Judith Butler face aux incohérences du monde
1L’enfant exprimant sa peur de « l’homme noir » et sa répulsion de la lesbienne (p. 11) permet de dévoiler les rouages du langage et la manière dont ce dernier s’empare de l’imaginaire collectif, afin de transformer un mot "neutre" en insulte. Entrer dans le langage, c’est donc, entre autres, hériter d’un discours construit sur l’Autre, d’un imaginaire infamant l’Autre. Est-il anodin que Judith Butler et Franz Fanon aient vécu la même scène de rue ? Est-il anodin que race et genre soient aussi imbriqués dans l’imaginaire collectif ? Et comment le sont-ils dans les théories critiques ? C’est à ces questions et à bien d’autres que tente de répondre Hourya Bentouhami dans cette vigoureuse synthèse de lecture d’une des œuvres majeures de ces derniers temps. Dans Judith Butler. Race, genre et mélancolie, Hourya Bentouhami plonge avec tant d’intensité dans les écrits de Butler que le dialogue entre sa réflexion et celle de la philosophe américaine se fait intime, fluide et se déroule comme coulant de source.
2L’ouvrage est composé de trois chapitres tournant autour de la performativité du genre et de la race, la biopolitique de la parenté et le discours racial. Ce que propose Butler, nous dit H. Bentouhami, ce n’est pas uniquement une critique des mécanismes réducteurs du genre, du sexe et de la sexualité, c’est aussi une intersection entre race et genre. Dans ce sens, l’œuvre de Butler n’est pas à lire seulement, en extension de la French Theory ; elle est dans « un dialogue constant » avec les théoriciens du genre et de la race.
3L’objectif de cet ouvrage est donc de rétablir l’intérêt de la critique raciale de Butler face à une minorisation constante de ses écrits sur la race, notamment en France ; c’est de montrer la manière dont Butler dit son « souci de la race », c’est-à-dire le souci de décortiquer la production raciale des normes de genre ; le souci de démontrer que parler de genre aujourd’hui, c’est parler des humains, des cultures, des civilisations, des religions, mais surtout de l’inéluctable hiérarchie qui régit tout et mène à un discours de violence vis-à-vis des minorités. Dans cet ouvrage, Hourya Bentouhami fait un double effort d’éclairage : elle lit Butler à la lumière des théories de la Critical Race Theory et elle permet d’offrir à son lecteur un regard renouvelé sur ces théorisations, notamment celles de la colonisation et de l’esclavage, à l’aune des analyses butlériennes.
Race & genre : enjeux postcoloniaux d’un processus d’imbrication
4H. Bentouhami montre tout au long de cet écrit comment et pourquoi Butler a raison de vouloir dissocier sexe, genre et race, non pas pour les séparer, mais dans le but de démonter et de déconstruire l’analogie entre eux, au profit d’un croisement, voire d’une collision. Dans cette perspective, elle soulève plusieurs problèmes se rapportant à l’analogie. Tout d’abord, celle-ci suppose que les éléments comparés sont tout à fait distincts, donc les violences de genre seraient séparées des violences raciales. De plus, en cas d’analogie entre deux éléments, il y a mise en évidence du deuxième au détriment du premier. Dans ce cas, si les violences raciales sont supposées connues, on n’a plus besoin d’en parler et ce sont les violences sexuelles qui sont mises en avant. Pour ce qui est du troisième problème : « le choix “innocent” de l’analogie comme métaphore argumentative reproduit une logique de pouvoir qui consiste à décontextualiser les scènes du racisme et du sexisme et à les réduire à des éléments isolés » (p. 144). Or, ainsi réduits, on néglige le caractère institutionnalisé et structurel des violences raciales, on en fait « des événements sans histoire ». D’un autre côté, dire que la hiérarchisation sociale du sexe, du genre et de la race est identique, c’est appauvrir le traitement philosophique et sociologique de la discrimination raciale, menant à la mélancolie, laquelle, nous dit H. Bentouhami, est « inhérente aux discours de genre » quand leur approche est « supra-historique », qu’elle ne se fait pas de l’intérieur de l’histoire, de l’intérieur de l’approche raciale (p. 14). En effet, les travaux de Butler nous permettent précisément de saisir comment les personnes répudiées pour motif de race ou de genre subissent un processus d’hiérarchisation raciale et sexuelle intriqué. La mélancolie du genre et de la race, l’une s’articulant à l’autre, naît de la forclusion au sein du genre et de la race, c’est-à-dire la négation de ce qui constitue le moi. Elle se produit également quand la perte des membres de cette race-groupe ne suscite pas la reconnaissance de la perte, au niveau national.
