L’épuisement des Lieux
1La parution de Lieux a visiblement été conçue comme un événement éditorial et commercial : non seulement elle a été annoncée puis commentée dans la plupart des institutions de l’actualité littéraire, mais l’objet lui‑même a été particulièrement soigné, prenant l’allure (de par son format, le grammage du papier, le recours aux documents iconographiques en couleur) d’un « beau livre » à même de trôner en devanture des librairies et de ravir les nombreux lecteurs d’un écrivain faisant désormais l’unanimité. Enrichi d’un paratexte conséquent, il est en outre accompagné d’un site dédié, lieux-georges-perec.seuil.com, proposant le même contenu en accès gratuit, dans une mise en page élégante et ludique. Trop ludique ? « Créez votre parcours » nous y lance‑t‑on, nous invitant à choisir l’une des 138 cases qui composent cet ensemble monumental mais inachevé. Sylvia Richardson, petite‑cousine de Perec, le justifie dans son avant‑propos : « La conception du parcours numérique immersif de Lieux permet de donner à ces index un rôle ludique ou informatif au gré de chacun, comme guide d’une promenade personnelle dans le texte qui se réalise instantanément et peut être renouvelé à l’infini. » (p. 10) Pourtant, beaucoup moins qu’un jeu de réalité patrimoniale augmentée, par lequel le lecteur‑touriste pourrait gaiement se promener dans le temps autant que dans l’espace, selon la présentation glorieuse d’une ayant‑droit légitimement soucieuse d’« assurer le rayonnement international de l’œuvre de Georges Perec » (p. 587), Lieux est d’abord un échec.
Le projet
2Dans une lettre à Maurice Nadeau reproduite en 4ème de couverture, Perec décrivait son projet :
J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; une première fois, sur place (dans un café ou dans la rue même), je décris « ce que je vois » de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro‑événements (une voiture de pompiers qui passe, une dame qui attache son chien avant d’entrer dans une charcuterie, un déménagement, des affiches, des gens, etc.) ; une deuxième fois, n’importe où (chez moi, au café, au bureau), je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc. Chaque texte (qui peut tenir en quelques lignes ou s’étendre sur cinq ou six pages ou même plus) est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans, en permutant mes couples de lieux selon une table (carrés bi‑latins orthogonaux d’ordre 12) qui m’a été fournie par un mathématicien hindou travaillant aux États‑Unis.
3L’ensemble devrait ainsi compter 288 textes, c’est‑à‑dire pour chacun des 12 lieux choisis 24 textes (12 fois 2 textes, l’un sur place, l’autre en souvenir). Un dispositif aussi complexe est en lui‑même intéressant, tant il déplace de manière spectaculaire, en les rationalisant dans des procédures objectivantes, les procédures par lesquelles la littérature du « je » jusque‑là avait coutume de travailler ses matériaux. Il s’agit en effet pour Perec de saisir l’autobiographie dans les mailles d’une structure impersonnelle, dont les effets de résistance produiront des contenus que l’écriture consciente n’aurait à elle seule jamais autorisés. On retrouve ainsi, dans plusieurs pages, le héros touchant de W ou le souvenir d’enfance, mais à travers l’angle singulier ouvert par un dispositif d’écriture attaché à rendre compte de l’espace, tel que nous le ressaisissons dans le temps, et par voie de conséquence, du temps, tel qu’il informe notre rapport à l’espace et à nous‑mêmes. La multiplication des séances d’écriture sur un même objet devrait en effet permettre de faire ressentir l’épaisseur de ce temps, qui va devenir comme le note Claude Burgelin, « un coauteur du livre » (Préface, p. 11).
