Quand Diderot fait son cinéma
1« Diderot a parlé de cinéma » : c’est le titre donné par Eisenstein en 1943 à une conférence devenue un essai qui compte dix-neuf pages dans sa tardive traduction française1 ; deux siècles plus tôt, l’intéressé rêvait : « Le spectateur [devrait être] au théâtre comme devant une toile où des tableaux divers ses succèderaient comme par enchantement2 ».
2Le premier lisait le second en français dans l’édition Assézat-Tourneux ; le second lisait dans l’avenir, à ce sujet comme en quelques autres où il nous devance encore aujourd’hui. Que Gilles Deleuze soit invité dans ce grand jeu d’outre-les-temps par Marc Escola, c’est certes pour avoir conceptualisé l’« image-temps » où il a puisé l’idée de son propos. « Ça arrive rarement, avoir une idée, c’est une espèce de fête », sourit Deleuze lors d’une conférence3 ». Une fête contagieuse, dont atteste le bref et dense essai dont on va tenter de rendre compte.
Intuitions pré-cinématographiques
3La première partie est consacrée à scruter d’un œil cinématographique quelques textes où Diderot s’avance à son insu en direction du 7e art : « l’œil-caméra », « l’intuition du travelling », l’esthétique du « tableau » comme anticipation du cadrage et du montage, la synchronisation voir/entendre, l’invention d’un jeu d’acteurs comme non-jeu (ou jeu sans spectateurs), « l’abandon de la frontalité ». Sont ici reprises de façon inventive, à l’épreuve du Fils Naturel, les analyses plus globales d’Eisenstein, R. Barthes, D. Guénoun, J.-Cl. Bonnet et quelques autres4. L’œil-caméra, c’est celui d’où le spectateur-narrateur, invité au dernier moment par l’auteur à la représentation à huis-clos, voit tout de plain-pied avec la scène. Le montage, c’est l’évacuation, au Premier Entretien, de la contrainte du décor unique au profit d’une pluralisation selon les mouvements de l’action, Diderot ayant « découvert » là, selon Eisenstein, non seulement :
la vision d’un déplacement par le montage de l’action d’un point à l’autre, mais celle de toute une salle qui [suivrait] pas à pas de manière invisible les péripéties du dialogue [faisant] ce qu’accomplit [...] le ciné-panorama glissant sur les rails, soit [...] une forme camouflée de montage. (Art. cit., p. 28)
4L’antithèse du “coup de théâtre” classique avec un vérisme des rapports des personnages digne d’un tableau, rompt avec la poétique classique du vraisemblable-nécessaire au profit d’une chaîne de tableaux émouvants, lue après-coup par Eisenstein comme sa propre façon de « découper par le rectangle du cadre un fragment d’événement vivant » (art. cité, p. 31) — ce qui ramène au montage. Quant à l’art classique du jeu dont Eisenstein et les théoriciens contemporains (Meyerhold, Stanislavski) cherchent à débarrasser les acteurs, c’est encore en Diderot qu’ils trouvent un précurseur qui, selon M. Escola, « ne cherche pas à réformer le jeu, mais plutôt à théoriser un non-jeu » (p. 39), qui s’actualiserait sans témoins ni adresse et se jouerait « comme si la toile ne se levait pas » (De la Poésie dramatique, cité p. 41). C’est là le postulat du « quatrième mur » que Stanislavski avait échoué à mettre en œuvre au théâtre, mais que le cinéma a vocation à réaliser selon Eisenstein. La scène se fait quasi plateau d’après une lettre de Diderot à Mme Riccoboni, « un grand espace rond ou carré, sans devant, ni côté, ni fond » (cité p. 44) ; et quant au Fils Naturel, point de « tréteaux » mais un salon où l’on joue entre soi. Comme au cinéma, « le jeu se tient entre les personnages, au lieu de se déployer dans l’intervalle qui sépare la scène des gradins », écrit M. Escola (p. 50), qui conclut :
La réduction de la « scène » au « salon » qui constitue le leitmotiv des Entretiens sur Le Fils Naturel a donc pour principale fonction de théoriser les conditions d’une déposition du jeu théâtral au bénéfice de ce qu’on peut appeler un non-jeu, soit : l’exposition à une dynamique interne à l’action représentée qui fait émerger le jeu à l’intérieur des relations entre les personnages où il ne peut être surpris que par le regardant. Ce jeu sans adresse ni direction, c’est celui dont le cinéma a besoin. Tel est le legs de Diderot inventorié par Eisenstein. (p. 54, italiques de l’auteur)
5La deuxième partie de cet essai présente, sous le titre d’ « Interlude », une synthèse des acquis de la recherche sur ce qui s’est inventé au xviiie siècle du côté de la cinétique des images, depuis les suites narratives de Hogarth à Drury Lane, jusqu’aux rouleaux transparents de Carmontelle, en passant par les boites d’optique, les lanternes magiques et les théâtres d’ombre, pour finir par les canevas-supports d’improvisation dans les jeux de société, pour des acteurs qui jouent entre eux et pour eux seuls, comme le prévoyait déjà le dénouement du Fils Naturel. On n’en détaillera pas ici le propos, ces éléments étant dans l’ensemble assez bien connus, même au-delà du cercle des spécialistes.
