Trandisciplinarité & transchronologie : la poésie de la Première Guerre mondiale à travers le siècle
1« Envoyer un poète à la guerre — c’est comme faire cuire un rossignol. » Ce sont les mots de Nicolas Goumilev face à la mobilisation d’Alexandre Blok qui ouvrent l’ouvrage collectif La Lyre et les Armes. C’est contre l’idée que la guerre et la poésie seraient intrinsèquement contradictoires— un parti pris facilement contestable étant donnée la relation intime entre le développement du genre et la célébration des faits guerriers ou la construction de communautés en deuil — que se prononce le livre dirigé par Julien Collonges et Tatiana Victoroff. Les études des cas de Charles Péguy, Ernst Stadler et Wilfred Owen y montrent que les rapports entre guerre et poésie ne se résument pas à un simple antagonisme. Au‑delà de cette idée fondamentale, La lyre et les armes peut aussi servir à tout lecteur avide de savoir quel regard des universitaires et des artistes contemporains ont pu jeter sur le premier conflit mondial cent ans plus tard. Comprenant les actes du colloque homonyme qui s’est tenu du 29 au 31 janvier 2015 à l’université de Strasbourg, dans le cadre de l’exposition « 1914, la mort des poètes » (Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg), l’ouvrage met en avant des éléments caractéristiques de l’effervescence scientifique et artistique des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale.
2La première caractéristique du collectif est son interdisciplinarité. Dirigé par un philosophe et commissaire d’exposition ainsi que par une chercheuse en littérature comparée, il se place entre la littérature et l’histoire, faisant face aux notions de poésie de circonstance et au débat — qui a traversé le siècle menant au centenaire — sur une apparente opposition entre voix singulières des poètes et trauma collectif de la guerre1. Cette interdisciplinarité englobe également des discussions de poétique, menées par des poètes contemporains, des questions de mémoire et de commémoration, un débat sur les relations entre la poésie, les arts plastiques et la musique, ainsi que des éléments portant sur la traduction de la poésie de guerre. On pourrait même parler d’une approche transdisciplinaire, étant donné que la discussion entre universitaires et poètes semble rendre obsolète, dans cet ouvrage, l’idée même de frontières disciplinaires. Cela s’incarne dans la table des matières : la première partie, intitulée « Cahier d’études. Les actes du colloque », s’organise chronologiquement, partant du regard que les poètes du xxie siècle portent sur les efforts de leurs confrères d’écrire la guerre cent ans auparavant ainsi que sur leur propre poésie faisant face aux guerres contemporaines (« La bataille de partout. Des poètes d’aujourd’hui et la guerre »). Le lecteur est par la suite renvoyé en arrière, avec deux sous‑parties consacrées à la guerre elle‑même, l’une offrant une perspective de littérature comparée (Regards croisés sur quelques poètes de la Grande Guerre), où prédomine la mise en parallèle des trois poètes auxquels le colloque était consacré, l’autre intégrant une perspective d’études culturelles et replaçant la poésie dans le contexte plus large de la relation entre guerre et expression artistique (Les arts et la Grande Guerre). Cette première partie se clôt par une étude des postérités des poètes de la Grande Guerre dont on déplore uniquement qu’elle ne se soit pas engagée à répondre à la question de pourquoi la war poetry britannique connaît une hypermnésie (restreinte, certes, à un canon) alors que la poésie de guerre semble avoir occupé une place mineure dans les autres pays belligérants, surtout en France, pendant le xxe siècle. S’ensuit la deuxième partie de l’ouvrage, le Cahier de créations, traductions et poésies, organisée d’abord selon la nationalité des poètes‑témoins contemporains de la guerre, mais finissant par des poèmes sur la Première Guerre mondiale écrits par des poètes qui ne l’ont pas vécue.