4Au prix, donc, de cette distinction si marquée entre les deux manières de se rapporter aux lieux, les « réels » (qui sont des descriptions) et les « souvenirs ». Claude Burgelin ajoute :
Ce qui frappe d’abord dans pareil projet est ce besoin de disjonction : d’un côté, ce qu’il appelle « description réelle », de l’autre les souvenirs. Le « réel » et le « souvenir » ont à faire chambre à part. Comme s’il était capital de maintenir séparées ces deux scènes. Il adopte là une stratégie opposée à celle de presque tous les grands écrivains de la mémoire (Proust, Leiris…) qui n’envisageraient pas de disjoindre ce que le souvenir a confondu en une seule imagerie. Cette séparation est d’autant plus à interroger que l’écriture du réel est présentée comme discrètement contrainte, avec cette exigence d’une rédaction « la plus neutre possible ». Comme si archiver le réel, le consigner par écrit aussi exactement que faire se peut était une démarche essentielle, à préserver des contaminations et déformations par la trop aléatoire et fantaisiste mémoire. (« Préface », p. 12)
5En réalité, si dans plusieurs des textes dits « réels », Georges Perec parvient à en rester à la plus stricte neutralité, ne serait‑ce que parce qu’il se contente de produire la liste des noms de magasins dont la façade lui est visible (par exemple, « Vilin, réel 3 », p. 233 sq.) la distinction entre le « réel » et le « souvenir », aussi claire et distincte soit‑elle dans le concept, peut s’émousser dans la matière textuelle. Ainsi, lors d’une déambulation nocturne, et assez picaresque, qui donne son contenu à « Contrescarpe, réel 1 », Perec écrit‑il :
3 heures 15 : premiers livreurs. En bas de la Mouffe, je prends la rue Édouard‑Quénu (cet homme si célèbre dont je ne me souvenais pas que la rue fût là ; je la voyais plutôt du côté de la rue Pascal, ou près des Gobelins). Je remonte la rue Claude‑Bernard. Parfois des secondes entières de silence. Les feux de circulation marchent. Beaucoup de camions. Au coin de la rue Berthollet et [de] la rue Claude‑Bernard, une fenêtre allumée. Au croisement de la rue Gay‑Lussac et de la rue Thuillier, un chantier (jamais vu ?) presque achevé : l’extension de l’ENS (ouverture prévue pour la rentrée 69). En rouge, immense, sur une façade : « Vengeons Gilles Tautin. » (« Contrescarpe, réel 1 », p. 96‑97)
6On le voit, toute subjectivité n’est pas éradiquée de ce « réel » : c’est évidemment par un corps déambulant, avec ses perceptions mais aussi ses souvenirs (« je ne me souvenais pas que la rue fût là », « jamais vu ? »), que l’écrivain se rapporte aux choses qui l’entourent, dont une représentation strictement objective reste un horizon seulement théorique. Réciproquement, ce dont la mémoire se souvient, c’est non seulement d’avoir été aux prises avec le réel (comment pourrait‑il en être autrement ?) mais même, avec les « réels », c’est‑à‑dire les textes qui forment le pendant descriptif de Lieux :
Je ne vais presque plus place de la Contrescarpe. Cette année, il est possible que je n’y sois passé qu’une seule fois, et précisément pour la décrire. Je revenais du Moulin en voiture (avec Maurice ; après avoir attendu longtemps à Mantes où Michèle faisait une enquête sur la pollution) ; ce devait être en avril, S[uzanne] était en Guinée. J’étais un peu seul ; Michèle était malade et ils sont rentrés tout de suite en me larguant rue des Boulangers ; je suis passé voir P[aulette] ; elle n’était pas là ; j’ai failli entrer dans le cinéma de la rue Monge (« Monge Palace » ?), mais il était trop tôt. J’ai décidé d’en profiter pour décrire la place ; je me suis assis à la terrasse de « La Chope » (est‑ce bien « La Chope » ?) ; ma description m’a pris tout au plus un quart d’heure, puis je suis allé voir Monique, et j’y ai trouvé P[aulette] ; j’ai dîné avec eux et nous avons regardé un film (Liaisons secrètes ?) à la télé. (« Contrescarpe, souvenir 2 », p. 216).
