Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Septembre 2022 (volume 23, numéro 7)
titre article
Guillaume Chabat

Jean Ricardou : pour une nouvelle éthique du roman

Jean Ricardou: new Ethics for the Novel
Jean Ricardou, Le Nouveau Roman et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 6 (1972-1973), éd. Érica Freiberg et Marc Avelot, introduction de Marc Avelot, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 2020, 407 p., EAN 9782874497889.

1Jean Ricardou a été, c’est bien connu et à peu près communément admis, le plus rigoureux et intransigeant théoricien du Nouveau Roman, proposant pendant plus de vingt ans, de la fin des années 1950 au début des années 1980, des réflexions de fond regroupées, pour la plupart, dans quatre ouvrages qui font aujourd’hui encore référence : Problèmes du Nouveau Roman (1967), Pour une théorie du Nouveau Roman (1971), Le Nouveau Roman (1973) et Nouveaux problèmes du roman (1978). On sait moins, en revanche, qu’il en a également été son plus radical et révolutionnaire praticien, publiant, au cours de ces mêmes années, trois Nouveaux Romans — L’Observatoire de Cannes (1961), La Prise de Constantinople (1965), Les Lieux-dits (1969) — et plusieurs dizaines de Nouvelles Nouvelles recueillies dans Révolutions minuscules (1971), Le Théâtre des métamorphoses (1982) ou encore Révélations minuscules (1984). Contrairement à une idée reçue et malheureusement souvent colportée, Ricardou a donc été, tout au long de cette première phase de sa carrière qui précède un travail plus spécifiquement scientifique consacré à la création et au développement de la textique, si ce n’est plus, disons au moins autant Nouveau Romancier que Nouveau Critique. Une double casquette que met particulièrement bien en évidence l’édition de son œuvre complète aux Impressions Nouvelles puisqu’en choisissant de présenter tous les textes qu’il a publiés sans exclusive et dans un strict ordre chronologique, les sept tomes déjà parus de cette Intégrale Jean Ricardou1 font alterner de manière quasi métronomique, écrits fictifs et théoriques, le tome six qui couvre les années 1972-1973 n’échappant pas à la règle : le volume s’ouvre sur deux articles de fond consacrés à deux précurseurs du Nouveau Roman, Raymond Roussel (« Disparition élocutoire » p. 31-40) et Marcel Proust (« “Miracles” de l’analogie » p. 55-74), lesquels encerclent la quatrième réécriture d’un « Improbable strip-tease blanc » (p. 41-50) ; puis vient le célèbre traité-manifeste Le Nouveau Roman (p. 97-290), suivi de près par une pièce radiophonique entièrement (dé)générée par sa mise en onde, intitulée Communications (p. 295-335) ; enfin, un bref et percutant rappel de la thèse originelle, « Contre le réalisme : la description » (p. 336-338), précède une énième variante d’« Improbables strip-teases », sans pagination et au pluriel cette fois, puisque le strip-tease scriptural est à présent redoublé d’un strip-tease graphique.

2Aucun doute possible : l’œuvre de Ricardou n’est pas simple mais bien double. Elle est duelle, ou plus exactement : elle est « mixte2 ». Car ces deux régimes, ces deux fils, ces deux lignes qu’elle suit et qui à première vue s’opposent — on ne ferait pas, paraît-il, de la bonne littérature avec de la théorie et vice versa —, un regard plus précis, plus rigoureux, les découvre profondément liés. Là réside d’ailleurs, nous semble-t-il, la valeur et la force du texte ricardolien, dans cet entrecroisement, ce tissage, peut-être le plus serré de toute la littérature, du roman et de sa critique…

Défense et illustration du Nouveau Roman

3De quoi s’agit-il pour Jean Ricardou avec Le Nouveau Roman qui paraît pour la première fois en 1973, aux Éditions du Seuil ?