5Ce que propose Butler, c’est une démarche archéologique qui a pour objet d’appréhender la problématique raciale comme "ancêtre" de la problématique du genre1. Sachant que cette approche « historicisante » est ce qui distingue la théorisation butlérienne sur plusieurs sujets.
6H. Bentouhami suit, elle-même, la même démarche d’investigation. Elle se penche sur la lecture butlérienne de Paris is Burning2, où, partant de l’ambivalence des corps non-blancs passant indifféremment de la masculinité à la féminité, elle s’interroge sur ces « imitations » des fictions du genre et sur leur efficacité dans la déconstruction de la norme racialisante du genre. Elle assure, ainsi, qu’au sein même du passing comme processus de dépassement de soi, le genre et la race sont intimement enchevêtrés. L’apport de Butler concernant le cross-dressing et autres formes de travestissement, c’est de montrer que la « transversalité sexuelle » n’est pas forcément liée à l’homosexualité. Aussi s’oppose-t-elle à bell hooks, qui considère ces pratiques comme misogynes, car une telle affirmation signifie que l’homosexualité masculine résulte de la haine des femmes et d’un « échec de la matrice hétérosexuelle » (p. 42).
7H. Bentouhami suit une démarche postcoloniale afin d’éclairer les théories de genre et de race, en recourant aux travaux des théoriciens de la discipline. Ce qu’elle dit, en somme, c’est que dans le passing, il y a deux mouvements : l’apparence et l’identité ; et il y a une disjonction entre les deux. Elle parle de clivage dans le rapport à soi, dans le sens où l’identification est structurellement clivée. Elle récupère les mécanismes de la théorie de la traduction en contexte colonial de Homi Bhabha pour la transposer dans l’étude de genre.
8Selon Bhabha, dans le contexte colonial, la répétition vaut traduction du langage de l’Autre-colonisateur, ou plutôt une « confrontation entre deux langages », une manière d’insérer « l’ordre de la loi coloniale dans le langage indigène ». Il découle de « cette vernacularisation du pouvoir de l’occupant », la production d’un « même que soi, mais pas tout à fait3 » (p. 49). Dans la traduction, il y a la langue source et la langue cible ou seconde. En contexte colonial, ceci implique que la répétition est une résistance, la traduction est une résistance, puisque la langue seconde abolit l’authenticité ou la pureté linguistique. Pour Butler, l’hétéronormativité est comparée à l’autorité coloniale et les corps sont, en quelque sorte, ces répétiteurs-traducteurs-indigènes qui sont instrumentalisés pour répéter la langue du pouvoir4, mais qui finissent par contaminer cette langue et la corrompre, pour en faire un acte de résistance. Donc, les corps dans leur mode d’existence ou dans leur mode d’exprimer leur sexe, leur genre ou leur sexualité vont recourir à la répétition, non pas de la langue-autorité coloniale, mais de ce qui constitue les normes corporelles hégémoniques. Cependant, comme cette hétérosexualité n’est pas naturelle mais est plutôt une imitation de fiction et une idéalisation, ces normes ne sont pas originales ou naturelles mais une copie d’une copie. En effet, H. Bentouhami cite Monique David-Ménard5 dans son dialogue avec Butler en prenant comme point de départ l’affirmation de la dernière autour du « passage d’un genre à l’autre [compris] comme un travestissement » (p. 42). Dans ce cas, même l’hétérosexualité s’insère dans ces modalités de représentations ou de mise en scène : paraître conforme aux critères de l’hétérosexualité nécessite un effort. Il y a donc au cœur de ce processus d’identification un effort d’imitation pour parfaire la performance identitaire.