3Outre l’ouverture aux autres disciplines, l’ouvrage se place également sous le signe de la transnationalité qui a marqué la quatrième génération des historiens de 14‑18 dans les années qui ont précédé le centenaire2. Jay Winter définit cette génération transnationale comme ayant un regard qui ne part pas d’un cadre national mais qui porte plutôt sur des expériences partagées qui se placent soit au niveau transnational soit au niveau régional. D’autres initiatives mises sur pied pendant le centenaire ont aussi essayé de dépasser les canons nationaux3, mais La lyre et les armes se place du côté des études qui identifient la poésie de guerre comme une expérience et un geste d’écriture partagés au‑delà de la nationalité du poète4. En se concentrant sur trois poètes, l’un français, les autres anglais et alsacien, et en incluant des allemands, autrichiens et russes dans le dossier des traductions, les auteurs du collectif prouvent que ces écrivains font partie d’une communauté transnationale de poètes de guerre, peu importe leurs appartenances nationales et militaires. Cette communauté s’élargit, par ailleurs, dans le temps de guerre, par des liens avec d’autres artistes et des passeurs (éditeurs, traducteurs etc.) de littérature, comme l’illustrent le chapitre de Maurice Godé sur les revues expressionnistes allemandes et celui de Franck Knoery sur les arts graphiques en Allemagne. Dans son introduction, T. Victoroff pose les deux questions qui orientent l’expérience partagée par la plupart des poètes en guerre et qui définissent cette communauté : comment trouver sa place parmi les combattants ? Peut‑on continuer à écrire de la poésie en guerre ? Cette expérience est au cœur non seulement de l’aspect transnational de l’ouvrage, mais également de la pluralité de voix qui le marquent.
Un ouvrage polyphonique
4Plus qu’un ouvrage collectif, La Lyre et les Armes se veut un ouvrage polyphonique et le lecteur peut s’imaginer le dialogue convivial qui a orienté le colloque qui en était à l’origine. Commençons par les trois poètes choisis pour incarner la complexité des relations entre guerre et poésie. Le sous‑titre du livre se lit Poètes en guerre : Péguy, Stadler, Owen, etc. Deux choses frappent d’abord : l’utilisation de la préposition « en » (« poète en guerre » plutôt que « poète de guerre ») et la liste laissée ouverte par « etc. ». Ces trois poètes, si différents, ont été retenus car ils représentent tous les « poètes en guerre », définis dans le collectif comme ayant été poètes avant la guerre et d’avoir été jetés dans celle de 14‑18. Les noms choisis pour porter l’étendard des poètes frappent, néanmoins, face à l’affirmation suivante :
Aborder leur poésie, c'est donc suivre, au travers de leur [sic] derniers écrits, une sorte de chronique poétique de la Première Guerre mondiale, de son début jusqu'à son achèvement, des différents côtés du front, français, allemand et anglais, et ainsi restituer la dimension européenne, avant d'être mondiale, du conflit. (p. 8)
5Or, Péguy et Stadler tombent aux premiers mois de la guerre alors qu’Owen ne rejoint le front qu’en 1916 et meurt une semaine avant l’armistice. Il est donc difficile de rapprocher les expériences de guerre de ces trois poètes, dont deux n’ont guère eu le temps d’écrire des poèmes sur le conflit alors que l’autre est devenu le porte‑parole de toute une génération grâce aux poèmes écrits sur le front et pendant des périodes de convalescence. Le collectif ne stipule pas que les poèmes des trois poètes puissent être mis les uns après les autres pour former un récit chronologique de la guerre. Péguy, Owen et Stadler n’ont pas été choisis non plus pour que l’on puisse comparer leurs textes et en extraire des éléments partagés qui constitueraient une expérience totale de la guerre. Au contraire, l’ouvrage va au‑delà des simples questions de documentation et de représentativité. La définition de « poète en guerre » mise en avant dans ce collectif n’est pas associée à des textes écrits au front ou qui médiatisent l’expérience des tranchées (car Péguy et Stadler n’en ont pas écrit), mais plutôt à l’idée d’être un poète qui va en guerre et qui, par la suite, acquiert une postérité en tant que poète de guerre : leur identité est marquée pour toujours par leur activité combattante. Selon Stephen Romer, qui y revient dans le chapitre « La guerre, une parenthèse ? », ceci permet de rapprocher des poètes qui ont chanté la guerre, comme Apollinaire, des poètes qui l’ont dénoncée, comme Owen et Sassoon, et des poètes qui ne se sont pas engagés littérairement avec la guerre et pour qui celle‑ci n’était qu’une parenthèse. La lyre et les armes porte donc sur la catégorie culturelle et sociale du poète en guerre plutôt que sur la production poétique engendrée par le conflit, ce qui diversifie le type de voix que l’on peut rencontrer dans l’ouvrage.
