Après la prose, le vers. Anachronisme & tardivité
1Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2019 devant les deux Universités de Lausanne et de la Sorbonne nouvelle, cet ouvrage propose une poétique des derniers romans arthuriens en vers, pour interroger notamment les implications esthétiques du choix du vers à une époque où les aventures d’Arthur tendent à s’écrire régulièrement en prose. Composés à partir du dernier tiers du xiiie siècle, Claris et Laris (ca. 1270), Floriant et Florete (ca. 1280), Rigomer (ca. 1268-1275), Biaudouz (entre 1260 et 1269), Escanor (1281) et Melyador (entre 1362 et 1369 pour la première version et entre 1381 et 1383 pour la seconde) sont en effet des textes à première vue réactionnaires : la prose s’est imposée dans l’écriture romanesque au début du xiiie siècle, et si le vers coexiste avec la prose dans la première moitié du siècle, « la fin du xiiie siècle est en revanche une période de mutation ; l’écriture en vers résiste, mais est en décalage avec la forme irrémédiablement privilégiée » (p. 9). C’est ce décalage qu’étudie ici Géraldine Toniutti, suivant une perspective théorique et historique, afin de saisir les effets du choix d’une forme maintenant anachronique sur la trajectoire du genre romanesque arthurien.
2Au-delà d’une meilleure compréhension d’un corpus ayant jusqu’ici suscité peu d’enthousiasme chez la critique1, l’intérêt de l’ouvrage de Géraldine Toniutti pour les études médiévales en particulier et les études littéraires en général réside, d’une part, dans la synthèse qu’elle effectue sur la notion de genre (notamment pour revenir sur la question de son application aux productions du Moyen Âge ; cf. Chapitre 1) et, d’autre part, dans la notion de tardivité qu’elle élabore.
Autour de la notion de tardivité
3D’abord entendue dans son sens chronologique et historique (les œuvres tardives sont, par définition, celles qui viennent après, sur le tard), la tardivité est envisagée par Géraldine Toniutti comme pendant à la notion de précurseur, dans l’objectif de qualifier « celui qui serait l’inverse du pionnier, une sorte de retardataire » (p. 15). En tant que témoins de l’achèvement d’une tradition littéraire et en ce qu’elles permettent de retracer « l’histoire d’une réception, le début et la fin d’un genre » (p. 15), les œuvres tardives sont considérées comme d’un intérêt symétrique à celui habituellement porté aux précurseurs. Suivant le postulat que « l’extinction n’est pas moins intéressante que le commencement » (p. 16), l’étude de la trajectoire d’un genre ne peut pas faire l’économie de celle de ses dernières manifestations, de même qu’elle doit se garder du mode comparatif, qui tend le plus souvent à faire des « œuvres de la fin » les versions fanées d’une production anciennement florissante. La position de Géraldine Toniutti est en effet plus nuancée et moins dépréciative, en ce qu’elle accorde un rôle pleinement dynamique aux œuvres tardives au sein de l’histoire littéraire :
les textes tardifs interviennent bien à la fin d’une tradition, au contraire du précurseur qui annonce, anticipe et prépare, mais la redynamisent par divers moyens narratifs. Leur statut relève de la contingence : au fond, leurs innovations auraient très bien pu donner lieu à une nouvelle tradition qui aurait pu les faire passer de tardifs à précurseurs (p. 15).
4En mettant la lumière sur le corpus tardif, la notion relativise ainsi l’idée de stagnation qui accompagne généralement la reproduction du modèle d’analyse centré sur l’étude des textes précurseurs2. Elle contribue également à envisager les textes sur un mode horizontal, en termes de « générations » (p. 25), où chaque génération est susceptible de développer une poétique propre, bien que tributaire de celle(s) qui précède(nt).