4Avec ce troisième ouvrage consacré au Nouveau Roman en moins de six ans, Ricardou vise, si on peut dire, à enfoncer le clou sur un sujet sur lequel tout le monde ou presque a son mot à dire en ce début des années 70, mais sur lequel, hélas, personne ne s’entend vraiment. Car quelles sont exactement ces nouveautés revendiquées par l’épithète ? À quelles vieilleries romanesques s’opposent-elles ? L’emploi de majuscules laisse penser à un concept unifié, mais existe-t-il vraiment un seul et unique Nouveau Roman ? Si c’est le cas, quel en serait alors le dénominateur commun ? Le projet fondamental ? La différence essentielle ? Et puis jusqu’à quand faire remonter son existence ? Jusqu’où étendre ses filets ? Bref : quels noms mettre sur l’étiquette ? Lesquels exclure de la bannière ? Les questions sont nombreuses et les réponses, à ce moment-là, encore molles, vagues, incertaines, souvent contradictoires. Ricardou reconnaît d’ailleurs sa part de responsabilité dans cet embrouillamini. Son travail, aussi remarquable soit-il, n’avait pas su, jusqu’à présent, éclairer suffisamment son sujet. Ses nombreuses études consacrées à des œuvres aussi différentes que celles de Flaubert, Simon, Poe, Valéry, Ollier, Proust, Roussel ou encore Robbe-Grillet ne permettaient pas de dégager une vue d’ensemble et avaient même plutôt l’effet inverse : elles dispersaient les preuves. Ce dont il va s’agir dans ce nouvel opus, ce sera donc 1° de resserrer le corpus autour de quelques écrivains contemporains susceptibles de constituer un ensemble cohérent ; et 2° de généraliser le propos en ne se contentant plus de simplement débroussailler le terrain comme ont pu le faire, avant lui, Nathalie Sarraute dans L’Ère du soupçon (1956) et Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman (1963), mais en s’efforçant de mettre en place de véritables fondations théoriques à partir desquelles pourra s’édifier quelque chose qu’on nommera, dès lors, avec certitude, de manière générique et enfin définie : Le Nouveau Roman.

5« Mettre en jeu un vocable qui désigne une collection d’écrivains, c’est sitôt rencontrer un problème de composition » (p. 103). Ainsi s’ouvre Le Nouveau Roman, par la délicate question des noms : qui est Nouveau Romancier ? Qui ne l’est pas ? Il aurait été naturellement plus facile d’éluder le problème. Cela aurait évité de froisser et/ou de frustrer du monde. Mais Ricardou n’est pas de ceux-là ! Après dix ans de travail sur le sujet, il se rend compte que le Nouveau Roman ne peut exister en tant que mouvement littéraire voire en tant qu’« événement historique » (p. 370) susceptible de transformer le roman, et par là même notre représentation du monde, qu’à travers la constitution d’une communauté d’écrivains. Mais selon quels critères constituer un tel ensemble ? Ricardou écarte immédiatement toute détermination extérieure puisque soit les critères choisis sont trop nets (par exemple, seuls les écrivains de Minuit) et la liste est alors abusivement restrictive (il faudrait en exclure Sarraute et bientôt Ollier et Ricardou lui-même) ; soit ils sont trop flous (tous les romans contemporains qui font preuve d’une quelconque nouveauté quelle qu’elle soit) et la liste apparaît alors extensible à l’infini (pourquoi en effet ne pas y inclure Mauriac, Sollers, Guyotat, Aragon, Cixous, Blanchot et tant d’autres…). Quant à la possibilité d’instaurer des critères à l’intersection du net et du flou, Ricardou montre sans peine à quelle mixture indigeste cela aboutit (cf. « l’intersection et ses difficultés », p. 104-108). Reste donc l’unique possibilité d’une détermination intérieure. Pour que le Nouveau Roman existe autrement que comme une nébuleuse, il faut que les écrivains s’associent, se rassemblent eux-mêmes sous sa bannière comme l’ont fait, à leur époque, les poètes de la Pléiade, ou plus près de nous, les surréalistes. L’invitation sera donc lancée par Ricardou en août 1971 au colloque de Cerisy, Nouveau Roman hier, aujourd’hui. Sept romanciers répondirent à l’appel : Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon et, bien entendu, Jean Ricardou lui-même. Ils constituent la Pléiade du Nouveau Roman — un collectif autodéterminé toujours susceptible d’évoluer, dans un sens comme dans l’autre — tandis que leurs romans composent son corpus.

6Mais évidemment rien n’est encore joué car encore faut-il que cette communauté d’écrivains ait une communauté de perspectives sous peine de voir ce titre de Nouveau Romancier n’être rien d’autre qu’un slogan commercial commode. C’est le deuxième et plus important enjeu du livre : démontrer la cohérence des visées et des stratégies de ces sept hérauts du Nouveau Roman.

Le procès du récit

7« Avec le Nouveau Roman, le récit est en procès : il subit à la fois une mise en marche, et une mise en cause » (p. 129). Voici donc, selon Ricardou, la cause commune qui justifie le rapprochement : les Nouveaux Romanciers racontent des histoires, et ils ne veulent plus s’en cacher. Comprenez : ils ne veulent plus cacher les artifices à partir desquels s’édifie un roman et s’évertuent, au contraire, à les exhiber. Leur travail consiste, pour une bonne part, à contester de l’intérieur ce récit constitutif de tout roman, en l’utilisant, si on peut dire, contre lui-même afin qu’il dénonce ses ressorts, avoue ses ruses et autres tromperies et porte ainsi lui-même l’accusation à son encontre jusqu’à sa propre ruine.