6En plus de cette ouverture de la catégorie de poète en guerre, le collectif est aussi traversé par la question de qui peut prendre la parole dans un contexte scientifique. La lyre et les armes ne s’ouvre pas sur des paroles de poètes en guerre ni sur celles de savants, il commence par des textes de poètes contemporains qui participent aux commémorations du centenaire d’une guerre dont la poésie a aidé à redéfinir la pratique poétique contemporaine (surtout pour ceux qui lisent Owen, devenu la quintessence de la poésie de guerre et pas seulement de 14‑18). Cette ouverture polyphonique s’illustre aussi par les chapitres consacrés à la réception de Charles Péguy en Russie. Ils étudient les traductions de son œuvre, mais également les représentations de la mythologie dont est entouré Péguy sur l’internet russe. L’ouverture à l’espace russe, dont les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale ont été l’objet de plusieurs débats entre 2014 et 2018, montrent l’importance de la poésie de la Grande Guerre et des recherches qui lui sont consacrées, ainsi que la médiatisation de la poésie par les nouvelles technologies pouvant alors devenir un facteur de renouvellement de l’intérêt littéraire.
7L’ouvrage s’achève sur un ton inclusif qui invite à poursuivre le débat, car Anne Mounic affirme que le colloque a permis à ceux qui y ont assisté de réfléchir à leur rôle en tant qu’intellectuels, traducteurs, poètes et écrivains dans les commémorations et dans la survie de la poésie de 14‑18. Dans le collectif, l’utilisation du pronom « nous » par Mounic paraît inclure également le lecteur, invité à prendre part à cette actualisation de la poésie de la Première Guerre mondiale. Par cette démarche, qui parvient à détacher la poésie de la Première Guerre mondiale non seulement du texte, comme nous verrons ci‑dessous, mais aussi des bornes chronologiques de l’événement lui‑même, La lyre et les armes finit par affirmer la capacité unique de cette poésie à accéder à et à communiquer un régime de vérité qui lui est propre.
Poésie & vérité
8Dans la préface inachevée de son recueil posthume, Wilfred Owen écrit « true Poets must be truthful » — les vrais poètes doivent dire la vérité. Sans perdre de vue la considération pratique que la poésie « permett[rait] des audaces que la censure n’aurait sans doute pas admises dans un texte en prose » (p. 146), le thème de la vérité poétique est présent tout au long de La lyre et les armes. Dans son chapitre sur les « Blessures profondes dans les œuvres d’Owen, Péguy et Stadler », Jennifer Kilgore‑Caradec montre que la hantise de la mutilation, au lieu d’être l’objet d’un refoulement freudien, revient sans cesse dans les œuvres de guerre qui s’opposent ainsi à l’imagerie héroïque proposée par la propagande des trois pays belligérants. Cette exigence de vérité, liée directement à l’expérience du front, devient une caution morale pour la poésie de Richard Aldington et de Wilfred Owen, ainsi que pour les illustrations de Paul Nash, analysées ensemble dans le chapitre que Sophie Aymes‑Stokes et Brigitte Friant‑Kessler ont consacré à l’illustration de la poésie de guerre anglaise (de 1919 à 2007).
9La responsabilité de dire la vérité sur la guerre est directement liée à la mission sacrée du poète, construite depuis les associations médiévales entre poésie et prophétie5, puis par les romantiques désireux de guider le peuple vers la liberté6, ainsi que par le « poète voyant » qui jette son regard sur la guerre (Rimbaud). Cette mission se fonde sur la capacité sui generis du poète à voir le monde. C’est ce constat qui amène Jacques Darras à plaider en faveur de l’inclusion des poètes dans les commémorations du centenaire, car « […] les poètes sont les seuls à avoir accompagné le conflit dans toutes ses dimensions contradictoires, les seuls à avoir livré une appréciation honnête et sensible, sinon une explication définitive, de l'ampleur du désastre ». (p. 57) Pour Darras, les autres arts représentent la guerre alors que la poésie est la seule expression capable d’approcher l’ineffable, c’est‑à‑dire de voir et de communiquer une vérité sur la guerre que l’on ne trouve pas ailleurs. Cette hypothèse est reprise par Olivier‑Henri Bonnerot, qui rapproche la dualité lyre / armes du double visage du feu que Bachelard associe à la place ambivalente qu’occupent les poètes : « Il est celui dont la seule intention perçoit à la fois le jaillissement, “elles s’élancent vers le soleil” et le “souffle de la mort”. » (p. 78) En partant de l’idée qu’elle seule est capable de sublimer pour atteindre le lecteur, la poésie a alors un devoir de communiquer à la fois la vérité sensorielle de la guerre et la vérité métaphysique qui unit les morts et les vivants. Cette quête de la vérité dans toutes ses horreurs change pour toujours la poésie britannique, présentée par Yann Tholoniat, dans un chapitre consacré à la souffrance et la transcendance, et la rend aussi déformée que les corps martyrisés dont elle parle. Nous pensons cependant que les propos de cet auteur doivent être nuancés, du fait que le corpus qu’il a choisi, constitué par le noyau dur de la war poetry britannique (Brooke, Sassoon, Gurney, Rosenberg et Owen), ait orienté ce qu’il considère comme étant la perception et la mémoire de la Grande Guerre partagées par les peuples de langue anglaise. Pour le dire autrement, s’il est vrai que la déformation des corps pendant la Première Guerre mondiale inaugure en Grande Bretagne un nouveau rapport au langage poétique, fondé notamment sur l’expression ironique7, il est aussi vrai que le corpus mobilisé pour étayer cette thèse s’est restreint aux poètes qui utilisent cette forme d’expression, réduisant ainsi la vision britannique de la guerre aux images de souffrance dans les tranchées.
