Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Juin-Juillet 2022 (volume 23, numéro 6)
titre article
Virginie Tellier

Que lisent les enfants au XVIIIe siècle ?

What do children read in the 18th century?
Emmanuelle Chapron, Livres d’école et littérature de jeunesse en France au XVIIIe siècle, Liverpool, Liverpool University Press, coll. « Oxford University Studies in the Enlightenment », 2021, 401 p., EAN : 9781800348035.

1L’ouvrage d’Emmanuelle Chapron s’ouvre et se referme sur un livre, Robinson Crusoé, emblème à la fois de ce que sont et de ce que ne sont pas les livres « pour enfants » au xviiisiècle. Son destin exceptionnel est révélateur des interrogations qui traversent le siècle sur la valeur et les dangers de la fiction, sur l’adaptation littéraire et matérielle des textes pour les enfants, sur les vertus éducatives de la littérature, tant pour enseigner la morale que les langues étrangères. Mais analyser l’émergence d’une littérature pour la jeunesse au seul prisme de ce succès risquerait de fausser notre appréhension de ce qui est réellement donné à lire aux enfants au xviiie siècle : Robinson est le bel arbre qui cache la forêt. C’est ce que s’attache à démontrer l’ouvrage d’Emmanuelle Chapron, qui constitue une véritable somme, au carrefour de l’histoire du livre, de l’éducation, de la vie privée, de l’économie, de la littérature et de la condition d’auteur ou d’autrice.

2L’originalité principale de l’ouvrage, qui porte sur l’objet livre, est de l’analyser au regard de ses usages et pratiques réels. Ce n’est pas seulement l’émergence d’un secteur éditorial spécifique, nettement distinct de la littérature générale, que l’autrice cherche à ressaisir : ce sont bien plutôt les pratiques de lecture effectives des jeunes qui lui permettent de réfléchir ensuite à l’adaptation progressive des supports. Plus que du livre, c’est ainsi de la bibliothèque pour enfants qu’il est question : que trouve‑t‑on dans les poches, sur la table de travail ou sur les rayonnages des enfants et de leurs écoles ? Quels sont les livres qu’on leur prescrit, qu’ils aient ou non été écrits, qu’ils aient ou non été édités pour eux ? Quels sont ceux qu’ils viennent emprunter sur les rayonnages de leurs parents ? Quels sont ceux, en retour, que leurs parents leur dérobent ? Pour nourrir son enquête, l’autrice s’appuie sur des sources diverses : journaux et livres de comptes de particuliers ou d’établissements, correspondances, comptes rendus de procès mentionnant des saisies de livres, programmes et affiches d’établissements, liste des livres de prix, cahiers, catalogues et prospectus de libraires. Ces documents permettent de repérer les ouvrages écrits, édités ou achetés pour des enfants, ce qui permet de constituer la bibliographie des ouvrages lus par des enfants, à des titres divers : classiques étudiés à l’école, manuels édités pour l’enseignement de la grammaire ou de l’histoire, ouvrages de prix ou d’étrennes, littérature, enfin, spécifiquement adressée aux enfants dès la page de titre. Pour étudier les pratiques de lecture, l’autrice s’appuie également sur les mises en scène de lectures enfantines dans les ouvrages qui leur sont destinés, sur les souvenirs de lecture rapportés dans les ouvrages à caractère autobiographique, sur les correspondances de jeunes gens ou les annotations qu’ils ont laissées sur leurs propres livres. L’enquête se signale ainsi par la diversité des sources convoquées, tout comme par la diversité géographique de leur provenance, qui fait la part belle aux villes et campagnes de province. À titre d’exemple, on se contentera de signaler que les sources manuscrites proviennent de vingt‑deux départements différents, et complètent ainsi de manière particulièrement convaincante les données issues des archives nationales ou de la Bibliothèque nationale de France.

3L’ouvrage est organisé autour d’une grande scansion : la parution de l’Émile, en 1762, date qui correspond au bannissement des jésuites, sert de point de repère pour souligner, sur la toile de fond de l’« Ancien Régime du livre d’école » qui perdure jusqu’à la fin du siècle, l’émergence d’innovations qui viennent renouveler les pratiques pédagogiques et le monde de l’édition.