7Cette porosité entre le « réel » et le « souvenir » et, plus encore que leur seule porosité, les multiples rapports qu’ils entretiennent l’un et l’autre (d’ailleurs, dans le « souvenir » que je viens de citer, Perec se demande quel est le nom du café dans lequel il s’était assis quelques mois plus tôt ; or, comment commençait ce « réel » précisément ? Par ce mot, justement : « Chope », p. 172), forment l’un des intérêts centraux de Lieux tel qu’il est, c’est‑à‑dire en son incomplétude même : ce sont eux qui compliquent le projet initial du livre d’une systématicité peu à peu monstrueuse, créant au passage un pont inattendu vers des œuvres qui travaillent cette question du temps autrement que celles de Proust et Leiris citées par Claude Burgelin : Perec se souvient dans un deuxième temps des circonstances dans lesquelles il a auparavant proposé une description, tout comme dans les Mémoires d’Outre‑tombe Chateaubriand finit par raconter les événements qui formaient le contexte d’un chapitre précédent.
« Unmaking‑of »
8On sait que « l’épuisement » est un concept central de l’écriture de Perec — dont la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975) est parmi les titres les plus célèbres. Il désigne moins une opération effective, sans doute, que son idéal fantasmatique : faire passer dans un texte, par la description précise (et parfois seulement la nomination) des choses environnantes, tout ce que l’on perçoit dans un endroit donné. Un autre rapport au temps s’y joue alors, que ceux de son passage (objet des 12 textes) ou de sa transformation subjective (objet des rapports entre les « réels » et les « souvenirs ») : il s’agit en effet de rendre compte de tout ce qui a lieu — et faire affleurer dans la littérature cet « infra‑ordinaire », une catégorie de l’événement. Or, l’infra‑ordinaire, composé d’une part du décor (un ensemble de choses qui ne changent pas sensiblement d’une fois sur l’autre), d’autre part d’actions insignifiantes (quelqu’un passe, un bus s’arrête), n’a nullement vocation (mais Perec ne le découvre qu’en l’essayant) à s’intégrer à la mise en série du dispositif choisi pour faire affleurer l’épaisseur temporelle.
9C’est pourquoi le dispositif des Lieux, en multipliant le procédé de la notation infra‑ordinaire par 12 (et il en est de même pour le souvenir), aboutit rapidement à l’épuisement non seulement des lieux, mais aussi du rapport de l’écrivain à eux, et finalement de l’écriture elle‑même, dont la source est asséchée. Claude Burgelin le souligne de manière très claire dans sa préface :
Lire Lieux, c’est se confronter à une expérience qui peu à peu tourne court. Un édifice dont il reste l’architecture, un certain nombre de pièces construites (133), d’autres — la majorité (155) — laissées en plan. Il y a bien des raisons à l’abandon du projet. Ne serait‑ce d’abord qu’un phénomène d’usure. La justification que Perec se donne, observer sur douze ans le vieillissement des lieux, de sa mémoire, de son écriture, perd assez vite sa pertinence. Autant il est saisissant de voir, description après description, la rue Vilin subir sa destruction, autant, pour d’autres emplacements, peu de choses bougent durant ces années. Réénumérer les mêmes enseignes, signaler les mêmes cafés… le programme n’était pas particulièrement exaltant.
La somme des souvenirs rattachée à ces lieux était vouée, elle aussi, à rester grosso modo identique : pas grand‑chose de plus ou de moins à déclarer. La mémoire s’arrête autour des mêmes scènes, des mêmes circonstances. Ainsi référée à des lieux fixes, elle devient un stock qui s’épuise. « Y aura‑t‑il d’un côté ces lieux mythiques et momifiés gardant intacts des souvenirs de plus en plus dérisoires cependant que ma « vie » ira se jouer dans des arrondissements que je n’avais pas prévus », se demande‑t‑il en avril 1969. L’année suivante, Perec dit sa lassitude à l’idée de « m’enfermer pendant je ne sais combien de semaines, de mois ou d’années (12 ans, si je respecte la règle imposée pour la rédaction de Lieux) dans le monde clos de mes souvenirs, ressassés jusqu’à la satiété ou l’écœurement ». Des souvenirs qui, peu à peu, notés et renotés, seraient ainsi désaffectés ? (« Préface », p. 19‑20)
10Ainsi assiste‑t‑on, en lisant Lieux, au délitement progressif de ce projet qui, butant sur cette contradiction structurelle (comment épuiser onze fois encore quelque chose qu’on a déjà épuisé une première fois ?) peine, doute, doit réfléchir à ses propres conditions de possibilité, et dont les réalisations s’espacent — qui finalement s’interrompt. Par là, le livre que nous avons entre les mains nous offre quelque chose comme un « unmaking‑of », à la lecture duquel nous assistons au délitement d’une œuvre qui n’existera pas. Journal d’écriture (d’ailleurs souvent intéressant, pour le lecteur de Perec) ou carnet de bord d’un livre fantasmé autant que ce livre même, Lieux met en scène l’avènement de sa propre impossibilité — ce qui est plus rare, et plus intéressant, qu’un « parcours immersif », aussi ludique soit‑il, dans la ville.