8Comment cela se passe-t-il concrètement ? Par quels dispositifs narratifs singuliers les Nouveaux Romanciers mettent-il à mal le récit ? Comment certains s’essaient-ils même à le mettre à mort ? Avec toute la rigueur qu’on lui connaît, Ricardou relève six procédés qui peuvent à l’occasion se combiner, chacun d’eux opérant chez au moins deux écrivains du corpus.

9Il y a d’abord ce qu’il nomme le « récit excessif » (p. 129-145) tel celui des Gommes de Robbe-Grillet ou de La Modification de Butor. C’est un récit tellement sophistiqué, avec un nombre de correspondances inter et intra-textuelles tellement incroyable qu’il lutte, par l’exhibition même de son fonctionnement parfaitement réglé, contre l’illusion du vrai, de l’authentique, du naturel à laquelle aspirent les récits plus traditionnels qui tendent toujours, à l’inverse, à gommer, autant qu’ils le peuvent, l’artificialité de leur construction.

10Il y a aussi le « récit abymé » (p. 145-173) tel celui de La Mise en scène d’Ollier ou de L’Année dernière à Marienbad de Robbe-Grillet, type particulier d’excès dont raffolait déjà la période baroque — voyez Shakespeare — où il s’agit de dédoubler le récit à l’intérieur du récit lui-même, en petit ou en grand, ce qui a pour effet, surtout quand le procédé se démultiplie, d’abîmer à la fois la continuité du récit, par la répétition du même, et son originalité, par la disparition en abyme du modèle au profit des copies.

11Avec le « récit dégénéré » (p. 173-188) de La Prise de Constantinople de Ricardou ou de La Bataille de Pharsale de Simon, la perte du réel, pour parler ici comme les tenants du roman réaliste, va encore plus loin puisque se générant à partir d’élaborateurs verbaux – un nom, un chiffre, une couleur, un motif — minutieusement filés, ces romans ne renvoient plus à un référent extérieur (réel ou imaginaire) dont ils se feraient le miroir ou l’écho, mais, cédant l’initiative aux mots, produisent entièrement, d’une rime à l’autre, la réalité qu’ils relatent.

12La subversion se poursuit avec le « récit avarié » (p. 188-207) qui, en multipliant les variantes d’une même histoire sans qu’aucune hypothèse ne prenne vraiment le pas sur l’autre, neutralise le réel — c’est le cas par exemple dans Martereau de Sarraute — voire le rend tout à fait impossible quand les histoires se contredisent comme dans Nouvelle vague de Godard.

13Le « récit transmuté » (p. 207-222) met en scène, quant à lui, des passages secrets entre l’animé et l’inanimé, le réel et le fictif, sortes d’écluses textuelles grâce auxquelles une sculpture de marbre tout à coup s’anime dans La Route des Flandres de Simon ou à l’inverse un paysage se fige en carte postale dans L’Observatoire de Cannes de Ricardou ce qui, dans un cas comme dans l’autre, empêche le lecteur de prendre la fiction pour la réalité.

14Enfin, avec le « récit enlisé » (p. 222-233), peut-être le procédé le plus caractéristique du Nouveau Roman qu’on retrouve aussi bien chez Robbe-Grillet, Ollier, Simon que Ricardou, la description est poussée à un tel paroxysme de détails et de relations inouïes qu’elle bloque, par ses interruptions intempestives, le déroulement de toute histoire, proposant, à la place, une étrange et pour le moins irréaliste extension du temps.

15« Que d’artifices, dira-t-on, pour mettre en cause le récit. Que d’artifices, dirons-nous, pour mettre en œuvre le récit » (p. 237). À travers le procès du récit qu’il engage en son sein, le Nouveau Roman, comme tout art de quelque envergure, cherche d’abord à se comprendre, c’est-à-dire à mieux comprendre ce qu’il est, de quel bois il est fait, comment il se fabrique et comment, à l’autre bout, il nous fabrique. Car comme le rappelle à juste titre Ricardou dans ce petit traité dédié « aux nouveaux lecteurs » (p. 99), l’emprise du récit sur nos vies est si grande — « Nulle religion, probablement, qui se dispense de récits ; à tous ses niveaux, l’information en regorge ; le jeu des enfants inlassablement les multiplie ; les rêves, sans fin, les disposent ; l’entreprise historique elle-même… » (p. 238) — qu’il était grand temps de commencer à interroger ses intrigues (tellement attendues), à critiquer sa cohérence (tellement artificielle), à mettre en crise sa représentativité (tellement douteuse) comme le font, à leur manière, les Nouveaux Romans qui déconstruisent de l’intérieur ses mécanismes et nous aident — nous forcent — par là même à sortir de l’enfance de la littérature…

Le roman comme critique

16Sortir de l’enfance de la littérature — entendez : sortir des narrations usées, des fictions oublieuses du langage, des histoires vraies et autres expressions authentiques — n’est-ce pas justement ce que nous incitent à faire les deux fictions que recueille ce sixième tome de L’Intégrale Jean Ricardou ?