L’Ancien Régime du livre d’école

4La première partie s’attache ainsi à présenter cet Ancien Régime du livre d’école, dans lequel l’offre éditoriale répond à une demande, liée au développement de la forme scolaire. Le chapitre 1, consacré aux petites écoles, montre la prégnance de l’Église dans l’établissement des listes de livres à proscrire, d’une part, à lire, d’autre part : la bibliothèque enfantine est faite « d’alphabets, de petits livres d’office, de catéchismes, de civilités et d’ouvrages de piété destinés à la pratique de la lecture » (p. 68). Ce sont également ces livres‑là que les enfants ont parfois — rarement — la chance de posséder. « Un syllabaire, un psautier, un livre de dévotion périmé » (p. 53) : c’est en ces termes que l’autrice résume la bibliothèque personnelle du jeune Rétif de la Bretonne dans sa Bourgogne natale. L’école ne fait pas que façonner les bibliothèques des enfants : elle modèle également les manières de lire, à travers la récitation et le chant, qui tendent à faire de la lecture un exercice de remémoration. Quand bien même les ouvrages mis entre les mains des enfants sont le plus souvent empruntés aux livres de piété des adultes, les modes de lecture influent en retour sur le monde de l’édition, qui commence à infantiliser les supports utilisés en classe pour les rendre conformes aux pratiques éducatives effectives et pour favoriser ainsi la mémorisation des savoirs enseignés.

5Le chapitre 2, consacré aux livres de collège, montre que le développement de ceux‑ci conduit à la fois à la création d’un champ éditorial spécifique et à celle de pratiques de lecture particulières à l’espace scolaire. Si l’enseignement magistral repose en grande partie sur l’oralité de la parole du maitre, les livres sont présents au collège, amenant des évolutions dans la pratique de l’enseignement, comme la réduction progressive de la place réservée à la dictée. On fait lire aux enfants les auteurs classiques grecs et latins, dans le but de leur faire pratiquer la mémorisation et l’imitation. L’enseignement du grec recule néanmoins très largement et les manuels d’humanités et de sciences font leur apparition. Les questions économiques entrent également en jeu : les pédagogues prennent en compte le budget des familles, tandis que certains établissements en comprennent l’acquisition dans les frais d’écolage, alors qu’ils souhaitent développer la lecture simultanée, imposant à tous les élèves de suivre dans le même livre en même temps. Enfin, les témoignages révèlent que certains élèves possèdent leurs propres livres et que la lecture d’ouvrages français se développe. Parmi elles, on trouve L’Art poétique de Boileau, les Odes de Jean‑Baptiste Rousseau, les Caractères de La Bruyère, des poésies de Du Cerceau, des fables de Desbillons, des orateurs sacrés et profanes (p. 102‑103). À ce nouveau canon classique s’ajoutent trois ensembles de lectures plus buissonnières, destinées à développer le goût de lire : les livres achetés par les pensionnaires ou leurs parents, les bibliothèques des établissements, les livres de prix. Si certains parents offrent à leurs enfants L’Ami des enfants de Berquin (1782‑1783), d’autres livres, fictions, récits de voyage et philosophes athées, mis en circulation par les élèves eux‑mêmes, pénètrent également dans les pensionnats. Une analyse des listes de livres de prix révèle des constantes parmi les ouvrages empruntés à l’histoire et à la littérature française, mais aussi des innovations dans certains établissements, tant dans le choix des auteurs, des périodes, y compris la plus contemporaine, que des genres, puisque la littérature de jeunesse y fait son entrée.

Le marché de la librairie scolaire

6Après cette analyse de la constitution du corpus par les institutions, Emmanuelle Chapron se penche sur la question de la librairie (chapitre 3) et de la manière dont le livre d’éducation y devient une catégorie opératoire. Le livre de classe ou « classique » y constitue un secteur identifié, dans lequel on trouve les auteurs latins et grecs, les ouvrages destinés à apprendre cette langue et, « plus rarement », les alphabets et petites civilités (p. 116). Ces livres partagent, avec les livres religieux, le fait d’être exclu du régime du privilège, ce qui en assure la diffusion sur tout le territoire et en fait le fond de commerce de nombreux imprimeurs et libraires de province pris dans une économie à la fois locale et nationale, comme en témoigne la large diffusion des réseaux de Rouen et d’Avignon. L’analyse de la stratégie de plusieurs imprimeurs‑libraires révèle en outre la tendance à distinguer les circuits de production des ouvrages destinés aux écoles et celle des collègues, ce qui permet de distinguer filières scolaire et classique, notamment à Limoges ou à Rouen.