11Dès les premiers textes, Perec accompagne ses prises de notes de considérations réflexives sur les tenants et les aboutissants de son projet, se demandant à la fois pourquoi il en est venu à l’imaginer, et comment il pourra le mettre en œuvre. Dans le septième de l’ensemble, il annonce :
Par une coïncidence que le projet général de ce livre amplifie, comme si l’un de ses buts était de les faire naître, m’obligeant à faire revivre ou à revoir des lieux, des événements, des êtres qui sont tous, au départ, derrière moi, appartenant presque tous à un passé qui se ferme, et que les douze années qui viennent vont prolonger artificiellement, les dotant d’une vie seconde, miroir d’une vraie vie déjà achevée que je ne peux que répéter et commenter, tissant autour la triple ou quadruple fable d’une autobiographie qui m’apparaît de plus en plus comme la seule écriture possible, vers laquelle tout tend […] (« Junot, réel 1 », p. 81).
12Rapidement, ces annotations réflexives sont plus angoissées, venant marquer les étapes d’une prise de conscience : à savoir, que des obstacles s’opposent à la réalisation de son projet. Les commentaires qu’en propose Perec s’essaient d’abord à les placer à un niveau général, théorique :
Le problème n’est pas de délayer sur douze ans un dire qui ne parvient pas ou plus à se frayer son chemin mais d’ancrer ce projet dans son cadre véritable (psychoethnologie ?) : les marques et les bornes d’une autobiographie critique, once more. (« Franklin, souvenir 1 », p. 91)
13Mais bientôt, il se rend compte que quelque chose ne va pas dans le projet lui‑même, dont la mise en place a tendance à être différée au profit du commentaire réflexif :
Je commence à m’apercevoir que cette insertion du temps dans un écrit a pour conséquence première de privilégier le métalangage. Je ne suis pas tellement attentif au passé, mais surtout à l’entreprise elle‑même ; en choisissant de décrire le vieillissement des lieux (et mon vieillissement), j’accentue tout ce qui insiste sur le projet lui‑même : j’écris des traces ; je n’écris qu’en projetant les textes dans cet avenir de douze ans où ils s’éclaireront l’un l’autre, où ils n’éclaireront, finalement, que le projet lui‑même. (« Gaîté, souvenir 1 », p. 104)
14Il ne faut pas attendre longtemps pour voir enfin, remplaçant les arguments théoriques que l’on invoque aussi pour se rassurer, l’énergie et le désir manquer, tout simplement :
« Peu de temps. Peu d’humeur à. » (« Saint‑Honoré, souvenir 2 », p. 164)
« je voudrais passer à autre chose » (« Junot, souvenir 3 », p. 244)
15Pour autant, cette œuvre dont le livre aujourd’hui publié nous permet de faire d’abord l’expérience de l’inachèvement, et qui n’accouche finalement que de sa propre impossibilité, joue bien, pour reprendre une métaphore que les perecquiens jugeront triviale, le rôle de pièce manquante dans le puzzle de sa bibliographie : elle touche à la fois W ou le souvenir d’enfance par l’aspect autobiographique que la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien par les descriptions, mais aussi la Vie mode d’emploi par le dispositif et Espèces d’espaces par la réflexivité, ou encore Je me souviens, dont quelques brouillons trouvent ici leur formulation. Or la dernière pièce du puzzle n’a‑t‑elle pas vocation, chez Perec, à représenter un impossible ? Dans La Vie mode d’emploi elle faisait replonger in extremis toute l’œuvre de Bartlebooth, qu’elle devait achever, dans une énigme :
Assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente‑neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X. Mais la pièce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d’un W1.