9S’exposer, notamment dans la pratique du passing, est un acte performatif. Le voir en tant qu’acte est lui-même un acte performatif qui permet de reproduire la matrice homosexuelle et raciale. C’est dans ce sens que le passing, selon Butler, n’est pas une utilisation libre du corps, c’est une performativité raciale. Le passing permet un retournement dans le schéma racial du voir : « il n’y a de visible que pour le regard qui le suppose et qui dispose d’un cadre d’intelligibilité, permettant d’interpréter ce qui apparaît comme réel. En ce sens, le visible est factice. » (p. 82) Le passing assure de ne pas subir la violence sociale parce qu’on va adopter les codes de l’apparition en public. Il permet d’éviter « le stigmate de la non-différenciation » sexuelle. C’est pourquoi il y a insistance de la part de la personne qui pratique le passing sur les marqueurs de la nouvelle identité ou du nouveau genre. Dans ce sens, il vaut mieux passer pour femme et subir le gynophobe que de demeurer homosexuel non-blanc. H. Bentouhami parle des « rentes existentielles », c’est-à-dire les privilèges de se situer du bon côté de la norme, du bon côté de la représentation de soi en public, afin d’assurer sa « viabilité6 », autrement dit : sa lisibilité. L’idée butlérienne du passage comme décalage, l’idée du passing comme « transition continue » (p. 41) est un des motifs qui font du queer une inquiétude.
Le discours racial, une affaire de contextualisation
10L’un des points abondamment commentés par l’ouvrage, est l’importance de l’historicisation du discours. Dans le contexte du discours racial, Butler propose, non seulement de considérer les mots dans le contexte actuel de l’injure, mais de « saisir le rapport entre les mots, les actes et le contexte » et de tracer la généalogie de ce mot – ce que H. Bentouhami appelle les « coordonnées historiques et géographiques » – « afin de les inscrire dans une histoire plus vaste que celle de telle ou telle interaction. » (p. 138) Pour elle, les mots ne sont pas blessants en eux-mêmes, mais du fait de l’histoire dont ils sont chargés et du fait de la possibilité de les déplacer, de les recontextualiser et donc, de leur attribuer une « re-signification ».
11La particularité de l’approche butlérienne, nous dit H. Bentouhami, c’est qu’elle ne va pas considérer le discours de la violence raciale, homophobe ou sexiste, à partir du paradigme de l’intentionnalité, mais à partir de leur statut de citation7. Elle effectue une archéologie de l’injure afin de saisir ce qui est vraiment répété. Est-ce qu’on répète pour renforcer la blessure ou bien pour détruire le discours original ? Est-ce qu’on reprend le même discours injurieux ou on va sortir le discours de son sens original ? S’interroger sur l’efficacité du discours et sur sa performativité est corrélé, chez Butler, à l’interrogation sur la valeur de la répétition. Par exemple, si pour Butler l’autodafé d’une croix dans le jardin d’une famille noire est un acte de haine raciale, c’est bien parce que c’est un acte-citation qui procède d’une généalogie d’actes violents, se rapportant au mode opératoire du Ku Klux Klan. À ce titre, la philosophe refuse de faire des analogies entre des actes violents tel cet autodafé et la pornographie, comme le fait la juriste féministe Catharine Mackinon, car ceci risque d’édulcorer l’impact des actes racistes. Si la pornographie est un acte qui « avilit », si c’est « un texte visuel qui « menace » », cela suppose que les mots et les images sont des actes et donc les « victimes » de ces actes ne peuvent pas se défendre, ni résister. La lecture de H. Bentouhami a le mérite de souligner cette approche du langage qui permet de faire échec à la violence raciale et de montrer les rouages des stratégies antiracistes. En fin de compte, le langage, par sa performativité, peut jouer dans les deux camps.
De la performativité : blessure, violence & non-violence
12La particularité de la performativité butlérienne réside dans le fait qu’elle change les énoncés sur le genre, le sexe et la sexualité en actes ayant un pouvoir de transformation sur la société, que la description a pouvoir de prescription8 (p. 19). S’agissant du discours racial, Butler donne à cette performativité une certaine ambivalence.
