. P. Del Duca présente cette dernière, comme il a été dit plus haut, dans le cours de sa première partie (p. 60). La seule version quasi‑complète du roman nous est parvenue dans un manuscrit conservé désormais à Vienne, dit manuscrit d’Ambras (ou Ambraser Heldenbuch, le « Livre des héros d’Ambras » ; Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, co. ser. nov 2663). Le codex a été copié entre 1504 et 1516‑1517, par Hans Ried, à la demande de Maximilien Ier de Habsbourg. Trois séries de fragments (conservés à Coblence, Wolfenbüttel et Sankt Pölten), dont la copie s’échelonne entre le premier tiers du xiiie siècle et le xvie siècle, conservent aussi des parties du roman. Enfin d’autres fragments, deux étant conservés à Wolfenbüttel également et un à Zwettel, ont été découverts ultérieurement et semblent attester l’existence d’une autre version en moyen haut allemand de l’histoire, distincte du texte de Hartmann et plus proche du texte de Chrétien. La composition du manuscrit d’Ambras a pour particularité d’associer le roman d’Erec au Mantel, seule version allemande conservé du récit bref du Manteau mal taillé. Comme dans le texte français, le récit de l’épreuve de fidélité permise par le manteau merveilleux dont la taille varie, mesurant ainsi la vertu des dames qui l’essayent, n’épargne la réputation que de l’une des dames de la cour. Mais, dans le texte allemand, la seule à voir sa fidélité ainsi confirmée aux yeux de tous est Enite. Le texte enchaîne ainsi sur l’histoire d’Erec et de son épouse, qui commence lors de la rencontre d’Erec et de la reine avec le chevalier au nain arrogant. Ainsi, le début du récit tel qu’il est conservé dans les autres versions de l’histoire est perdu et on ne sait pas si le roman de Hartmann comportait un prologue, indiquant un projet voire un dédicataire. D’un point de vue linguistique, le manuscrit se caractérise par une adaptation à son public et une modernisation, que souligne P. Del Duca, tout en indiquant que la fidélité manifeste du copiste autorise à étudier ce texte comme témoin du roman du xiie siècle. Dans la tradition philologique allemande, la plupart des éditions ont d’ailleurs opéré une normalisation, conforme au moyen haut allemand standard, qui efface en partie cette modernisation.
14Alors que P. Del Duca étudie le texte de Hartmann après avoir évoqué les difficultés posées par les caractéristiques de sa transmission, l’approche de Marie‑Sophie Masse, inspirée de nouvelle codicologie et qui revendique, par exemple, son intérêt pour la philologie matérielle et une étude des œuvres en contexte manuscrit inspirée des travaux de Keith Busby22 notamment, se fonde au contraire sur les modernisations opérées dans le manuscrit d’Ambras et le considère comme le témoin d’une adaptation textuelle du texte de Hartmann, résultant du phénomène de variation propre à la copie médiévale. Autrement dit, la chercheuse considère l’adaptation translinguistique et la variante manuscrite comme deux manifestations du processus de transformation qu’impliquent la circulation et la réécriture des modèles au Moyen Âge. Le codex est ainsi étudié comme le produit d’une recontextualisation propre au xvie siècle. Il s’agit, partiellement du moins, de s’écarter de la stricte analyse du roman de Hartmann auquel on n’a un accès qu’indirect, de sorte que les deux germanistes dont les travaux sont confrontés ici n’étudient pas la même œuvre. Marie‑Sophie Masse met en regard le geste d’adaptation de la version allemande avec la translation intralinguale de la mise en prose dite bourguignonne d’Erec, datant du xve siècle23. Elle relie la lecture exemplaire de l’histoire d’Erec, les métamorphoses de la figure d’Enite et la composition du texte telle qu’on la trouve, associée au Mantel, dans le manuscrit d’Ambras, avec l’univers de valeurs propres à la cour de Maximilien de Habsbourg, commanditaire du manuscrit. La lecture croisée des deux ouvrages, de P. Del Duca et de Marie‑Sophie Masse, par‑delà le désaccord méthodologique et interprétatif qu’elle reflète, permet de faire apparaître trois actualisations (ou hypothèses d’actualisations) idéologiques du récit, qui sont autant de mises en relation avec des figures de pouvoir : Frédéric Ier Barberousse, les ducs de Bourgogne et enfin Maximilien de Habsbourg. Il me semble que la comparaison de ces gestes d’adaptation trouve ainsi un intérêt propre24.
15Le principe d’une comparaison de phénomènes de transferts, dépassant la confrontation de deux objets textuels, est aussi suggéré, d’une autre manière, à la fin de la conclusion de l’ouvrage de Patrick Del Duca, qui considère que, par le mouvement de christianisation dont il témoigne, le roman de Hartmann « anticipe l’évolution que connaîtra la matière arthurienne, notamment en France. En effet, dès le xiiie siècle, cette matière sera très largement christianisée et intègrera une nouvelle conception de la royauté et de la chevalerie » (p. 430). Certes, le propos ne peut pas concerner les textes relevant de la transposition en prose française de l’histoire d’Erec, l’une des caractéristiques du chevalier semblant précisément que ses aventures ne s’intègrent pas à l’histoire globale de la destinée du royaume arthurien, centrée sur la quête du Graal25. Mais l’idée de comparer les modalités de la christianisation des aventures telles qu’on les trouve dans les cycles en prose du xiiie siècle, à l’infléchissement moral donné par des adaptateurs allemands au récit de la destinée du couple au cœur du premier roman de Chrétien de Troyes, est stimulante : l’étude d’un mouvement de transfert invite ainsi à la comparaison avec d’autres phénomènes de déplacements, translinguistiques ou non.