17Voyons d’abord comment cet « Improbable strip-tease blanc » (p. 41-50) paru dans Les Cahiers du Chemin en 1972, enrichi, l’année suivante, dans les Cahiers Obradek, d’un strip-tease graphique (p. 339-363), vient battre en brèche la prétendue force représentative du récit.

18Le texte est bien connu des ricardoliens puisqu’une première version intitulée « Description d’un strip-tease » (Ricardou, 2018a, p. 207-216) paraît dès 1961 dans Tel Quel avant d’être reprise, la même année, dans L’Observatoire de Cannes (Ricardou, 2018a, p. 181-190). Le texte subit de premiers aménagements dans la lecture qu’en fait Léonie dans La Prise de Constantinople (1965) et sera encore au centre du « mixte » concocté par Ricardou en 1982 dans Le Théâtre des métamorphoses (Ricardou, 1982, p. 197-215). Ainsi l’existence de ces six variantes suffit-elle déjà à mettre à mal l’idée d’un quelconque strip-tease réel ou imaginaire que le texte s’efforcerait de traduire d’autant qu’une étude précise des variations d’une version à l’autre — on pense notamment aux multiples et paradoxaux changements de couleurs et de temps — montrerait aisément comment Ricardou s’est évertué à restreindre, chaque fois un peu plus, la force de représentation de son récit.

19Mais il y a davantage puisque ce récit n’est pas seulement « avarié » par ses variantes, il est aussi « enlisé » dans la longue et lente description du strip-tease d’une jeune fille dans le wagon d’un train en marche : scintillements symétriques des faisceaux de lumière jetés sur la scène et les banquettes de moleskine qui l’entourent, friselis infimes des cheveux ou des cils, mouvements minuscules des mains, des épaules et des hanches, oscillations variables des bras et des jambes autour de la barre, tensions microscopiques des tendons du genou ou de la cheville, saillies délicates des dentelles, la moindre surface du wagon, le moindre geste de la jeune fille, le moindre pli de sa peau ou de ses muscles, le moindre repli de sa robe sont si précisément décrits dans leur forme, leurs mouvements, leur contour, leurs couleurs, etc., qu’ils en deviennent proprement « improbable[s] », ou si l’on préfère : impossibles. Car quelle vue, quel regard pourrait être aussi précis, aussi méticuleux, aussi maniaque ? Ces infinies explications qui s’égrènent tout au long de la nouvelle sans qu’on ne sache jamais qui est cette jeune fille, qui la regarde et où va le train, ne représentent évidemment pas un strip-tease vécu ni même imaginé. Par cette succession de détails pour la plupart « inaccessible[s] à l’œil » (p. 47) — mouvements à peine ébauchés, visions microscopiques et autres rapprochements incongrus — ce récit d’un strip-tease dévoile moins, à nos yeux de lecteurs, le corps d’une inconnue dans un train en marche que le corps d’un texte en train de se tisser. Ce qui s’exhibe ici, ce qui se fait voir, c’est, d’abord et avant tout, le travail d’écriture. Poussant la description à son comble, Ricardou cherche à en dénuder les procédés et les effets. Car contrairement à ce qu’on croit assez naïvement, une description n’est jamais réaliste ; elle ne représente pas la réalité : toujours, elle la fragmente, la morcelle, la désunit, ne dévoilant d’elle que des parties séparées et successives, jamais son paysage instantané. À l’instar d’un strip-tease, une description « découvre par degrés » (p. 127) son objet qu’elle manque nécessairement en raison même de sa nature (verbale) et de sa structure (linéaire, ordonnatrice). D’où la troisième dimension critique de ce texte fétiche : non seulement cette nouvelle à variantes dont on ne peut dégager aucun original s’enlise-t-elle dans les plis infinitésimaux d’une robe blanche en repoussant tout déploiement d’une intrigue comme toute caractérisation des personnages, mais elle s’abîme également d’être moins métonymie du réel que métaphore de son propre fonctionnement : description d’une « improbable » description qui n’a d’autre lieu que le « blanc » de la page où elle se produit. Ricardou (d)écrit « un strip-tease scriptural » (p. 127).