5L’intérêt pour les œuvres tardives dont témoigne la proposition théorique de Géraldine Toniutti s’inscrit dans cette tendance relativement récente de la critique qui appelle à l’étude de corpus révélateurs non pas de signes novateurs, mais plutôt de rémanences et de continuités. Le collectif sur les arrière-gardes du xxe siècle dirigé par William Marx3 participe de ce même mouvement, et bien que le concept d’arrière-garde implique un positionnement historique bien éloigné du Moyen Âge, il ne repose pas moins sur des présupposés similaires à la notion élaborée dans Les derniers vers du roman arthurien, non seulement en raison des œuvres « retardataires » auxquelles il s’intéresse, mais aussi en ce qu’il convie à délester ces œuvres des présupposés dépréciatifs qui leur sont souvent associés. William Marx écrit à ce sujet que les arrière-gardes littéraires invitent à « une conversion du regard, détachée autant que possible de la notion si prégnante de progrès4 », propos qui rejoint les postulats critiques de Géraldine Toniutti. Si les notions d’arrière-garde et de tardivité supposent aussi, dans les deux cas, une attitude particulière des œuvres concernées face à leur héritage littéraire (attitude intrinsèque au fait de « venir après »), la tardivité postule quant à elle explicitement l’existence d’une poétique propre aux œuvres tardives (p. 14). En plus de déplacer le regard vers les dernières manifestations d’un genre, la tardivité suppose ainsi une dynamique différente et la convocation de nouveaux mécanismes d’écriture ; l’étude des textes « finisseurs » sous l’angle de la tardivité permet par conséquent d’inscrire ces derniers historiquement et poétiquement par rapport aux textes qui les précèdent.
Le choix d’une forme anachronique
6Parce qu’ils surviennent par définition « sur le tard », les textes tardifs ont partie liée avec l’anachronisme, que l’on peut comprendre comme un « état de décalage entre le moment où un événement se produit et celui où il aurait dû se produire5 ». Cette condition intrinsèquement anachronique contribue à faire des œuvres tardives « des survivances, voire des résurgences, dont il s’agit de décrire les mécanismes communs et les enjeux pour l’histoire littéraire et culturelle » (p. 16). La dimension anachronique du corpus tardif étudié par Géraldine Toniutti est fortement marquée, au sens où les derniers romans arthuriens en vers font le choix d’une forme perçue comme obsolète avec l’essor de la prose et sa quasi-domination de la matière arthurienne dans la seconde moitié du xiiie siècle. Le vers est déphasé, déjà en voie d’obsolescence à la fin du xiiie siècle, et ce choix formel en entraîne d’autres, d’ordre générique, qui définissent les derniers romans arthuriens, dans une conjonction particulière entre une forme, des techniques narratives d’imitation de la prose et un mode de représentation de l’univers arthurien. Les romans tardifs, même s’ils sont en vers, sont en effet « à la croisée de deux esthétiques » (p. 633). D’une part, ils imitent certaines structures et techniques narratives de la prose telles que l’entrelacement ou la surenchère (p. 493-554), ce qui permet de « redynamiser un genre et une forme en perte de vitesse, en flattant les goûts du lecteur par des stratégies narratives qui ont déjà porté leurs fruits » (p. 634). La tardivité des derniers romans arthuriens en vers n’est donc pas réactionnaire : l’écriture versifiée n’est pas une résistance à la prose, mais une tentative de faire profiter le vers des innovations de la prose. D’autre part, si le choix d’une forme conditionne habituellement des traitements distincts du chronotope arthurien (cf. Chapitre 2), l’univers des derniers romans en vers se trouve largement imprégné de traits propres à celui des cycles en prose :
en plus de l’intervention de personnages exclusifs à la prose ou du moins à l’historiographie, Arthur reprend son rôle de dux bellorum et les personnages ne se scindent plus entre les bons et mes méchants. L’effet en est transformé : c’est un monde contrasté qui est proposé au lecteur, nourri des divers visages que prend le roi Arthur dans les différentes productions qui le mettent en scène (p. 633).
7Ces textes présentent encore l’atmosphère joyeuse propre au vers, mais ils façonnent aussi un monde complexe, qui suggère, comme dans les cycles en prose, des possibilités diégétiques multipliées. Les derniers romans arthuriens en vers se présentent alors comme des œuvres hybrides, résultant des interactions entre vers et prose. Ces œuvres sont donc loin d’être des reprises mécaniques des premiers romans en vers, puisqu’à partir du moment où la prose s’est imposée, le choix du vers conditionne la présence d’éléments formels et diégétiques qui distinguent les œuvres tardives de leurs prédécesseurs versifiés.