13D’après l’auteure, Denise Riley9 est le point de départ des développements de Butler, notamment dans Le Récit de soi, autour des noms manquants : les noms qu’on enlève, les noms qu’on change, qu’on tronque, qu’on ne donne pas aux esclaves et les noms dédoublés. Ce qu’elle propose c’est de reconsidérer ce pouvoir de donner des noms – et surtout d’effacer des noms – « à l’aune des politiques raciales et de genre ». Il s’agit, nous dit H. Bentouhami, d’un pouvoir discursif qui participe du gouvernement des corps, mais qui qualifie aussi « la puissance littéraire et politique, pour qui les noms sont toujours des fictions mobilisatrices. » (p. 128) Donc, le nom fait partie de la personne, de son corps ; et le pouvoir de donner des noms, c’est le pouvoir de contrôler le corps qui n’est pas sien, qui n’est pas soi. Dans Le pouvoir des mots, Butler s’inspire des théories centrales de la Critical Race Theory10 pour exposer trois concepts clés : la performativité, la vulnérabilité et la violence du discours. Butler élabore « sa propre théorisation de la performativité » (p. 129) en s’appuyant sur l’analyse de ce que H. Bentouhami appelle les « scènes symptomatiques de ce nouage entre dire et faire ». Elle ne cherche pas seulement à montrer la capacité du langage à blesser, mais également à prouver que les mots ont aussi un pouvoir de réparation. Donc, il y a un paradoxe qu’elle cherche à élucider à travers l’étude de ces scènes symptomatiques qui vont de faits du quotidien à des exemples de la production artistique11.
14Les développements de Butler autour du pouvoir des mots et de la performativité jettent une nouvelle lumière sur « les métamorphoses de l’antiracisme à une époque postcoloniale, post-ségrégationniste et post-esclavagiste ». Pour H. Bentouhami, Butler dans Le Pouvoir des mots, donne des outils pour penser un antiracisme qui procède du « caractère structurel ou institutionnel du racisme, de la misogynie et de l’homophobie, et de la banalité de leur expression » (p. 132). L’auteure explique la manière dont la philosophe distingue antiracisme moral et antiracisme politique et démontre que l’antiracisme participe du caractère institutionnel du racisme.
15De prime abord, elle rompt avec la « conception souverainiste du sujet » qui détient le pouvoir du dire. En effet, considérer le racisme, le sexisme et l’homophobie à partir de la seule perspective de « l’agent », induirait deux types d’erreur. Car on ne peut pas clôturer le discours par la seule intention du sujet qui profère l’insulte, ni enfermer le sens dans le seul contenu de l’insulte12. Tenir le langage pour un « simple instrument » (erreur épistémique) génère un individu puissant, l’émetteur de l’injure, face à un être écrasé complètement mis à nu et vulnérabilisé (erreur politique). Pour Butler, ceci n’est pas réductible à de simples actes individuels et sporadiques visant à défendre une culture ou une race en attaquant une autre culture et une autre race. Elle se déprend de l’idée que l’État est absent de la scène de l’injure, idée relayée par les théoriciens de la Critical Race Theory. L’État, « par ses politiques de vulnérabilisation des populations non-blanches (notamment par le harcèlement policier), autorise implicitement la violence à l’égard des minorités. » (p. 132) Il est inconcevable, donc, d’appeler l’État à réhabiliter la partie vulnérabilisée, alors même qu’il « sature de sa présence la scène de la violence ». Il ne peut pas être dans les deux camps à la fois.
16En interrogeant la vulnérabilité de l’individu au langage, suite à Butler, H. Bentouhami reprend des éléments de la Critical Race Theory, notamment le fait que, pour Mari Matsuda, la performativité du discours de haine raciale ne se contente pas de vulnérabiliser l’individu, elle modifie carrément ses conditions sociales, et que sa répétition finit par l’anéantir. Il devient apatride et s’il est déchu de la nationalité, il est, par extension, déchu de l’humanité. Pour Butler, en revanche, subir la violence ne nous met pas hors État, bien au contraire, ceci pointe du doigt l’État comme ce qui perpétue et valide les violences raciales : on n’est pas sans État, cependant, l’État ne nous reconnait pas comme victime13. Bien qu’il soit structurel, le discours raciste n’est pas capable pour autant d’anéantir la victime ou sa capacité à agir et résister. H. Bentouhami nous explique que même si elle se base sur une analyse du discours et même si elle croit à la performativité de la parole, Butler n’en pense pas moins qu’il y a un écart entre les mots et les actes. Cet écart : c’est quand la victime de la violence raciale ou sexiste s’empare de l’insulte et la détourne de son sens premier14.