20Mais il y a davantage encore puisque le lecteur aura remarqué cet étrange usage des majuscules tout au long de la nouvelle. Faisant fi de la logique syntaxique, elles suivent leur propre logique, une logique anagrammatique, formant, une fois qu’elles sont reliées entre elles, une surprise ou, si l’on veut, une « surprose », hommage Majuscule à Mallarmé et son Cygne blanc, l’absent de tout lac :

CETTE IMPROBABLE VIERGE ET SON PTYX ORANGÉ
VONT-ILS DONC DÉCHIFFRER AVEC UN COUP DE LIVRE
CE PASSAGE OUBLIÉ QUE CHANTENT ENTRE LES LIGNES
LE SYMBOLIQUE OISEAU AU PLUMAGE ÉTRANGER

UN SIGNE D’AUTREFOIS SE SOUVIENT QUE C’EST LUI
MAGNIFIQUE MAIS QUI SANS ESPOIR SE DÉLIVRE
D’AVOIR INAUGURÉ TOUT LE CHAPITRE OÙ LIRE
QUAND DU STÉRILE HYMEN A RESPLENDI L’ÉCRIT

SES LETTRES SECOUERONT CETTE BLANCHE AGONIE
PAR LES PAGES INFLIGÉES AUX PLUMES QUI LES NIENT
MÊME HORREUR DU MOT OÙ LE SECRET EST PRIS
HYPROGRAMME EN CE LIEU SI SON PUR ÉCLAT L’OSE
IL S’IMMOBILISE AU SONGE BLANC DE L’INSCRIT
DU PRÉCIS SOUVENIR DE LA PRISE ENFIN PROSE

21Au-delà de la mise à l’« agonie » de la représentation, c’est l’unité narrative et générique du texte qui est ici mise à mal par ce sonnet caché dans la nouvelle. La guerre déclarée au récit est totale. Engagé sur tous les théâtres d’opérations, Ricardou fait feu de tout bois, comme le prouve, à son tour, la seconde fiction que propose ce tome six de son Intégrale.

22Communications (p. 295-335) est une pièce radiophonique qui connut sa première diffusion sur France Culture le 15 mars 1973. Elle est, à bien des égards, l’anti-« Improbable strip-tease blanc ». Alors qu’il ne se passe à peu près rien dans la nouvelle de 1972, si ce n’est un lent et délicat déshabillement, Communications multiplie les personnages, les actions et les rebondissements. Ricardou se serait-il subitement rangé ? Aurait-il tout à coup succombé aux sirènes du succès ? Évidemment non ! Devant concourir à un prix international, la pièce se devait d’être « prenante », mais elle n’en sera pas moins « critique ». C’est, dixit Ricardou, un « suspens moderne » (p. 295).

23Et pour ce qui est du suspens, Communications, en effet, n’en manque pas. Dans une note préliminaire, Ricardou résume ainsi son intrigue :

C’est la nuit, l’orage. Descendant de son automobile, un homme pénètre dans une cabine téléphonique isolée au milieu d’un jardin public. Ainsi s’amorce une série de conversations au téléphone en lesquelles chaque correspondant, à mesure des informations très graduées qu’il reçoit, est peu à peu victime d’une angoisse croissante. […] Puis avec un nouveau correspondant, cette machination s’éclaire et bascule. Celui qui se croyait le maître du jeu doit admettre qu’il était victime, au contraire, d’une machination de plus grande envergure. Bientôt, ressaisissant l’initiative, le maître du jeu, dont la présence se fait soudain en un lieu imprévu, révèle une troisième machination plus complexe encore. Mais alors qu’il triomphe, un nouveau rebondissement […] projette la fiction dans une dimension tout autre, dévoilant une quatrième machination secrètement annoncée par maints détails prophétiques, selon un final qui donne une nouvelle cohérence à tout ce qu’on a jusque-là entendu (p. 295-296).

24On l’aura compris, Communications est un récit en tout point « excessif » : les retournements de situation s’enchaînent à une telle vitesse, la mécanique narrative est si grossière, les résonnances intra et intertextuelles — notamment avec La Prise de Constantinople — si nombreuses, que la pièce apparaît, de tout évidence, trop belle pour être vraie. Entendez : trop construite, trop calculée. Tandis que la plupart des romans, même les plus fictifs, même les plus irréalistes, veillent, par mille artifices, à donner l’illusion d’un déroulement naturel de l’intrigue, Ricardou dénonce, d’entrée, la sophistication de son récit et exhibe ainsi sa fausseté à l’instar, par exemple, de ce qui se passe dans Jacques le Fataliste de Denis Diderot.

