Conscience et réalité : philosophes français des Lumières
1Il n’est pas toujours faux de prétendre que les enfants sont de profonds philosophes. Pourquoi les étoiles brillent-elles ? Si l’univers est infini, comment peut-il faire nuit ? Pourquoi le soleil se lève-t-il et se couche-t-il ? Cette dernière question trahit, dans sa formulation même, une vision pré-copernicienne du monde, le simple fait qu’on s’obstine à la poser de cette manière, quatre siècles après Galilée, montre toutefois que la notion de progrès scientifique n’est point aussi évidente qu’il y paraît. Une autre question enfantine (celle qui consiste à savoir si l’œuf a précédé la poule, ou le contraire) est capable de saper bien des constructions intellectuelles.
2La philosophie française du XVIIIe siècle n’a pas toujours reçu des spécialistes l’attention qu’elle mériterait, en grande partie à cause du vieux préjugé selon lequel un penseur considérable ne peut être en même temps un grand écrivain. Une forme brillante, travaillée, artiste, donne à croire que le fond était tellement médiocre qu’il valait mieux le dissimuler derrière les apprêts de l’écriture. Or les « trois mousquetaires » de la philosophie française au XVIIIe siècle, qui sont comme de juste quatre (Montesquieu, Voltaire, Rousseau et Diderot), furent aussi des maîtres de la prose, qui à ce titre éveillèrent la méfiance des philosophes de profession ou des professeurs de philosophie. Si l’on doit à Kant la formulation la plus aboutie de la réflexion des Lumières, l’histoire des idées aura à cœur de ne point négliger des penseurs comme Helvétius, Condillac ou ceux réunis sous l’appellation d’« idéologues ».
3Dans Conscience et Réalité. Études sur la philosophie française au XVIIIe siècle, Bernard Baertschi rassemble une série d’articles de haute tenue, publiées de 1983 à 2000 dans des ouvrages collectifs ou des périodiques aussi estimables que les Studia Philosophica et la Revue de Métaphysique et de Morale. Seules deux contributions sont inédites (« Condillac et le problème de Molyneux » et « Le malebranchisme au XVIIIe siècle : la connaissance de l’ âme selon Lelarge de Lignac »).
4L’ensemble permet d’apprécier la relative originalité des penseurs du XVIIIe siècle et du début du XIXe , ainsi que ce qu’ils doivent aux autres. Chaque génération d’écrivains ou de philosophes — là est leur point commun — publie le fruit de ses veilles avec l’inébranlable certitude de renvoyer les prédécesseurs prendre la poussière au fond des bibliothèques, tout en s’employant à minorer l’apport desdits prédécesseurs. Dans le domaine des sciences « humaines », le meurtre du père est une pratique rituelle, sinon recommandable. La pensée des Lumières françaises s’est construite, fût-ce a contrario, sur la philosophie du XVIIe siècle (Descartes, Malebranche). On tenta de reprendre sur nouveaux frais le problème de l’âme des bêtes, que Descartes pensait avoir résolu une fois pour toutes. Condillac s’efforça de découvrir l’origine des connaissances humaines. Le point commun à l’ensemble des penseurs des Lumières est le rejet absolu de la scolastique et, dans le même mouvement, de la seule logique. On ne chercha plus à comprendre la réalité par le seul recours à la pensée. Il fallait des supports empiriques et tout ce qui ne pouvait faire l’objet d’expériences fut proscrit (voir l’accueil fait à la pensée de Newton, les incompréhensions qu’elle souleva et les légendes qui naquirent). L’existence de Dieu peut aussi bien être démontrée (ou réfutée) par l’intelligence (argument ontologique) que par l’expérience sensible (« Invisibilia enim ipsius, a creatura mundi, per ea quae facta sunt, intellecta, conspiciuntur : sempiterna quoque ejus virtus, et divinitas », Romains, 1, 20 : « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages »).
5Dans cette dernière catégorie de l’expérience sensible, on placera la question de la poule et de l’œuf (qui a précédé qui ?). « Voyez-vous cet œuf ? C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre », écrivait Diderot. Le maître d’œuvre de l’Encyclopédie fur l’un des rares penseurs, avec le baron d’Holbach, à postuler l’athéisme, loin du déisme voltairien ou de la « religion civile » de Rousseau. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Diderot s’est risqué à réfuter la croyance en un Dieu organisateur et en un univers organisé, à partir de l’exemple de l’embryon dans l’œuf. Il y a en apparence loin, d’un phénomène de développement biologique, à des considérations théologiques, mais Diderot parcourt dans un sens, vers l’athéisme, le chemin qu’avaient emprunté dans l’autre sens de nombreux théologiens, désireux de démontrer l’existence de Dieu à partir des merveilles de la Nature.
6Lorsqu’on étudie des penseurs du passé, on ne peut s’empêcher de s’interroger quant à la part d’actualité qui demeure dans leurs œuvres. L’attitude inverse reviendrait à les transformer en objets de musée inutiles. Que reste-t-il des arguments de Diderot en faveur de l’athéisme ? La négation contemporaine de Dieu s’appuie sur d’autres socles (marxisme, psychanalyse). Nous cherchons à affronter ce qui est tapi au cœur des ténèbres, de l’inconnu, loin du petit cercle de lumière que dispense le lumignon de la science. Le monde visible, et également le monde invisible, dans lequel nous parvenons à faire de fréquentes incursions, sont bien plus complexes que nombre de penseurs l’avaient imaginé. C’est le lieu de reprendre la fameuse formule de Hamlet à son ami Horatio. La discussion sur le « dessein intelligent », qui s’exerce de manière vigoureuse outre-Atlantique, montre que les étapes par lesquelles passait la pensée de Diderot, à défaut de ses arguments eux-mêmes, méritent d’être revues. Cela étant dit, il sera difficile de ne point englober ce philosophe dans le mouvement de remise en cause des Lumières, qui se fait jour dans un pays qui, à bien des égards, constitue le produit le mieux réussi — ou le moins raté — de l’Enlightenment européen : les États-Unis (Steven Pinker, The Blank Slate. The Modern Denial of Human Nature, New York, Viking, 2002 ; Michael E. Winston, From Perfectibility to Perversion. Meliorism in Eighteenth-Century France, New York, Peter Lang, 2005).