Le spectre juif de Hegel
« [...] L’Occident chrétien, mais avec lui l’Occident monothéiste tout entier (judaïsme compris...) et avec lui, enfin, l’Occident, absolument, ne peut pas ne pas comporter une exclusion interne. Il lui faut sacrifier une part de lui-même pour être lui-même. » (Jean-Luc Nancy, Le Témoin du négatif, cité par Joseph Cohen, Le Spectre Juif de Hegel, p.13)
1 C’est alors qu’il se trouvait à Francfort (1797-1800) que Hegel a opposé le judaïsme à la Grèce. Le judaïsme représentait, pour le philosophe, la plus pure négativité du monde, et marquait, de la sorte, la subsistance du fini en face de l’infini, l’opposition insurmontable entre la divinité et sa créature. La Grèce, au contraire, avait réussi à réunir l’homme au divin ; c’est, selon Cohen, la raison pour laquelle Hegel en est venu à effacer la religion juive du parcours dialectique de la Phénoménologie de l’esprit, et cela, au seul profit du christianisme. Cohen s’est proposé de revoir les écrits hégéliens de la période de Francfort afin de comprendre cette disparition.
2 Cet essai comporte deux chapitres : 1. « Sur les traces de la Loi », et 2. « La Hantise de Hegel ». Dans le premier chapitre, l’auteur a démontré, avec une grande habileté, que la pensée hégélienne avait défini l’amour comme la relève de la loi, loi que Hegel assimilait à la fois au judaïsme et à la philosophie morale kantienne. En effet, la religion juive et le kantisme pensaient la loi comme quelque chose de positif. Une religion positive, comme le judaïsme, comprenait la loi comme une pure extériorité, comme quelque chose qui ne dépendait en rien de l’esprit humain, et à ce propos Hegel disait que « Sa religiosité est d’avoir son sens hors d’elle-même [...]. »(30-31) Seulement, du point de vue de Hegel, la positivité n’avait rien à voir avec une authentique religion parce que cette positivité écrasait le fini sous l’infini au lieu de travailler à leur réconciliation. Opposé à la positivité de la loi judaïque, l’Esprit hégélien demeure toujours en soi, et tire de lui-même sa propre loi. Cohen a tiré des textes de Francfort le principe selon lequel Hegel tenait la liberté de l’Esprit comme la religion mêmei. C’est dans le Christ que se trouve la révélation de l’Esprit et, ainsi, c’est la christologieii qui a pour fonction de propulser le christianisme au niveau d’une « religion naturellement spéculative. » (33)
3 Mais de quelle manière ce christianisme est-il relié au spéculatif ?
4 Selon Cohen, le Christ hégélien révèle l’Esprit parce que le Christ est son effectivité, c’est-à-dire l’incarnation du passage du fini à l’infini, et vice-versa (32-35). Ce lien du fini à l’infini est figuré par le dogme de la Trinité, qui présente une réciprocité entre le Père et le Fils, réciprocité rendue concrète par l’Esprit. L’Esprit est ainsi le mouvement même qui va du fini à l’infini et de l’infini au fini. C’est donc dire que Hegel considérait l’Esprit comme une manifestation de la liberté. Mais cette insistance sur la liberté ne fut point, selon nous, l’apanage des écrits de Francfort puisque Hegel, dans sa période de Berne (1795-1797), avait déjà opposé la liberté à la religion juive, pour laquelle l’autorité ne venait, précisait-il, que d’en hautiii.