7Le chapitre 4 s’intéresse, après la production, à la question de la vente des ouvrages. L’étude de la géographie parisienne montre la tendance des librairies spécialisées à se rapprocher des collèges, notamment ceux de la colline Sainte‑Geneviève. Ces réseaux de vente sont complétés par un marché du livre d’occasion, bouquinistes et vente à la sauvette, qui met en connexion segments établi et clandestin du marché du livre. Cette spécialisation spatiale est complétée par des stratégies commerciales qui voient la mise en place de catalogues, de prospectus, d’affiches dotées de rubriques spécifiques pour signaler l’usage des titres mis en vente.

Des innovations pédagogiques

8C’est sur le fond de cet « Ancien Régime du livre d’école » que la seconde partie, renouant avec le fil des premières lignes de l’introduction, s’attache à montrer l’émergence de « livres pour les nouveaux Robinsons » à partir des années 1760. Le chapitre 5 présente les débats qui portent sur la rénovation de l’éducation nationale après le départ des jésuites et la place qu’y tient le livre, certes secondaire, mais néanmoins cruciale :

Est‑il plus urgent de changer les maîtres ou de changer les livres ? Qui, des enseignants ou des philosophes, sont les mieux placés pour mettre en forme les savoirs à destination de la jeunesse ? Jusqu’à quel point peut‑on uniformiser les références d’une partie de la population, élite ou glèbe ? Et même : tous les savoirs sont‑ils bons à mettre en livre ? Toutes les petites mains méritent‑elles d’avoir accès à la culture écrite ? (p. 166)

9L’École royale militaire, fondée en 1751, fonctionne comme un « laboratoire pédagogique » (Ibid.) à la recherche d’un manuel unique pour chaque discipline. L’autrice identifie trois cas, celui des matières déjà fortement disciplinarisées, comme les mathématiques, celui des matières dont la disciplinarisation s’accélère, comme l’histoire ou la grammaire française, et celui des nouvelles matières, comme la langue allemande, pour lesquelles Junker propose de notables innovations, quand bien même elles ne s’enracinent pas durablement. La question de la création de bons manuels, destinés à pallier les manquements des mauvais maitres, s’étend à l’ensemble des collèges après 1762. En 1768, Rolland d’Erceville présente devant le Parlement de Paris un plan d’étude qui synthétise les propositions émanant de l’ensemble du royaume et inclut des listes de livres recommandés pour chaque classe. Le cœur du programme est constitué « par les auteurs classiques et par les grammaires française, latine et grecque » (p. 174). L’histoire s’individualise comme discipline, tandis que la littérature française n’est étudiée que dans les grandes classes, à l’exception des Fables de La Fontaine. La réflexion conduit à la fois au renouvèlement important des livres et des pratiques, et à un éclatement de la représentation même du livre scolaire : « textes classiques éprouvés, supports pédagogiques rédigés dans des contextes non scolaires, ouvrages savants scolarisés pour les besoins de l’affaire » (p. 179). Le projet d’uniformiser les livres et pratiques reparait à plusieurs reprises, mais reste inabouti. Il donne néanmoins lieu à quelques réalisations durables, comme le Cours des belles‑lettres de l’abbé Batteux (1747‑1748). En outre, le plan d’études de l’université de Paris conduit malgré tout à homogénéiser les pratiques, aidé en cela par les librairies qui renouvèlent leur offre et par l’organisation interne des communautés enseignantes, notamment dans les collèges tenus par les oratoriens et les Pères de la doctrine chrétienne. Enfin, dans les années 1770, le débat est porté également dans les petites écoles et concerne cette fois l’éducation du peuple. « En France, les débats sur l’éducation populaire sont dominés par le double impératif de l’utilité économique et de l’ordre social » (p. 191). Un parlementaire bordelais, Goyon d’Arzac, propose ainsi d’utiliser quatre ouvrages, « un catéchisme moral, un catéchisme religieux, un Alphabet raisonné à l’usage du peuple […] et des Éléments d’économie rurale, domestique et civile » (p. 193).