17À partir de l’exemple du manifeste publié par le collectif des mères de Mantes-la-Jolie15, H. Bentouhami assure que dire la blessure, c’est ce qui devrait permettre d’avoir ce qu’elle appelle des « politiques de réappropriation des lieux et des mots de la violence » qui sont finalement des « politiques d’auto-défense ». Se placer au lieu même de la blessure, récupérer les mots mêmes de la violence et les utiliser pour se défendre, procède d’une politique de récupération de la dignité. Pour Butler, refuser de rester enfermé dans le statut de victime impuissante est essentiel pour élaborer des stratégies de résistance à la violence. La répétition de l’injure dans cette perspective est indispensable pour la dépasser. Elle insiste sur l’idée que « la subversion naît des conditions mêmes de la violation » (p. 147). Dans ce cadre, les Black Lives Matter développent une forme d’autodéfense qui est une pratique de la non-violence agressive. Car la non-violence n’est pas le « refus moral de la violence », c’est une « contre-violence qui constitue les corps du collectif en corps-obstacles, afin de défaire leur réduction à des réceptacles de la violence » (p. 148)
18Concernant ce point en particulier, H. Bentouhami s’éloigne de Butler en s’interrogeant sur l’efficacité de la « non-violence agressive » « face au « fantasme racial » de la chasse » et à la répression violente des forces de l’ordre animées par la pulsion de mort. Si pour Butler, une des conditions de l’efficacité de la non-violence est de ne pas être « un acte ou une disposition individuelle », mais un groupement et un collectif, H. Bentouhami s’appuie sur l’exemple de la mort de Georges Floyd pour montrer l’inefficacité de la non-violence, face à la pulsion de mort qui anime le policier agresseur. « La non-violence ne peut se pratiquer et revêtir un quelconque sens politique comme anti-violence que lorsque la mort n’est pas un risque immédiat et évident. » (p. 149) Donc, pour H. Bentouhami, la non-violence tire son intérêt de la possibilité « d’ouvrir d’autres imaginaires ». Par exemple : « défaire le « fantasme racial » de la prédation des corps non-blancs. » (p. 149)
La race : lieu de la fétichisation & de la forclusion
19Partant des photographies pornographiques de Mapplethorpe16, Butler déduit que l’obscénité, quand elle est liée à des œuvres artistiques exposant et faisant l’apologie de l’homosexualité, nécessite une lecture politique et juridique particulière. H. Bentouhami n’hésite pas à citer les diverses références étudiées par Butler et à en faire sa propre lecture indépendamment du travail de la philosophe. C’est le cas de Kobena Mercer17 dont s’inspire Butler pour analyser le découpage visuel des corps chez Mapplethorpe et le regard homoérotique du photographe qui réduit ces corps masculins et noirs à leur seule sexualité, « à une génitalité présentée comme disproportionnée » (p. 74). H. Bentouhami parle d’obsession métonymique du sexe – la stylisation érotique d’« objets dont la fonction n’est pas naturellement érotique » (p. 75) – qui, en s’articulant à la race, provoque une paranoïa blanche18.
20Cette paranoïa blanche expliquerait les spectacles d’hommes noirs ou arabes tabassés par des policiers blancs, exposés par les médias, que ce soit en France ou aux États-Unis. C’est aussi elle qui dirige le regard et guide la perception. C’est intéressant de voir comment H. Bentouhami passe du visible, du factice, à la nécessité de revoir et de réfléchir sur « la structure de la perception de nos sociétés ». Qu’est-ce qu’on voit ? Comment changer cette vision quand elle est contaminée par les préjugés raciaux ? Généralement, l’interprétation que font « les défenseurs de l’autorité publique » de ces scènes d’agression est « saturée par les projections d’une paranoïa blanche » (p. 80) qui « fait coïncider les jeunes hommes noirs et arabes avec la délinquance » (p. 82), illustrant le processus de l’unchilding19. Donc, il ne s’agit ni d’une perception neutre ni d’une interprétation neutre. Il ne s’agit même pas d’une perception-interprétation subjective mais manipulée. Ainsi, on construit un récit avant le récit perçu. On construit fantasmatiquement un antécédent, un précédent à ces images perçues. Les images diffusées font « l’objet d’une re-signification qui inverse la valeur de l’action » (p. 80) : de défense ça se transforme en agression. C’est ce que Butler appelle la culture ordinaire de la race qu’elle tente de déconstruire dans ses travaux. Cette perception particulière (les politiques publiques color-blind) permet de disqualifier les corps non blancs20. C’est pourquoi Butler préconise de ne pas succomber à l’universalisme hâtif du All Lives Matter qui vient en réponse au Black Lives Matter. Dans un contexte de racisme institutionnalisé, pour pouvoir clamer « All Lives Matter », il faut déjà intégrer les « Black Lives » dans les « All Lives ».