8Le degré de distinction n’est toutefois pas le même d’un texte à l’autre, et les analyses proposées par Géraldine Toniutti permettent de bien identifier, au sein des derniers romans arthuriens en vers, les différentes déclinaisons de la tardivité. Les plus anciens textes du corpus, Claris et Laris, Rigomer et Floriant et Florete, se montrent en effet plus attachés que les autres à l’écriture des précurseurs. Dans les deux premiers cas, le goût pour la parodie inscrit les textes dans la veine anti-romanesque du début du xiiie siècle ; dans le cas de Floriant et Florete, l’attachement aux prédécesseurs se manifeste plutôt par une forte intertextualité, qui passe par la citation d’œuvres antérieures et la réécriture, deux procédés qui mettent en lumière des liens de filiation et de parenté avec les premiers romans arthuriens en vers. Comme le résume Géraldine Toniutti, « le rapport au genre de ces trois textes, envisagé dans sa dimension historique, est celui de la survivance » (p. 638)6. Les textes les plus récents, à savoir Escanor et Melyador, instaurent quant à eux une rupture plus nette et se présentent « comme des résurgences d’un genre et d’une forme dont la fin est déjà irrémédiablement consacrée » (p. 638). Biaudouz constitue pour sa part une sorte d’hapax, un témoin à part, « qui démontre le caractère protéiforme de l’écriture tardive, capable de soumettre le roman arthurien en vers à toutes les expérimentations littéraires » (p. 25). Si les derniers romans arthuriens en vers développent tous une esthétique tardive, ils n’engagent pas pour autant le même degré de tardivité.
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9L’ouvrage de Géraldine Toniutti est riche d’analyses stimulantes et les réflexions qu’il propose sont précieuses, non seulement en ce qu’elles permettent de mieux comprendre la poétique des derniers romans arthuriens en vers, mais aussi parce que l’entreprise de circonscription dont elles relèvent sert plus largement l’ensemble des corpus tardifs. En inscrivant poétiquement les textes « finisseurs » dans la trajectoire d’un genre, la tardivité se présente en effet comme une notion mobile, appelée à soutenir l’étude d’autres corpus. Il convient cela dit d’en user avec une certaine prudence, c’est-à-dire en gardant à l’esprit que la tardivité et la production qu’elle circonscrit sont nécessairement des constructions a posteriori, qui profitent de la vue surplombante de la critique : les œuvres délimitées par cette notion ne se sont pas écrites en se pensant les dernières représentantes d’une pratique d’écriture — mais on peut à l’inverse se demander si les œuvres tardives ne le sont pas précisément parce qu’elles ne savaient pas qu’elles l’étaient.
10Il faut ajouter à cette précaution un point à nuancer. La focalisation sur le corpus arthurien tend à créer un effet d’ornières et à étendre l’essoufflement du vers, qui s’opère dans le roman au courant du xiiie siècle, à l’ensemble des productions narratives. Géraldine Toniutti rend d’ailleurs le déclin du vers responsable de celui du roman arthurien en vers, comme si ce dernier avait été victime d’une dépréciation plus large à l’égard de la forme versifiée : « L’épuisement de cette production s’exprime alors surtout par le déclin du vers comme forme de la narration » (p. 641), écrit-elle. Cette explication se fonde sur le discours critique qui a plusieurs fois souligné « l’hégémonie progressive de la prose7 », qui s’implante au xiiie siècle et qui, à la fin du xve siècle, « détient à peu de chose près le monopole de la narration8 ». Le vers se spécialise : il prend une « coloration affective et subjective9 » et, comme l’écrit Géraldine Toniutti, son maintien « dans le dit et la poésie au xive siècle est donc cohérent en ce qu’il traduit les états d’âme et impressions d’un “je” » (p. 362). Or la prédominance de la prose touche essentiellement deux domaines — l’écriture de l’histoire et le roman10 — et s’il est vrai que le vers devient surtout, aux xive et xve siècles, la forme, marquée, de la lyrique, il n’a pas pour autant déserté l’ensemble des corpus narratifs11 : le récit allégorique, par exemple, s’écrit encore presque exclusivement en vers à la fin du Moyen Âge, ou bien il alterne le vers et la prose au sein d’un prosimètre. On peut alors se demander si l’adoption progressive de la prose par le roman arthurien a été encouragée par un délaissement plus large du vers ou si le roman arthurien ne s’est pas plutôt trouvé à être l’un des principaux acteurs de ce délaissement. La question demeure ouverte, et le seul fait de la poser montre bien en quoi l’ouvrage de Géraldine Toniutti s’inscrit pleinement dans les recherches et débats actuels en études médiévales.