En famille

10Le chapitre 6 se tourne vers un autre lieu d’innovation pédagogique, celui qui échappe aux collèges, qui n’ont plus le monopole sur l’éducation. Des pensions privées et maisons d’éducation se développent. Les pensions les plus puissantes investissent dans les livres, qui peuvent constituer un signe distinctif pour mettre en valeur les établissements les plus élitistes. En outre, elles peuvent également être un lieu de conception de nouvelles ressources pédagogiques, notamment dans le domaine de l’apprentissage de la lecture. Par ailleurs, E. Chapron souligne l’importance de l’éducation à domicile tout au long de la période. Dans la lignée de la réflexion ouverte par l’Émile, certains parents optent pour une éducation en famille, influencée par les Lumières, qui est marquée par la priorité donnée aux savoirs d’expérience sur les savoirs livresques, à la recherche de nouveaux livres et au renouvèlement du maniement des anciens, « rejetant les récitations catéchétiques et les connaissances désincarnées » (p. 210). Le rapport aux livres et le rôle de la lecture se trouvent ainsi repensés, comme en témoigne la nouvelle littérature de jeunesse qui met en abyme des séances de lecture idéales au for privé. En outre, les parents acquièrent des ouvrages pour occuper le temps libre de leurs enfants, au côté des jouets et des spectacles, favorisant l’essor d’une nouvelle offre en librairie, dont les grands succès sont les ouvrages de Leprince de Beaumont (le Magasin des enfants, 1755), Genlis (Adèle et Théodore, 1782 ; le Théâtre à l’usage des jeunes personnes, 1779‑1780), d’Epinay (Les Conversations d’Emilie, 1773), de Berquin, de Campe (Le Nouveau Robinson, 1779‑1782) ou de La Fite (Entretien, drames et contes moraux, 1778), tandis que Robinson Crusoé et Les Aventures de Télémaque s’imposent durablement dans le panthéon des lectures buissonnières, au côté des contes de fées et des fables.

11Le renouvèlement pédagogique se traduit par une augmentation de l’offre en librairie (chapitre 7), dans tous les domaines. Pour les matières traditionnelles, comme l’enseignement du latin et de l’histoire, les rééditions priment sur les nouveautés, ce qui n’est pas le cas des matières modernes, sciences en tête, suivies par la grammaire française, les lectures récréatives et morales et la géographie. E. Chapron montre que « la librairie pédagogique fonctionne ainsi de manière duale » (p. 226) : d’un côté, on trouve un petit nombre de long‑sellers constamment réédités ; de l’autre, des nouveautés représentant « des paris commerciaux dont l’issue est incertaine » (p. 228) qui voient émerger quelques titres, notamment dans la littérature récréative. Parmi ces best‑sellers, les Magasins de Leprince de Beaumont, L’Ecole des jeunes demoiselles et Le Mentor des enfants de l’abbé Reyre, L’Ami des enfants de Berquin, le Robinson Crusoé de Feutry, Les Jeux de la petite Thalie de Moissy, Les Conversations d’Emilie d’Epinay, Eraste ou l’Ami de la jeunesse de Fillassier. La géographie économique révèle le poids prégnant de la capitale dans l’édition des nouveautés. Parmi les 135 familles qui éditent, six réalisent à elles seules 25% des nouveautés et vingt‑quatre la moitié. Parmi elles, les libraires de collège, comme les Brocas, les Barbou, les Nyons, Jean Desaint, les piliers de l’Ancien Régime du livre scolaire, comme les Aumont, Berton, Colas, Barrois et Hérissant sont rejoints par de nouvelles figures, comme celle de Charles‑Joseph Panckoucke. En 1787, le libraire Royez fait paraitre un Choix méthodique de livres sur l’éducation qui constitue un véritable « manifeste pédagogique » (p. 232). En outre, les auteurs, autorisés par une loi de 1777 à éditer et à vendre eux‑mêmes, participent de ce renouvèlement de l’offre, comme en témoignent les stratégies de Leprince de Beaumont et de Berquin. De nouvelles formes de commercialisation sont inventées, qui tirent également partie du calendrier, en développant une offre pour les anniversaires, et surtout pour les étrennes. Cette diversification de l’offre s’inscrit dans le long processus de la « consolidation d’une nouvelle figure de lecteur, celle de l’enfant, qui justifie que l’on produise des livres pour lui » (p. 240). Traditionnellement, ce lectorat, associé par l’Église aux femmes et au peuple, est caractérisé par sa difficulté à résister aux tentations offertes par les mauvaises lectures, ce qui explique le large discrédit jeté sur les fictions. Mais, à partir de 1730, le discours change et l’enfant devient un public spécifique, auquel des livres peuvent être adressés, et dont il devient possible et souhaitable de susciter le plaisir de lire, ce dont témoigne l’évolution des titres donnés aux livres pour enfants. Il s’agit alors de proportionner les textes à l’intelligence des lecteurs et à son évolution, réflexion qui se concrétise à la fin du siècle par l’émergence d’un « schéma en trois âges » (p. 251). Le dernier, l’adolescence, qui irait jusqu’à 20‑25 ans, se constitue progressivement. Cette mise en forme n’empêche pas, tout au long du siècle, le maintien du mécanisme de l’adresse multiple, qui veut qu’un livre d’éducation puisse être lu par les adultes comme par les enfants, et permettre ainsi l’autodidaxie. Une grande partie de la production échappe donc à la stricte infantilisation, même si un resserrement autour de la figure d’un enfant lecteur, public distinct, se laisse néanmoins apercevoir.