21H. Bentouhami, à la suite de Butler, s’inquiète des mécanismes claniques qui permettent de cliver le monde, des moyens utilisés pour rejeter certains individus, voire même certaines populations et collectivités, en dehors de la civilisation et de l’humanité. Il y a une répudiation systémique et politique qui mène aux différents discours de souveraineté nationale auxquels on assiste actuellement. Ces discours sont alarmants car ils instrumentalisent les mécanismes de certaines luttes dans le but de dévaluer et de rejeter certains corps, races, sexualités, individualités, considérés comme spectacles obscènes21.
22L’auteure insiste sur la corrélation butlérienne « entre question queer et question raciale » qui lui permet de traiter « la question de l’islam », la question de la « judéité » et de « l’accusation d’antisémitisme qui vient frapper ceux qui critiquent la colonisation israélienne » (p. 29), dans la même volée. Pour H. Bentouhami, « la différence des sexes à travers un dimorphisme marqué » est propre à la période coloniale européenne. Si cette différenciation marquée est un signe d’appartenance aux civilisations supérieures, l’individu qui pratique le passing a le droit d’accès à la civilisation, et donc à la visibilité, contrairement à la non-identité ou carrément la disparition, comme manière d’être des corps non-blancs, des dissidents sexuels, et puis des musulmans par déduction. Cette réflexion assure le passage avec la judéité et avec la critique que Butler fait de la politique colonialiste des Israéliens en Palestine. L’auteure assure qu’il fut un temps où le nom « juif » était dé-genré, bestialisé et déshumanisé. En ce moment, la judéité par réaction est tout à fait racialisée, notamment par l’ultra-droite israélienne qui affirme « une identité martiale et coloniale vis-à-vis de la Palestine » (p. 61), faisant subir aux Palestiniens la même politique de négation.
23Au cours de cette époque islamophobe, certains états exploitent leur supposée tolérance envers les communautés LGBTQI+ pour discréditer les états arabo-musulmans définis comme foncièrement opposés à ces communautés. Ils se disent queer friendly pour gagner la bataille politique qui les oppose à l’islam, tout en s’érigeant comme des états à la moralité supérieure, à l’« ethos national, républicain, séculier » exemplaire. Ceci crée « la crainte d’être utilisé.e, en tant que queer, comme alibi raciste » et pousse les individus queer et les musulmans à se désavouer22, afin d’atteindre la normalité qui consiste en une « culture de l’invisibilité ». H. Bentouhami évoque le lien de Butler avec les travaux de l’anthropologue Talal Asad pour éclairer le lien épineux de la politique française avec les banlieues et avec l’islam (p. 94). Ces politiques "fantasment" un « islam anachronique », « figuré ici comme l’enfant qui souffre en permanence d’un développement contrarié23 », et ceci légitime leur interventionnisme et leur intrusion dans l’intimité de la vie familiale.
Éléments pour une parenté postcoloniale
24Considérer la famille depuis la marge imposée par les normes de perception sociale et par l’hétéronormativité – depuis ce que H. Bentouhami nomme la « structuration contingente » – permet d’établir ce lien privilégié, en termes d’apport et d’efficacité scientifiques, entre théorisations queer et politiques antiracistes. Un lien rendu possible grâce à Butler
[…] puisqu’elle s’appuie elle-même sur ces théorisations pour montrer combien la défense de la famille (le droit de se marier, d’avoir des enfants, de les garder, de les nourrir correctement24, d’exercer une autorité parentale)25 a aussi une histoire de gauche, de résistance à l’oppression, tout autant que le droit de ne pas se marier et de ne pas avoir d’enfants. (p. 93)
25L’auteure affirme que parmi les actions théoriques qu’entreprend Butler, dès Trouble dans le genre26 : chercher à restituer à l’entité « femme » sa complexité linguistique et sociale conflictuelle, en queerisant le féminisme27. D’où l’interprétation que fait H. Bentouhami du manifeste des mères de Mantes-la-Jolie qui montre comment ces femmes s’emparent du discours, se l’approprient et réaffirment « ce qui est dénié, à savoir la possibilité même qu’une mère prenne soin de ses enfants28 ». Ces femmes ne revendiquent pas une maternité essentialiste, mais une maternité ouverte qui cherche à subvertir le discours de la violence faite aux corps de la mère, de l’enfant, du colonisé, et du racialisé (p. 145). En s’attaquant à la réflexion sur la famille, Butler prolonge la notion foucaldienne de biopolitique29 d’un côté, et discute l’anthropologie structuraliste de Lévi-Strauss, d’un autre côté, en s’appuyant sur l’anthropologue Gayle Rubin30. Elle en conclut que les femmes ne deviennent leur sexe qu’à partir du moment où elles circulent, où elles font partie d’une transaction entre hommes, où elles sont données. Le principe même de la patrilinéarité exclut les femmes et consolide la domination masculine.