5Contrairement à la Trinité, qui travaille à réconcilier le tout, la vie d’Abraham fut marquée par la séparation (40-49). Abraham, qui a tout quitté (sol, famille, divinités locales), est apparu à Hegel comme celui qui fut incapable d’aimer, et qui se maintint dans une attitude d’opposition. Or, c’est justement le sentiment de l’amour qui, selon Hegel, assure la réconciliation de toute chose (120-127), car l’amour rompt avec la loi judaïque. L’amour est un sentiment qui n’opère point de distinction entre le sujet et l’objet, entre l’amant et l’aimé, et Cohen a démontré que la religion de Hegel était identifiée à l’amour et que, par le fait même, c’est par la religion chrétienne que se réalisait ce que le philosophe avait nommé « l’infinité de la vie. » (125-126) Par l’amour, c’est la vie elle-même qui fait retour au sein de la religion. Mais la vie, que Hegel a définie comme une alternance entre la naissance et la mort, comme le mouvement incessant entre la finitude et l’infinitude, entre l’être humain et la divinité, signe, tel que l’a remarqué Cohen, le retour d’une loi, loi qui marque l’avènement de l’union entre les choses et la réunion entre la créature et son Dieu. Cohen, dans le second chapitre de son essai, a su accorder une attention particulière au problème qui consiste à exprimer, à dire, ce mouvement de réconciliation (148-160). L’auteur a souligné que c’est l’expression elle-même qui pose un problème puisqu’elle se fonde sur des distinctions. L’expression est incapable de rendre la réconciliation du fini et de l’infini parce qu’elle est elle-même une positivité (149). Exprimer l’union qui résulte de la vie même de l’Esprit est impossible puisque toute expression laisse apparaître des différences et des oppositions. Mais pourquoi ? Parce que l’expression est issue de la raison (151), alors que l’amour ne provient ni de la raison ni de l’entendement. C’est la raison pour laquelle il apparut souhaitable, du point de vue de Hegel, de quitter le langage de la philosophie afin de rendre à la vie toute son infinité (152).
6 Pour ce faire, Hegel a cru qu’il fallait sortir de la philosophie pour entrer dans le domaine de la religion. Même si Cohen ne l’a point relevé, il s’agissait d’une idée qui, à l’époque, était partagée par le Schleiermacher des Discours sur la religion (1799)iv. Cohen a souligné, au sujet de cette relève de la philosophie par la religion, que Hegel avait cherché à « [...] dévoiler l’origine onto-théo-téléo-logique du langage [...] ou à relever le penser et la diction au-delà de l’entendement, de la réflexion ou de l’expression “ratiocinante” » (153). Or, Cohen s’est attardé sur la manière précise dont Hegel a pensé ce dépassement du langage philosophique dans celui de la religion. L’auteur a rappelé qu’en cette matière, c’était le Prologue de l’Évangile de Jean qui avait inspiré le philosophe. Il s’y trouve, en effet, une simplification et, donc, une absolutisation du langage. Le tour de force de Jean a consisté à faire en sorte que les prédicats ne soient point de simples concepts, mais rendent la vie même de la Trinité. Jean a réussi à montrer la vie sous ses deux aspects de réunion et de scission, en insistant sur le concept d’émanation. L’émanation, que Hegel a trouvée chez Jean, se maintient autant dans la continuité de la production de la vie que dans sa discontinuité. Il s’agit d’une notion qui se comprend à la lumière des concepts de tout et de parties. Pour Hegel, chacune des parties est à la fois une partie d’un tout et un tout vivant. Cette pensée de l’organicité, dont on pourrait aisément retrouver des linéaments dans la philosophie de la religion de Schleiermacher et dans l’Introduction à l’Esquisse d’une philosophie de la nature (1799) de Schelling, est fondée sur l’image de l’arbre. À propos de cette image, Hegel avait précisé que chacune des branches était à la fois une partie de l’arbre, et un tout vivant à part entière.
7Selon Hegel, cette pensée de l’organique est demeurée étrangère à la pensée juive, qui retranche la branche de son arbre, oppose et sépare le corps de la penséev. Mais Cohen a souligné que cette organicité présupposait une découverte de la langue juive ; soit, celle qui consista, tel que Hegel lui-même l’admit, à exprimer le rapport de filiation entre le Père et le Fils. Même s’il a reconnu l’importance cruciale de cette découverte, Hegel a néanmoins persisté à critiquer le juif pour son incapacité à adhérer à cette filiation. C’est pourquoi, dans la période de Francfort, le juif de Hegel est demeuré celui qui, à la fois, alimentait le système spéculatif (grâce à la découverte de la filiation de la divinité et de son incarnation), et obstruait l’avènement l’Esprit, le devenir infini du fini.