Crise réciproque
10L’un des thèmes qui traverse le collectif est celui de la crise ou, pour citer l’une de ses contributrices, les « [m]ises en crise réciproques de la guerre par la poésie et de la poésie par la guerre » (p. 152). Malgré son corpus restreint et les multiples points de vue qui y sont exposés, La lyre et les armes présente la poésie de guerre comme un phénomène complexe où la guerre exige de la poésie une redéfinition capable d’aller au‑delà des idéaux romantiques. Inversement, l’écriture, le partage et la lecture de la poésie reconfigurent la vision et l’expérience que nous avons de la guerre, que cela soit en tant qu’acteur ou en tant que lecteur cent ans plus tard. La parole poétique est, comme l’affirme Anne Mounic dans son chapitre « Poètes de la Grande Guerre — le germe d’une pensée du singulier », performative, car elle se fonde sur des rapports humains et constitue ainsi une action. Ces effets du langage poétique sur le monde réel et du monde réel sur la poésie sont corroborés dans le chapitre de Claire Daudin sur le patriotisme et la mort de Péguy, car la mort au champ d’honneur devient une ombre portée sur toute l’œuvre poétique antérieure. L’exploration constante de comment l’acte poétique change l’expérience de guerre et vice versa est l’une des richesses de l’ouvrage.
11En outre, la remise de la poésie dans le contexte plus large des arts en général, mais aussi l’élargissement de la chronologie, qui prend en compte les années d’avant et d’après‑guerre, contribue à montrer la dimension réelle des effets réciproques entre guerre et poésie. Franck Knoery révèle que la production intellectuelle d’avant le conflit s’exprimait en des tons apocalyptiques qui ont largement influencé les représentations de l’engagement et du sacrifice au début de la guerre (on pourrait se demander quel effet ces représentations ont eu sur la conduite de la guerre elle‑même, certains auteurs se sont ainsi interrogés sur la mort debout de Charles Péguy). Cependant, ces images officielles commencent à coexister avec des illustrations plus modernes, fondées sur l’expérience du front. Cette modernité finit par surplomber les arts graphiques et poétiques du xixe siècle.
12Le chapitre de Gilles Couderc sur Wilfred Owen met en évidence que la Seconde Guerre mondiale a été fondamentale pour la création du mythe d’Owen, faisant de lui le war poet par excellence et le poète en langue anglaise le plus lu après Shakespeare, notamment grâce à la réédition de son recueil de poèmes par un autre poète de guerre, Edmund Blunden. Par ailleurs, la réception d’Owen est marquée par le War Requiem du compositeur Benjamin Britten, requiem dont les paroles sont celles du poète et qui a été composé pour l’inauguration de la nouvelle cathédrale de Coventry, reconstruite après les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Avec le tournant paradigmatique de l’histoire culturelle de la Grande Guerre dans les années 1990, beaucoup a été dit, surtout en Grande Bretagne, sur comment la guerre a changé les arts et les arts ont changé la guerre. La lyre et les armes prend part à ce débat.