26D’après H. Bentouhami, le point d’ancrage des réflexions butlériennes sur la parenté, la famille et le genre sont plus ou moins liées aux événements du 11 septembre 2001. Cet événement a permis une extension de cette pensée sur la mélancolie raciale. Chercher à savoir s’il existe « une perte qu’on ne peut penser, reconnaître ni déplorer, et qui constitue la condition de possibilité du sujet31 » (p. 69), place Butler dans le sillage des études sur l’esclavage. Le point commun entre les homosexuels, les prostituées et les êtres marginaux, c’est-à-dire les sujets les plus exposés à la violence, c’est de ne pas avoir accès à la fonction symbolique de la parenté, ce qui renforce leur vulnérabilité. H. Bentouhami cite Saidiya Hartman pour qui, fonder la reproduction sur le refus de l’homosexualité et du métissage interracial, procède du « dispositif de déshumanisation ». La possibilité de faire une famille octroie légitimité et valeur à l’individu qui a une vie digne d’être vécue et une mort digne d’être pleurée.
27Pour H. Bentouhami, il faut relier la mythologie du tabou de l’inceste à partir de l’anthropologie structuraliste de Lévi-Strauss, au processus de fétichisation raciale et sexuelle propre à la politique colonialiste qui est attentive « à la reproduction du corps national [et] culturel en tant que groupe fantasmé comme homogène et hétérosexuel. » Chez Lévi-Strauss, l’exogamie est nécessaire mais elle doit avoir des limites. Le mariage doit avoir lieu en dehors du clan, mais pas en dehors d’une certaine idée de soi, d’une certaine communauté raciale. C’est pourquoi les deux tabous sont corrélatifs et doivent être étudiés en relation.
28Selon H. Bentouhami, Butler est consciente que la matrice coloniale doit intégrer l’altérité désirée et réfutée en même temps. Elle étudie, à ce sujet, sa référence à Joseph Massad32 : ce qui est interdit sur le territoire national est permis dans les colonies, où les corps colonisés sont considérés comme des exutoires au désir débordant des colons. Les relations homosexuelles et les jouissances hors mariage gardent les dangers de la luxure loin du territoire et maintiennent la santé et la vigueur de la nation. Le métissage est donc possible tant que les appétits sexuels des colons sont satisfaits, mais les enfants nés de ce métissage sont déshumanisés, car considérés comme nés hors de la famille, hors du nom du père, alors même que le métissage n’était pas prohibé. Comprendre le lien entre tabou du métissage et tabou de l’inceste chez Butler est tributaire de la relecture de Foucault, « à la lumière de l’histoire coloniale de la sexualité ». L’enfant y constitue l’enjeu du métissage et du tabou de métissage. Faire un enfant participe d’une politique de « blanchiment » de la population autochtone. Se défaire d’un enfant est un acte « investi d’une mélancolie raciale ». H. Bentouhami cite Fanon dans Peau noire, masques blancs33 : là où le métissage est considéré par les personnes racisées ou non-blanches comme un moyen de « blanchir » la race, de se déprendre des marqueurs raciaux petit à petit, il est considéré par l’Autre fort et supérieur comme un moyen de contaminer la pureté de la race (p. 113).