Des auteurs pour la jeunesse

12La caractérisation progressive de l’enfant lecteur se double en miroir de celle de l’auteur pour la jeunesse (chapitre 8). Si « une grande partie des outils pédagogiques échappe toujours à la fonction‑auteur » (p. 259), une nouvelle figure de l’auteur pour la jeunesse apparait néanmoins au cours du siècle. Ces auteurs sont souvent des régents et professeurs de collège dont les publications sont ostensiblement liées à leur activité d’enseignants, comme l’illustre la figure de l’abbé Lhomond et de ses Éléments de la grammaire latine et de la grammaire française (1779‑1780). Hors du collège, émergent également des figures de précepteurs et autres maitres, qui tirent leur légitimité de la reconnaissance de leur pratique et des expérimentations effectives des méthodes proposées. « Le bon auteur n’est pas seulement celui qui connait son sujet, mais celui qui a une connaissance intime du public auquel l’ouvrage est destiné » (p. 275). En outre, l’auteur pédagogue est aussi un professeur qui aime à enseigner. La topique du plaisir à enseigner s’installe ainsi progressivement au cours du siècle. Au côté de ces auteurs, professionnels de l’enseignement, se développe aussi de nouvelles catégories d’écrivains « sans qualités » (p. 279), parmi lesquels des hommes de lettres qui façonnent une nouvelle image de l’auteur pour la jeunesse, celle de l’« ami des enfants », au côté du « Mentor » emprunté à Fénelon. E. Chapron aborde pour finir la question de la féminisation de la profession. Certes, les femmes ne représentent que 3% des écrivains pédagogues, mais 20% des livres récréatifs et 50% du théâtre pour les enfants sont l’œuvre de femmes. Ces écrivaines peuvent être des femmes de l’aristocratie, des éducatrices dont les ouvrages s’appuient sur une expérience d’enseignement ou encore des mères attentionnées. L’importance de trois d’entre elles, Épinay, Leprince de Beaumont et Genlis, explique aussi la construction durable du modèle de l’autrice pour enfants. Si on leur ajoute Berquin, ces figures emblématiques dessinent l’image d’auteurs caractérisés par le goût de l’écriture pour la jeunesse et non l’appartenance professionnelle au monde enseignant.