13Que cela soit en faisant référence à des guerres contemporaines et en illustrant la dualité vécue par des personnes qui sont à la fois acteurs et poètes de guerre (nous renvoyons à l’entretien avec Salah Stétié qui ouvre le recueil), ou en montrant comment la prémonition de la guerre de Péguy a pu être récupérée par un peintre lors de la Seconde Guerre mondiale, La lyre et les armes prouve que l’effet de la poésie sur la guerre peut aller au‑delà du symbolique. Au sujet de l’artiste en guerre, T. Victoroff affirme que « [s]on arme — la plume ou le pinceau —, folie ou naïveté aux yeux de ce monde, est pourtant parfois la seule qui permet de vaincre » (p. 193). La victoire n’est pas entendue ici nécessairement comme un résultat militaire positif mais plutôt comme la capacité de faire face à la guerre. T. Victoroff renvoie aux illustrations de Richard Brunck de Freundeck pour le Porche du mystère de la deuxième vertu de Charles Péguy. C’est à travers ce travail iconographique que l’œuvre de l’artiste s’ouvre à une conception mystique de la présence de l’éternel dans la vie quotidienne. Ce dialogue avec l’éternité permet alors à Brunck de Freundeck de faire face à la débâcle de 1940 et à l’Occupation. Son édition illustrée se clôt par la mention « Achevé d’imprimer le 25 Août 1944, jour de la Libération de Paris ». Plus qu’une inscription dans l’histoire, cette mention est une attestation de la survie — en forme de poème — de Péguy et du peintre lui‑même.
La survie des poètes
14Le titre de l’exposition ayant inspiré notre ouvrage (1914 – La mort des poètes) indique l’une des questions principales auxquelles ses contributeurs ont dû faire face : un poète peut‑il mourir si son œuvre demeure ? Dans le chapitre « Georg Trakl, un poète assassiné par la guerre », Michèle Finck semble dire que le poète peut non seulement mourir, mais qu’il peut être assassiné hors du champ d’honneur, dans le cas d’un suicide ou d’une overdose par exemple. Il est impossible de ne pas songer ici aux thèses d’assassinat ou de suicide par lesquelles André Breton a essayé de surmonter son désarroi face à l’overdose de Jacques Vaché après la guerre. Dans son article, Michèle Finck se concentre sur l’analyse des œuvres de Trakl qui, pour elle, constituent une « tentative de désignation d’un hypothétique salut au‑delà de la guerre » (p. 152), et rendraient ainsi possible la survie poète. Trakl, comme tous les autres poètes analysés et traduits dans le volume, a atteint cet « au‑delà ». Le bilan de La lyre et les armes est donc clair : les poètes survivent. Après un siècle marqué par une opposition entre, d’un côté, poètes et littéraires et, de l’autre, historiens — les premiers poussant alors une notion de « vérité » poétique de la guerre, les derniers demandant une diversité d’expériences dissociée de la valeur littéraire —, cet ouvrage arrive à trouver un compromis qui assure la pertinence continuelle de la poésie de guerre. Malgré le non‑élargissement des canons nationaux, l’ouvrage se prononce pour la survie des poètes en proposant un regard sur la poésie en guerre qui va au‑delà des textes, sans pour autant perdre de vue la matérialité de ceux‑ci, traitée dans la deuxième partie. Le message que véhicule cette structure bipartite est clair : comprendre la poésie de guerre en tant qu’expérience partagée exige d’abord un détachement du texte pour voir la poésie comme catégorie sociale traversée par (et traversant) l’événement pour ensuite pouvoir retourner aux textes, que cela soit pour les lire, les traduire ou les écrire. Cette double compréhension de la poésie, historique et littéraire, sociale et textuelle, permet une « résurrection » des poètes dans le cadre des débats transdisciplinaires et transnationaux du centenaire de la Grande Guerre.
15Cette survie est également assurée par la perspective transchronologique de l’ouvrage. Celui‑ci s’ouvre par la voix de poètes contemporains qui n’ont pas nécessairement des liens directs avec la Première Guerre mondiale, mais qui comprennent comment la poésie peut faire face aux crises. Les chapitres écrits par des universitaires portent sur l’expérience de guerre, sur les réseaux de passeurs, sur la collaboration artistique, sur les amitiés établies avant le conflit et bouleversées par celui‑ci et sur la postérité des poètes morts au champ d’honneur. Les traductions attirent davantage l’attention sur des poèmes qui traitent des années de guerre, mais l’ouvrage se clôt comme il s’ouvre, par des voix contemporaines, cette fois‑ci abordant directement la Première Guerre mondiale. Plus qu’affirmer la survie des poètes, ce livre les incarne, en les rendant présents, presque vivants, car on y voit comment leur poésie a pu traverser tout un siècle. Michèle Finck conclut ainsi : « Plus de poésie après la Première Guerre mondiale ? Au contraire, plus que jamais de la poésie, mais une poésie qui sera contre‑poésie ou ne sera pas. » (p. 48)