29Un des faits notables dans cet ouvrage, est le nombre important des questions ludiques et précises que pose H. Bentouhami, afin de mettre en lumière les logiques discursives et les chemins pris par la réflexion butlérienne, selon les problématiques abordées et les théories convoquées. Les interrogations à la page 117, en l’occurrence, permettent d’expliquer l’impact des relations ancillaires quand elles intègrent la définition de la famille. L’auteure nous dit que les corps des servants et des esclaves s’effacent peu à peu pour réparer et soigner d’autres corps dont la vie est maximisée au détriment des corps vulnérabilisés. Il est intéressant de voir comment elle passe de ce dédoublement, de cette aliénation des corps à la substitution (ex : la mère remplacée par la nourrice). Ce dédoublement qui donne lieu à ce que H. Bentouhami nomme des « doublures », « n’est pas seulement un rapport abstrait de co-constitution », il « s’élabore à partir d’une forme de dévoration ». Le corps du maître épuise le corps d’appoint, celui de l’esclave. Pour H. Bentouhami, donc, la « colonie comme schéma d’occupation ne consiste pas seulement à accaparer illégitimement les terres des indigènes, mais à se rendre propriétaire de corps » (p.115). L’expropriation subjective s’unit à l’appropriation objective : je m’empare de ta terre, mais surtout je m’empare de ton corps, je te sors de ton propre corps. H. Bentouhami utilise le schéma de délégation corporelle de Butler pour expliquer « la double conscience » de Fanon et de Du Bois qui la « considèrent comme le propre des personnes noires dans un monde anti-noir, à savoir […] le fait de se voir vu à travers les yeux des autres, des Blancs, comme si c’étaient ses propres yeux » (p. 115).
30Si Butler, dans La Vie psychique du pouvoir et dans Sois mon corps, reconsidère l’aliénation comme ce qui structure la formation du moi en relation avec l’autre ce n’est pas pour promouvoir l’altérité comme ce qui permet d’être moi. Elle tente de relire l’aliénation comme ce qui forme le sujet à travers l’« histoire de la psyché coloniale par laquelle des sujets ont été constitués comme l’altérité raciale qui doit venir en soutien de la formation du moi et du narcissisme d’un être tenu pour meilleur » (p. 68). Il faut comprendre cette vulnérabilité à partir des expériences historiques du colonialisme, « du patriarcat capitaliste, racial et hétérosexiste ». La vulnérabilité, l’exposition à la blessure, à l’humiliation, l’exposition à la violence qui concerne certaines populations au détriment d’autres, c’est à partir de ces études-là, c’est à partir de ce postulat-là que Butler développe sa réflexion en « jonction avec les théories critiques de la race ».
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31Judith Butler. Race, genre et mélancolie participe à cette prise en considération récente, du moins en langue française, des enjeux philosophiques reliés à la race. Il constitue, ainsi, une incontournable contribution à la recherche universitaire en philosophie politique. H. Bentouhami y présente une excellente introduction à la pensée de Butler qui tire son intérêt de la clarté des idées exposées et de la fluidité du discours alternant glose de la pensée butlérienne et les propres dépassements de l’auteure. Celle-ci ne se contente pas de relever les apports de la pensée butlérienne, elle souligne également les questions qui ne sont pas posées et les problématiques mutées (p. 46). Elle offre un florilège de ses opinions/explicitations sous forme d’analyses pointues, ce qui donne à son travail une indéniable valeur pédagogique, surtout avec la diversité des cas et exemples étudiés. L’intérêt de cet ouvrage est d’offrir une lecture fouillée des travaux de Butler, de pluraliser les pistes de lecture de cette œuvre, et de démontrer comment les théorisations butlériennes queer ne sont pas restreintes aux études de genre mais s’occupent du monde en tant qu’inquiétude.
32Ce qui fait la particularité de la démarche dans cet ouvrage, c’est la richesse de la matrice conceptuelle : en plus des références habituelles, H. Bentouhami introduit des noms et des exemples assez inédits pour un lectorat francophone. Elle alterne l’analyse théorique des textes de Butler et celle des faits de l’actualité (notamment française) qui présentent un point d’ancrage permettant d’affiner, d’illustrer ces réflexions d’ordre théorique.
33Cependant, en dépit de sa richesse, on peut déplorer, dans cette étude, une rapide évocation de certains points essentiels. Par exemple, nous aurions aimé lire une analyse plus ample des réflexions de Catharine Mackinnon concernant la violence de la pornographie et une confrontation plus nette entre la juriste et Butler. Il en est de même pour les développements sur les paradoxes de la modernité qui nous ont semblé quelque peu hâtifs. Saluons, néanmoins, l’effort d’explicitation et de vulgarisation de H. Bentouhami qui nous offre ici un fin commentaire de La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théorie de Judith Butler, quand bien même cet ouvrage n’est pas encore paru en France, au moment de la publication de Judith Butler. Race, genre et mélancolie34. Ceci nous conforte dans l’idée que l’ouvrage de H. Bentouhami jette une nouvelle lumière sur un pan entier des travaux de Butler, encore méconnu en France.