Ralentir le théâtre
6La troisième partie, qui est la plus originale, propose une analyse de la conception du temps dans Le Fils Naturel, laquelle rompt radicalement avec la dramaturgie antérieure, qu’il s’agisse de la corrélation temps de l’action/temps de la représentation, du dénouement d’avance annoncé comme alternative à la classique poétique de la surprise et du secret, enfin de l’invention d’une esthétique de l’actualisation du temps dans l’image (le tableau, la scène) dont les analyses de Deleuze dans Cinéma 2 aident à concevoir de quel avenir elle était grosse.
7M. Escola part d’un constat : à l’inverse des théoriciens classiques, De la poésie dramatique comme les Entretien sur le Fils Naturel font quasiment l’impasse sur la problématique de la relation temps représenté/temps de la représentation. Cela parce que Diderot postule une conception de l’action dramatique qui préfère la « longue inquiétude » du spectateur dans le drame tel qu’il le conçoit à l’« instant de surprise » ménagé par la tragédie, et l’accumulation du temps dans le tableau : « ces instants immobiles susceptibles de condenser toute une durée » (p. 91) au déroulement linéaire d’une intrigue. Il retrouve là les observations de commentateurs antérieurs selon lesquels Diderot entend « ralentir le théâtre » (J. Goldzink) et « inscrire le temps dans un tableau » plutôt que « marquer des repères » dans le procès de l’action (P. Frantz) — l’encadrement narratif du Fils Naturel visant au fond à « inscrire le temps dramatique dans la durée romanesque » (p. 93). Cela étant accordé, M. Escola demande à quel roman on a ici affaire : il ne s’agit pas du roman de Dorval, mais de celui de la création du Fils Naturel, Diderot cherchant donc « à dramatiser le temps de l’invention du drame puis le moment de sa réalisation au détriment de l’illusion dramatique elle-même » (p. 95). L’hypothèse qu’il soutient alors est qu’en cohérence avec son indifférence aux questions classiques du rapport représentation/représenté, il leur substitue une problématique de l’actualisation. Plus précisément de « l’actualisation du virtuel » (p. 96).