25Mais il y a davantage puisque l’instabilité des rôles des protagonistes dans la diégèse à l’image de l’instabilité de leurs noms ou de leurs métiers, à laquelle s’adjoint l’instabilité référentielle ou représentative générale de la narration, participent à la construction d’un récit en perpétuelle « mutation » dans lequel la réalité n’est jamais sûre et, sans vouloir divulgâcher le suspens que construit savamment la pièce, ajoutons : la fiction non plus. Entre victime et bourreau, rêve et réalité, roman et autobiographie, vie et mort, les écluses sont grandes ouvertes, et les « communications » si nombreuses qu’elles brisent la continuité et la cohérence attendues d’un récit…

26Mais si, par quelque exigence incongrue, nous nous devions de ne retenir qu’un seul fait critique majeur dans cette pièce, ce ne serait ni son antinaturalisme ni la discontinuité et la « discohérence » patentée de son récit mais plutôt ce qu’on pourrait nommer son anti-expressionnisme, inséparable de son anti-représentationnisme. Car cette folle histoire que relate Communications n’est, contrairement aux apparences, pas née de l’imagination de son auteur. À en croire Ricardou dans Le Théâtre des métamorphoses (Ricardou, 1982, p. 217-297) — et nous n’avons objectivement aucune raison de ne pas le croire tant sa démonstration est éloquente —, cette série de conversations téléphoniques, un soir d’orage, au sujet de noyades de toutes sortes, aurait été entièrement générée par une suite de calembours occasionnée par la nature spécifique du dispositif radiophonique : « mise en ondes » > « mise à l’eau » > « mise allô » > « mise à l’allô tôt » > « mise à l’auto » > « mise à l’autoreprésentation » > « mise à l’anti-représentation » etc. Aucun récit ici ne précède le récit. Comme chez Roussel, cette folle histoire de téléphonie et d’immersion d’un homme descendu de son auto est entièrement produite par le jeu des mots entre eux. Auto-produite, auto-générée, elle n’est le fruit d’aucune inspiration, aucune originalité d’auteur si ce n’est celle d’avoir confié « l’écriture d’une aventure à l’aventure de l’écriture », selon la célèbre formule ricardolienne ou, si l’on préfère Mallarmé, « d’avoir cédé l’initiative aux mots » et par là-même d’avoir sciemment abandonné toute prétention à l’expression propre, originale, en un mot : personnelle.

27Autoréflexives, anti-représentatives, anti-expressives, les fictions de Jean Ricardou ne laissent pas ses lecteurs succomber facilement au plaisir enfantin d’une histoire identificatoire, mais nous pousse, au contraire, à vivre une expérience critique de la littérature, au même titre qu’écouter du Boulez nous pousse à faire une expérience critique de la musique, ou regarder un Mondrian, une expérience critique de la peinture.

28Cela dit, reste la question à laquelle toute l’avant-garde artistique du vingtième siècle a dû, à juste titre, faire face : cette dimension critique de l’œuvre ne vient-elle pas quelque peu assécher, stériliser le plaisir esthétique ?

29Cela peut arriver quand l’œuvre ne parvient pas à outrepasser la théorie, quand elle s’y enferme, s’y résume. Ce n’est jamais le cas chez Ricardou. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler comment l’initiative aux mots dans Communications est, à la fin, outrepassée par l’initiative aux morts, réinscrivant la machinerie narrative dans la problématique majeure de nos existences ; tandis qu’avec « Improbable strip-tease blanc » et ses multiples variantes, c’est cette fois l’érotisme concret (matériel, physique) du Verbe sur les « lèvres mi-closes » (p. 50) des lecteurs qui outrepasse la dimension théorique du texte, faisant vivre, à qui veut bien renoncer pour un temps au conformisme de son désir, une jouissance textuelle rarement égalée…

La critique comme roman

30On l’a dit : on a eu tort d’isoler l’œuvre romanesque de Jean Ricardou de son œuvre critique, non seulement en raison de la dimension hautement critique de ses romans, mais aussi, et c’est ce que nous voudrions montrer pour terminer, en raison de la dimension hautement romanesque (créative, productrice, fictive) de ses commentaires critiques qui jamais ne suivent le chemin balisé (convenu) par l’auteur. Et pour cause ! Ricardou ne croit pas au sens unique, donné, déterminé, réglé, institué à l’avance. Pour lui, un texte — comme un homme, comme une vie —n’est jamais ce qu’il est. Impalpable, insaisissable, multiple, contradictoire, il « ne saurait être que ce qu’il n’est pas » (p. 71). Son sens n’est pas à reproduire mais à produire ; il n’est pas à retrouver mais à inventer, non de toutes pièces bien sûr, mais de toutes traces

31Dans le cadre limité de cette recension, nous nous contenterons ici d’un seul exemple de cette pleine et entière production critique ricardolienne, en relisant le texte d’ouverture de ce sixième tome intitulé « Disparition élocutoire » (p. 31-40).