13Le dernier chapitre (9) pose la question de savoir « comment on écrit un livre pour les enfants ». L’autrice propose d’aborder cette question à partir de trois dossiers, celui des textes latins, celui de l’histoire et enfin celui de la fiction. L’édition des textes latins permet de mettre en évidence des aménagements philologiques et typographiques afin de rendre accessibles des textes produits dans une langue éloignée, dont l’apprentissage constitue un défi tout au long du siècle. Les efforts pour produire des éditions annotées ou bilingues, pour numéroter les chapitres et les lignes, par exemple, influent sur la didactique des langues étrangères. L’enseignement de l’histoire voit apparaitre quelques propositions innovantes, comme celle de Leprince de Beaumont « qui combine la lecture, l’échange oral, le travail d’écriture » (p. 310). L’évolution la plus notable consiste en la littérarisation des cours d’histoire à l’usage des enfants, transformant l’auteur de livres d’histoire en conteur : « les conditions de possibilité sont remplies pour l’écriture d’un véritable “roman national” » (p. 312). C’est donc naturellement que la dernière section s’intéresse au processus de littérarisation des livres pour enfants. L’apparition de « la littérature bourgeoise pour enfants » (p. 312) se caractérise par « une concentration thématique sur le monde de l’enfance » (Ibid.) et simultanément « un point de vue autoritaire qui en fait un vecteur de l’inculcation des normes et des valeurs définies par le monde des adultes » (Ibid.). Si l’enfant est depuis longtemps lecteur de fictions, fables et contes dans la première enfance, romans d’amour et d’aventures à l’adolescence, il devient alors destinataire de fictions qui lui sont spécifiquement dédiées, au terme d’un triple processus : des formes littéraires canoniques, initialement destinées à un public adulte, sont infantilisées ; des formes pédagogiques traditionnelles sont littérarisées ; des formes originales émergent, comme le conte moral ou le magasin. C’est à travers l’analyse de l’infantilisation progressive de Robinson que l’autrice réfléchit enfin à l’émergence d’un romanesque pour enfants, alors même que ce genre, jugé dangereux et immoral, suscitait tant de réserve au début du siècle.

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14L’ouvrage d’Emmanuelle Chapron permet ainsi de mettre en perspective le champ mieux connu du xixe siècle et le siècle précédent : si la Révolution constitue une rupture incontestable dans les champs éducatif, économique et culturel, des éléments de continuité se laissent néanmoins précisément identifier. Les livres d’éducation et livres pour la jeunesse, au xviiie siècle, constituent en définitive trois types de « bibliothèques » (p. 359). Le premier est hérité du siècle précédent, ce sont les bibliothèques des collèges et des petites écoles, qui ne restent pourtant pas immobiles pendant le siècle : « les premières s’enrichissent d’une composante historique et littéraire, les secondes des nouveaux outils de la pastorale épiscopale. » (Ibid.). Le second type est celui que l’autrice appelle « nouvelle librairie pédagogique », au caractère plus éclaté, à la diffusion encore balbutiante, qui donne lieu à de nouvelles formes narratives et de nouvelles solutions typographiques. Le troisième type est constitué des « lectures proposées aux jeunes gens dans les pensionnats, par leurs parents ou à l’occasion des distributions de prix » (p. 340). Cette bibliothèque institutionnalise « les pratiques d’une lecture récréative, le gout pour l’histoire et les histoires, la formation de la personnalité par le contact avec les grands textes ». Outre la richesse du matériau exposé, l’ouvrage d’Emmanuelle Chapron présente un triple mérite : il permet de resituer l’émergence des œuvres pour la jeunesse emblématiques du siècle dans le paysage général de l’édition et de la circulation des livres au xviiie siècle ; en montrant comment la partition entre édition scolaire et édition pour la jeunesse se met progressivement en place, il interroge l’histoire de ces catégories aujourd’hui établies ; en adoptant une approche historique pour étudier les pratiques de lectures de la jeunesse, il rend possible l’ouverture d’un riche dialogue avec, d’une part, la théorie littéraire, qui étudie la catégorie du lecteur de manière anhistorique, et, d’autre part, les sciences de l’éducation et la didactique de la lecture, qui réfléchissent à la construction du sujet lecteur aujourd’hui dans les espaces scolaires et non‑scolaires.