De l’image-temps au miroir du Fils Naturel
8L’explicitation de cette thèse implique un détour philosophique, en postulant que « l’évolution du système dramatique » recherchée par Diderot s’apparente, chez Deleuze au « passage de l’image-mouvement (Cinéma 1) à l’image-temps (Cinéma 2) » :
c’est-à-dire d’un type de « spectacle » où le temps est la mesure du mouvement — où l’action décide du temps dont la représentation reste en quelque sorte indirecte, suspendue au schème action-réaction — à une catégorie d’ « images » où s’élabore une représentation directe du temps — où le temps s’émancipe du mouvement sans plus s’ajuster à la réalisation d’une action [...], comme lieu d’un circuit immobile où à l’image optique actuelle s’enchaîne une image virtuelle. (p. 98, italiques de l’auteur)
9Admettant, avec Jacques Rancière, que le passage de l’image-mouvement à l’image-temps chez Deleuze recouvre moins un processus historique qu’une modification de son point de vue sur cette histoire, M. Escola propose de l’interpréter comme passage du théâtre au cinéma, constaté chez des théoriciens comme André Bazin et des cinéastes venus du théâtre, de Welles à Eisenstein. Suit une analyse de cette catégorie d’images où le temps semble tourner en boucle, comme dans les flashbacks, les rêves, les effets de surimpression ou de reflet, etc. À l’inverse de la concaténation dans le temps des images-mouvements, les images-temps superposent, selon Deleuze, « un fragment de réel à une bribe d’imaginaire, un élément objectif à une représentation subjective, une narration à une description, un plan actuel à une scène virtuelle » (cité p. 103). Autrement dit, ce type d’image recèle, dans le présent de son advenue, des virtualités de passé et de futur.
10M. Escola propose d’y trouver un interprétant pertinent pour la théorie du « moment » chez le Diderot des Pensées détachées sur la peinture, écrivant « l’instant peut subsister avec des traces de l’instant qui a précédé et des annonces de celui qui suivra » (cité p. 104). De cette virtualité mémorielle/imaginaire propre à l’instant vécu, M. Escola passe à « l’image-cristal » deleuzienne, où « l’image actuelle cristallise avec sa propre image virtuelle » dans une unité spécifique excluant tout dédoublement comme dans l’image-mouvement, mais vivant d’une sorte de battement interne de l’actuel en virtuel et réciproquement. Il y voit un modèle opératoire pour penser Le Fils Naturel comme fiction de l’œuvre en cours de gestation, à l’opposite d’une représentation que se donneraient les acteurs d’une action révolue. Suit un détour par la thèse bergsonienne/deleuzienne de la contemporanéité virtuelle du passé avec le présent, Diderot ayant cherché « à dramatiser non la représentation d’une action mais ce rapport de l’actuel et du virtuel qui est le temps lui-même » (p. 109). Une interprétation étayée par une série d’analyses : les effets d’après-coup récurrents dans l’intrigue qui engendrent une « temporalité en boucle » dès le Prologue ; les péripéties où le protagoniste vit en direct un dédoublement dramatique de l’instant ; le moment, dans la scène finale, où l’entrée du vieillard représentant le père défunt rend de facto impossible aux autres protagonistes de jouer la scène au présent comme un souvenir pur : « comment mieux montrer que l’on n’est pas au théâtre qu’en donnant à voir ce moment où la re-présentation vient interrompre la cristallisation comme coalescence de l’actuel et du virtuel ? » (p. 114).
11Cette partie se clôt sur une analyse attendue du théoricien des « textes possibles » sur les versions concurrentes du texte qu’on a lu, présentées à la suite dans les Entretiens comme des sortes de rushes des improvisations projetées par les protagonistes, d’abord écartés au montage mais qui feraient retour ; ou comme les versions écartées, ou réesquissées en mode tragique par Dorval en réponse à une parodie de Clairville : « conversations et plaisanteries qu’on dirait surprises à la toute fin d’un tournage, à l’instant du debriefing » (p. 118).
Deux ou trois brèves suggestions
12Cet essai d’une grande clarté, fort inventif et parfaitement documenté, suggère naturellement toutes sortes d’idées, et parfois d’objections. Par exemple, suivant ce qu’on sait de la compréhension qu’avait Diderot des grands thèmes de Leibniz, fût-ce de façon diffuse comme l’avait proposé Yvon Belaval, il ne serait pas impossible de relier à l’auteur de la Monadologie, plutôt qu’à Bergson via Deleuze, la thèse de la coprésence virtuelle de l’avenir et du passé dans l’instant présent vécu-ressenti, c’est-à-dire la conception diderotienne du moment. « L’avenir dans chaque substance a une parfaite liaison avec le passé », lit-on dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain (II, i, §. 2), et réciproquement, il n’y aurait pas chez l’homme « des pensées dont il n’y ait quelque effet au moins confus ou quelque reste mêlé avec les pensées suivantes » (id.). C’est toute la problématique des « petite perceptions » dont on retrouve la trace chez le Diderot de la « mémoire immense », admettant la virtuelle « liaison de tout ce qu'on a été dans un instant, à tout ce qu'on a été dans le moment suivant, états qui liés par l'acte rappelleront à un homme tout ce qu'il a senti pendant sa vie5 ».