32Il s’agit de la préface à la traduction française d’Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel de Leonardo Sciascia, ouvrage paru en mai 1972 aux Éditions de l’Herne, que les Éditions Allia s’apprêtent à rééditer en septembre, à priori sans la préface de Ricardou. Cette « disparition » est bien sûr regrettable mais compréhensible tant le texte de Ricardou s’inscrit contre le texte qu’il introduit. Tandis que Sciascia, à la suite d’une minutieuse reconstitution des faits, s’efforce de démontrer la mort accidentelle — entendez : non intentionnelle — de l’auteur d’Impressions d’Afrique dans une chambre de l’Hôtel des Palmes à Palerme, le 14 juillet 1933, son préfacier soutient l’inverse, donnant raison à la police italienne. Sous l’intitulé « Imitation roussellienne », les premiers mots de sa préface ne laissent pas de surprendre :

Celle, ou celui, qui aborde le présent texte doit savoir qu’il ne se prétend si ouvertement préface que dans la mesure où il vise à être l’inverse, une postface, comme si l’ensemble se trouvait soumis à un inéluctable mouvement de roue. Ce retournement d’un ordre habituel consiste peut-être à assouvir quelque penchant pour les paradoxes. Mais il marque surtout le souci de subvertir d’emblée l’empire du successif par lequel, on le sait, la domination du linéaire occulte tout le tissu du texte (p. 31, c’est nous qui soulignons).

33À la chronologie linéaire des faits privilégiés par Sciascia, Ricardou oppose, pour interpréter la mort de Raymond Roussel, « le tissu du texte », autrement dit l’espace non-linéaire des signes dans lequel sa mort, comme son œuvre d’ailleurs, est advenue. A-t-il ou non souhaité mourir ? A-t-il volontairement ingurgité une surdose de barbituriques ? La réponse, pour Ricardou, n’est pas à chercher dans la chambre de l’Hôtel des Palmes, mais dans les ultimes choix effectués par l’auteur de Locus Solus à commencer par celui de venir s’isoler — se terrer ? s’enterrer ? — sur une « île lisible » (p. 38) comme « espace maritime entièrement soumis à l’environnement du sel » (p. 38) lequel s’accorderait parfaitement avec la dernière syllabe de son nom. Aux yeux du critique — et sans doute de lui seul — la coïncidence apparaît d’autant plus remarquable que Roussel aurait passé les ultimes journées de sa vie à parcourir ces espaces maritimes regorgés de sel « dans un véhicule à roues » (p. 38). Mais pourquoi choisir précisément Palerme comme destination finale plutôt que Calvi ou Héraklion ? La Sicile (île maritime) serait un substitut de la Suisse (île terrestre) — même initiale, même nombre de lettres — où Roussel avait l’habitude de se rendre pour suivre des cures de désintoxication, et qu’il aurait choisi autant pour ses ressemblances que pour ses différences géographiques et littérales, inscrivant ainsi les ultimes jours de sa vie sous le signe ambivalent du SUICILE (p. 40).

34Ainsi ne serait-ce pas seulement dans ses livres que Roussel aurait donné l’initiative aux mots, sa mort aussi, selon Ricardou, aurait été déterminée par un calembour. L’interprétation a évidemment de quoi troubler le lecteur. Dans sa préface à ce tome six, Marc Avelot ne peut « se départir d’un doute, presque le malaise, devant cette machinerie implacable » (p. 8). Roussel aurait-il vraiment soumis le moment suprême de son existence à un simple jeu de mots ? On peut raisonnablement en douter tant l’interprétation proposée a tout d’un roman ricardolien ou roussellien. Voyez déjà comment la première phrase de cette préface (citée plus haut) s’ouvre et se ferme sur les deux syllabes inversées du nom « Roussel », inscrivant d’emblée le texte dans la dynamique poétique d’un faire. C’est que, pour le critique, il s’agit moins ici de dire l’insaisissable vérité de la mort de Raymond Roussel que d’en produire verbalement, hors de toute illusion représentative, un sens possible, lisible en toutes lettres lequel, en son hommage, accorde fictivement sa mort avec son art…

