Le roman au seuil de l’indicible
1Peu de problèmes philosophiques sont plus classiques que celui du mal. S’il a d’abord pris une forme théologique qui essayait de réconcilier l’existence du mal et celle de Dieu, la modernité a amené à sa reformulation. Bien plus qu’une simple version laïque, il s’est imposé aux philosophes modernes par les affres de l’histoire. Le xxe siècle, avec l’échelle de dévastation et de destruction inouïes qu’il a connue, a conduit les intellectuel·le·s à revisiter le problème du mal à nouveau frais. En ce sens, le xxe siècle a été un siècle d’innovations sans précédent non seulement dans le domaine technique, scientifique et médical, mais aussi dans les formes qu’a prises le mal. L’industrialisation de la mort, le totalitarisme, la bombe nucléaire et les camps de concentration, pour ne nommer que les plus évidentes, ont forcé les écrivain·e·s à reconsidérer la définition de l’homme et du mal. Comment appréhender ce mal particulier qui a fait trembler le monde entier à une échelle jamais vue ?
2C’est à travers le prisme de cette question que Perrine Coudurier aborde la littérature française des années 1950. Son ouvrage défend l’idée d’une reconstruction du champ littéraire français à travers la notion de terreur qui se met à circuler notamment sous la plume de Jean Paulhan, Maurice Blanchot et Jean-Paul Sartre. Cette notion qui nomme la forme particulière du mal durant l’occupation et l’après-guerre n’est pas à proprement parler une invention du xxe siècle. Elle a sa généalogie dans la terreur révolutionnaire et le sadisme. Toutefois, la nouveauté qui apparaît dans la première moitié du xxe siècle est celle qui fait de la terreur un mal endémique plutôt qu’un mal radical, comme l’ont souligné les analyses de Hannah Arendt et de Giorgio Agamben. Le mal devenu endémique, destitué de son statut théologique, est venu s’incarner dans le monde. Par cette approche, la terreur permet d’être saisie dans ses contingences historiques, politiques et sociales. Mais, au niveau affectif et esthétique, le caractère diffus et latent de la violence terroriste en fait un objet difficile, voire impossible à représenter. Quelles formes, quel langage permettraient de la dépeindre ?
3Dans ce vaste ouvrage, Perrine Coudurier décline la terreur selon trois modalités : la terreur historique, la terreur littéraire et la terreur au second degré. À chacune de ces trois formes, l’autrice fait correspondre un mode d’écriture narrative ou romanesque. Le récit historique et de témoignage (Camus, Sartre, Antelme, Cayrol, Delbo, Tillion), la poétique terroriste (Sade, Kafka, Bataille, Paulhan, Blanchot, Réage) de même que le premier Nouveau Roman (Cayrol, Robbe-Grillet, Simon, Butor, Duras...) forment respectivement le corpus des trois parties de l’étude. Comment, sous quelle forme et selon quelle modalité, est-ce que la terreur de la Shoah, de l’occupation et de la guerre d’Algérie apparaît dans la représentation du mal chez ces écrivain·e·s?
4Comme le démontre P. Coudurier, la littérature de l’époque ne sépare pas la notion de mal de sa manifestation historique. Patiemment et avec des ressources documentaires impressionnantes, P. Coudurier articule le problème de manière transversale, en soulignant la correspondance entre esthétique et histoire sociale et politique. Comme elle l’indique en introduction : « Nous opérons la généalogie de la question historique et sociale du mal, en étudiant ses effets sur le positionnement des écrivains face au mal, sur les formes et les écritures narratives et romanesques. » (p. 8) C’est bien là la plus grande réussite de ce copieux ouvrage. En abordant son corpus à travers la notion de terreur, le politique, l’histoire et le social, ne forment plus la trame de fond, l’arrière-plan du discours littéraire, mais traversent les représentations, les informent comme une question informe sa réponse.
5La terreur touche par le fait même aux problèmes de la mimèsis et du langage. Afin de rendre compte de ce rapport entre le vécu et la littérature, P. Coudurier mobilise plusieurs concepts. La transcription (p. 108), l’imbrication (p. 111), la transposition (p. 127), la référence (p. 209), la marque (p. 289), l’allusion (p. 482) nomment les différentes modalités par lesquelles l’écriture romanesque a tenté de représenter la terreur. Même si on se perd parfois dans cet appareil critique lourd et cette taxinomie aux distinctions fines, ils permettent de rendre compte de la pluralité des pratiques d’écriture sans abandonner le fil conducteur du traitement littéraire de la terreur. Les différentes manières de traiter de la terreur s’inscrivent dès lors dans la tension plus large entre le besoin de trouver un langage commun et celui de communiquer le caractère ineffable et inouï du mal endémique. Suivant l’analyse de Paulhan, P. Coudurier structure son étude selon l’opposition de la terreur et de la rhétorique qui constituent les deux pôles du problème de la représentation littéraire qui doit constamment négocier la possibilité de communiquer, de donner du sens et de créer du lien et l’impossibilité pour le langage ordinaire de représenter la violence et la souffrance vécue. Là où le rhéteur use des lieux communs afin de consolider la communauté autour d’un langage partagé, l’attitude terroriste confronte l’insuffisance du langage à retranscrire l’expérience. Dans sa forme la plus simple, le témoignage qui promeut une mise au commun de l’expérience personnelle bute sur l’impossibilité de la catharsis. Comme l’écrit P. Coudurier, « l’idée de tout dire pour se purger du mal nazi est impossible, la catharsis ne se réalise pas. » (p. 195) À l’opposé, l’esthétique dite terroriste, qui voit dans l’éclatement du langage et des formes littéraires une façon de rendre compte du caractère inouï de la situation historique, devient rapidement hermétique, obscure et élitiste, voire antidémocratique. P. Coudurier le remarque à partir de son interprétation de Paulhan : « le refus de la rhétorique devient refus du langage démocratique, la revendication d’une langue nouvelle et pure se meut en création de slogans discriminants. » (p. 275) Cadrer les romans et les récits des années 1950 de cette manière, entre les pôles de la terreur et de la rhétorique, permet de revisiter un corpus déjà très étudié en insistant sur un enjeu qui avait malheureusement été mis de côté par nombre de critiques et de spécialistes.