13Les deux suggestions suivantes s’inscrivent dans ce que M. Escola relève du geste esthétique du Fils Naturel, consistant à « inscrire le temps dramatique dans la durée romanesque » (p. 93). Comme on l’a vu, il se distingue à cet égard de ses congénères, en centrant l’analyse sur le roman (ou la fiction) de la création comme propos de l’intrigue générale. On le suit fort bien sur ce terrain, tout en ne pouvant s’empêcher de songer à ce qui s’inscrit quasi perpétuellement, tout au long du Cleveland de Prévost, de l’actualisation d’une « masse uniforme de douleur » toujours présente virtuellement à la mémoire et dans la sensibilité du héros-narrateur, laquelle régit de fait l’intégralité du développement de l’action, au point qu’il avoue d’emblée l’empêchement où il se trouve d’y introduire un ordre a priori : « L’ordre me gêne ; et ne pouvant représenter tous mes malheurs à la fois, les plus grands sont ceux qui s’offrent le plus vivement à ma mémoire, et que je souhaiterais du moins de pouvoir exposer les premiers6 ». Mais aussi, puisqu’il est question de dé-théâtraliser, autant dire de déjouer le théâtre, on pourrait également se tourner, dans La Nouvelle Héloïse, vers la scène de Meillerie où Julie, confrontée à la grande scène de mémoire affective ressuscitée par l’ancien amant, refuse de partager avec lui l’illusion de partage mémoriel actualisé auquel il voudrait la faire passionnément participer, se bornant au simple partage compassionnel propre au spectateur ému, une fois le spectacle terminé : « Que voudrait-on qu’il fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer : il n’est pas comédien7 », selon le mot cruel de la Lettre à d’Alembert. Madame de Wolmar s’en garde bien en l’occurrence.
14Il se pourrait d’ailleurs que l’espérance de surimpression/superposition du virtuel et de l’actuel dans l’instant présent dont atteste Saint-Preux ait dans le roman des temps baroques de bien profondes racines, puisque les personnages comme les lecteurs y sont par définition dotés d’un imaginaire mémoriel a priori sans lacunes. En témoigne, entre autres, aux yeux du narrateur de telle séquence du Grand Cyrus, une fameuse hallucination partagée par les amants séparés, bien assurés de se retrouver ensemble par « assignations d’esprit », en dépit des circonstances :
[...] ils convinrent d’une heure chaque jour, pendant laquelle ils se promirent de penser l’un à l’autre ; et ce qu’il y a d’admirable, est qu’effectivement Brutus attendait quelquefois cette heure-là presque avec autant d’impatience, que s’il eût dû voir Lucrèce ; car il trouvait quelque chose de si doux à être assuré que positivement elle pensait à lui, en même temps qu’il pensait à elle, que quand il se mettait en fantaisie de m’exagérer la douceur que cette espèce d’assignation lui donnait, je ne pouvais douter qu’il fût le plus heureux des hommes.8
15Combien d’amants, jusqu’à nos jours, ont ainsi tout misé sur une telle promesse ? Ne fut-ce pas l’espérance dramatique de Léona Delcourt, l’amante passionnée de Nadja : « Non, ce n’est pas être seule que de se souvenir ! et je revois tout9 » ?
16En tout état de cause, il convient de remercier Marc Escola d’avoir rappelé, pour aujourd’hui, le temps sans temps de l’amor de lonh — même en présence, même au siècle du libertinage, même à la scène ou au salon, chez l’homme qui écrivait à Sophie Volland, son amante, le 15 octobre 1759 — non sans quelque grain de sel peut-être, mais qui sait ?
Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. [...] Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, [...] si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.