35Le 23 juillet 2016, Jean Ricardou s’écroule à son tour sur une plage de Cannes, lieu même de ses premières pages d’écrivain, alors qu’il venait de ramasser ses lignes de pêche. Évidemment pas question, là non plus, d’imaginer une quelconque prédétermination ou prédestination scripturale. Il n’en demeure pas moins que cette mort accidentelle de Ricardou sur le sable de son enfance, non loin de la Croisette, à la croisée de la mer et de la terre, du verbe et de la chair, du roman et du réel, nous rappelle, à l’instar de « la disparition élocutoire » de Raymond Roussel — son modèle, son double littéral et littéraire — que ce n’est jamais en tant qu’elles-mêmes que la vie ou la mort s’offrent à nous, mais toujours tissées de mots, d’images, de fictions…

Pour une autre éthique de la littérature

36Pourquoi lire ou relire aujourd’hui non seulement ce tome 6 mais L’Intégrale Jean Ricardou en cours de réimpression aux Impressions Nouvelles ?

37On n’a pas trouvé meilleur argument que celui énoncé par Claude Simon dans une lettre à Édith Heurgon, datée du 10 décembre 2001. Regrettant que le « fait littéraire » soit à peu près complètement ignoré des colloques et autres symposium auxquels il a assisté tout au long de sa vie, « de l’extrême Nord de la planète (Finlande) à l’extrême Sud (Chili) », il se remémore les « véritables îlots de lumière » que furent pour lui les discussions qui se tenaient à Cerisy, au début des années soixante-dix,  « sur des points parfois aussi difficiles à cerner, écrit-il, que, par exemple, la question du “référent”, débats que Jean Ricardou devait parfois, lorsqu’ils risquaient de s’égarer, remettre sur les voies » (Ricardou, 2018 d, p. 135).

38Vingt ans plus tard ce rappel à l’ordre des mots et des choses est, nous semble-t-il, plus valable que jamais tant on peine à trouver, dans une littérature mondiale qui semble essentiellement avoir à dire, très peu à faire, quelques œuvres romanesques et critiques modernes.

39Par sa rigueur, sa radicalité et son pédagogisme autant théorique que pratique, Ricardou nous paraît, en effet, particulièrement bien placé pour « remettre », romanciers et lecteurs, « sur les voies » neuves d’une littérature plus adulte, consciente de ses moyens et de ses effets. Une littérature qui saurait notamment qu’une description littéraire ne se fait pas avec des choses mais avec des mots ; qu’un récit, aussi référentiel soit-il, trouve son origine moins dans les événements qu’il relate que dans la bibliothèque qu’il reprend et/ou détourne ; qu’un roman, contrairement à ce qu’on croit, n’est jamais ce miroir que l’on promène le long d’un chemin puisqu’il est lui-même partie prenante, constituante de la réalité qu’il reflète ; et que ce n’est par conséquent qu’en retournant le miroir vers lui-même qu’il saura refléter quelques vérités ; ou plutôt qu’il saura les produire. Car là gît sans doute la différence essentielle entre la littérature dite représentative pour qui le langage sert avant tout à exprimer, restituer ou découvrir un sens antécédent, établi ailleurs, dans quelque ciel bienveillant des Idées, et la nouvelle éthique du roman et de la critique pour qui, à l’inverse, et de manière évidemment beaucoup plus inquiétante, un tel sens n’existe pas et doit donc être, à chaque fois, réinventé

Si la littérature nous fait mieux voir le monde, écrit Ricardou, nous le révèle, et, d’un mot, en accomplit la critique, c’est dans l’exacte mesure où, loin d’en offrir un substitut, une image, une représentation, elle est capable, en sa textualité, de lui opposer la différence d’un tout autre système d’éléments et de rapports (Ricardou, 2019, p. 125).

Ricardou Jean, Théâtre des métamorphoses, une nouvelle éducation textuelle, Paris, Seuil, 1982.

—  L’Observatoire de Cannes et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 1 (1956-1961), Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2018 a.

— La prise de Constantinople et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 2 (1962-1966), Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2018 b.

— Problèmes du Nouveau Roman et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 3 (1967-1968), Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2018 c.

— Les lieux-dits et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 4 (1969-1970), Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2018 d.

— Révolutions minuscules. Pour une théorie du Nouveau Roman et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 5 (1971) Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2019.

— Le Nouveau Roman et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 6 (1972-1973), Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2020.

— La Révolution textuelle et autres écrits, in L’Intégrale Jean Ricardou, t. 7 (1974-1977), Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2021.

Simon Claude, « Lettre à Édith Heurgon », 10 décembre 2001, dans Jean Ricardou, Du Nouveau Roman à la Textique. Pratique, pédagogie et théorie de l’écriture, Paris, Hermann, 2018 d, p. 135.