6Cette attention au rapport qu’entretiennent les œuvres à leur situation historique a retenu mon attention, car elle offre un cadre interprétatif des romans et récits de l’après-guerre qui dépassent l’opposition entre la littérature engagée et la littérature dite pure. Sans la mettre à l’avant-plan, le livre développe cette idée pas à pas en montrant comment chaque modalité d’écriture articule son rapport avec la terreur historique. Dans un premier temps, l’ouvrage traite de la proximité étroite entre le récit de témoignage et la terreur vécue dans les camps, ensuite il aborde la terreur dans les lettres qui fait de la terreur un problème littéraire, langagier et poétique, puis, dans un troisième temps, il s’agit de montrer l’aspect antimoderne du premier Nouveau Roman où se négocient l’angoisse liée à terreur et l’esthétique avant-gardiste terroriste. Ce dernier point va notamment à l’encontre de la lecture de Roland Barthes, celle qui fait du Nouveau Roman une écriture autotélique et autoréflexive, « un roman sur rien » (p. 26). P. Coudurier le voit tout autrement : « Le Nouveau Roman, un roman situé ? Il s’agit ici d’aller à l’encontre de l’idéologie anti-référentielle des analyses structurales et des analyses récentes qui continuent à opposer fermement Nouveau Roman et pensée existentialiste, alors que des critiques ont montré le lien qui unit ces deux courants. » (p. 491) Pour établir ce lien, P. Coudurier s’appuie sur l’œuvre littéraire de Jean Cayrol et sur les interprétations de Laurent Jenny et de Nelly Wolf pour faire le pont entre le Nouveau Roman et les récits de témoignage. Ni terroriste ni rhétorique, le Nouveau Roman ouvre une troisième voie que P. Coudurier qualifie, suivant l’expression d’Antoine Compagnon, d’antimoderne. À travers l’analyse de motifs littéraires certains empruntés aux romans de Cayrol, d’autres aux récits de témoignage, il est démontré comment certaines caractéristiques formelles du Nouveau Roman (l’absence d’anecdote, le traitement labyrinthique de l’espace et du temps, de même que la réduction du personnage à une voix et à un regard) proviennent du contexte historique et de l’expérience concentrationnaire. « Les fleurs de rhétorique ainsi que l’intertextualité sont l’écume de cette Histoire que de nombreux critiques ont cru abolie par les nouveaux romanciers » (p. 416), souligne la spécialiste. Plus qu’un simple jeu littéraire et scriptural, P. Coudurier montre que « [la] question centrale est celle de la vue et du témoin du mal » (p. 539). Même le recours au genre policier chez les néo-romanciers est interprété comme une réflexion sur la culpabilité diffuse et latente (en un mot terroriste) qui hante la société française, sa collaboration avec l’Allemagne, puis son agression en Algérie.
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7Ainsi, en plus de montrer la pertinence de son cadre, l’essai sert de contrepoids à la lecture structurale et dépolitisée qui, principalement sous l’influence de Barthes, a vu dans le Nouveau Roman une forme du dégagement littéraire qui refuserait toute référence au réel. Grâce à son interprétation nuancée, on découvre comment les œuvres aussi bien celles de Sartre, Blanchot et Bataille que celles de Robbe-Grillet, Simon, Butor, Sarraute et Duras composent avec la difficulté de représenter l’atmosphère de la terreur. Alors que l’étude décline le problème de la terreur sous ces nombreux aspects en montrant comment tour à tour la philosophie, le récit historique et le roman ont investi le thème de la terreur, il y est aussi démontré comment ce problème reconfigure la production et l’approche même de la littérature. Bien que son ambition soit d’investiguer la notion de terreur et de rappeler que la littérature d’après-guerre s’inscrit moins en rupture avec la guerre qu’en continuité avec celle-ci, cet ouvrage aurait bénéficié d’une méthodologie mieux définie. L’analyse des œuvres littéraires est excellente et donne énormément à penser, mais il me semble que l’ouvrage grappille des outils théoriques au sein de plusieurs disciplines (sociologie, philosophie, histoire, études de genre) sans établir les conséquences et la portée de cette approche interdisciplinaire pour l’étude de la littérature. De sorte que l’ouvrage démontre une forme d’enchevêtrement du littéraire et de l’historique qui, sans pour autant relever des cultural studies, témoigne du traitement littéraire de problèmes qui dépassent l’histoire littéraire, l’esthétique et la poétique et qui n’est jamais abordé comme telle. Ainsi, il ne s’élève jamais au niveau d’une proposition méthodologique, si ce n’est à titre d’exemple. Implicite, sa méthodologie reste à formuler, s’il s’agit d’ouvrir un champ de recherche pluraliste où les modalités de l’écriture littéraire sont comprises à partir d’un problème dont l’étendue peut être autant littéraire et langagier qu’extralittéraire.