Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2022
Octobre 2022 (volume 23, numéro 8)
titre article
Slaven Waelti

Les contes de l’économie politique au XVIIIe siècle

Tales of political economy in the 18th century
Arnaud Orain, La Politique du merveilleux. Une autre histoire du Système de Law (1695-1795), Paris, Fayard, 2018, 394 p., EAN 9782213705880.

1De 1715 à 1720, une fièvre de réformes bancaires, financières, monétaires et commerciales s’empare de la France. Son maître d’œuvre : un Écossais aussi brillant économiste qu’agioteur maladif, qui après quelques succès finit par causer, le 17 juillet 1720, rue Quincampoix, des émeutes demeurées dans les mémoires. C’est là en substance le récit canonique de la fameuse Banqueroute de Law, telle qu’elle donna entre autres son titre à la minutieuse étude que lui consacra Edgar Faure en 1977, dûment publiée dans la collection de Gallimard « Trente journées qui ont fait la France ». De ce récit, Arnaud Orain s’est proposé de prendre le contrepied. Le titre de l’ouvrage publié en 2018 l’annonce d’emblée : La Politique du merveilleux. Une autre histoire du Système de Law (1695-1795). Pour l’auteur, il ne suffit pas de se focaliser sur une « journée » – aussi décisive fût-elle –, il ne suffit pas de se concentrer sur une personnalité – aussi sulfureuse fût-elle –, et il ne suffit pas de se limiter aux faits économiques – aussi tumultueux fussent-ils. Comme il le dit, il faut « entrer dans le sujet par la philosophie politique, la théorie sociale, la théologie, l’histoire intellectuelle, la littérature, la sociologie, la métaphysique même » (p. 327). En un mot, il s’agit d’écarter « tous les faits » et de « prendre de la hauteur ». Les événements de 1715 à 1720 prennent alors un sens singulièrement neuf et racontent bel et bien « une autre histoire ».

2Cette histoire, A. Orain la raconte à travers six chapitres passionnants portant sur la politique fiscale de la fin du règne de Louis XIV (Chapitre premier), sur les imaginaires coloniaux du début du siècle des Lumières (Chapitre 2), sur les tentatives de refondation de la monarchie (Chapitre 3), sur la propagande ayant promu le Système (Chapitre 4), sur les contre-attaques qu’il subit (Chapitre 5) et, enfin, sur le bilan qui en sera tiré lors de la Révolution (Chapitre 6). De cette « autre histoire » émerge une thèse en forme de méditation très vivifiante sur la mémoire et le récit de la banqueroute de Law, autant qu’une réflexion sur les liens historiques entre fiction, politique et économie.

La crise de conscience de la monarchie louis-quatorzienne

3Reprenons les choses dans l’ordre. A. Orain commence par rappeler quelles furent les souffrances du peuple durant le règne de son plus brillant monarque. Ce règne fut en effet aussi celui de l’inégalité et de l’injustice, du pillage systématique des ressources du royaume, ainsi que d’une fiscalité répressive souvent assimilée à une guerre menée par le roi contre son peuple. S’ensuivirent : dépression économique, déclin de la population et, en fin de compte, dépérissement de l’État lui-même. De Fénelon à Vauban en passant par Boisguilbert, des voix cependant s’élevèrent contre l’oppression fiscale autant que contre l’inutilité sociale des rentiers. Dans le même temps, on se mit à promouvoir une idéologie nouvelle centrée sur le travail, la production agricole et le commerce, en vue de construire une économie de la création plutôt que de la prédation des richesses. De tels mouvements progressistes se heurtèrent cependant aux intérêts des classes dominantes, et à l’accusation de « despotisme ». A. Orain alors de rappeler que, dans l’esprit du temps, « despotisme » signifiait le rejet de tout « nivellement social » (p. 49), c’est-à-dire le refus de la noblesse de transiger sur ses privilèges, dont l’exemption de l’impôt n’était pas le moindre. C’est donc avant tout dans une perspective de guerre économique et sociale que l’auteur replace les débats qui conduisirent à la création du Système. Constituant un vaste monopole à la fois public et privé, et faisant passer tout le commerce sous le contrôle de la monarchie transformée en « Léviathan économique » (p. 74), il visait en premier lieu à en socialiser et à en redistribuer les bénéfices.

Compétition coloniale, imaginaire(s) et réseau des Modernes

4Dans son deuxième chapitre, Arnaud Orain replace ensuite le Système dans le contexte de politiques d’État coloniales et commerciales concertées. Les années qui précédèrent la mise en place du Système furent en effet le théâtre d’une intense propagande autour du Mississippi à laquelle contribuèrent des scientifiques et métaphysiciens tels que Fontenelle, Jean Terrasson, Jean-Jacques Dortous de Mairan, mais également des écrivains, dramaturges et journalistes tels qu’Antoine Houdar de la Motte, Jean-François de Pons ou encore Jean-François Melon et Charles Dufresny. À divers degrés, tous ces auteurs participèrent à la création d’un imaginaire nouveau appelant de nouvelles formes littéraires. Tandis que l’éloquence, la tragédie ou encore le poème lyrique étaient sur le déclin, le roman, l’opéra, le conte et son ressort de merveilleux s’imposaient progressivement, accompagnant la victoire des Modernes. Cette intégration de la littérature à l’histoire économique du Système constitue l’un des points forts du livre. Il rejoint par là la démarche de Florence Magnot-Ogilvy qui, dans un ouvrage collectif de 2017, invitait déjà à étudier les « représentations du Système de Law »1. Pour Arnaud Orain, toute cette propagande mit finalement à l’honneur une idée de prospérité, faisant tourner à plein le registre du merveilleux. L’essentiel étant que les articles de journaux, les lettres, les récits de voyages, les poèmes, les pièces de théâtre et les fables ou chansons sont performatives au sens où elles produisent des actes qui « fictionnalisent la politique et politisent la fiction pour produire des effets de persuasion » (p. 120).

Refonder la monarchie française

5Économique et colonial, le projet était encore et surtout politique. Dans son troisième chapitre l’auteur montre qu’il s’agissait avant tout de faire advenir une puissance centralisée, libérée des corps intermédiaires et des contrepoids politiques, qui parasitaient l’appareil d’État. Pour les promoteurs du Système, la richesse des individus devait être assurée par la mise en commun de tous les intérêts particuliers, les hommes d’État devant désormais gouverner la multitude dans le sens de son intérêt et de son plus grand bonheur. Selon les termes de Boisguilbert, si riches et pauvres se trouvent réunis dans un même Système, ce sera alors « la richesse de l’État qui fera celle des sujets » (p. 132) !

6C’est dans cette perspective qu’il faut replacer la constitution d’un nouveau cœur fiscal de l’État, la Banque qui deviendra la caisse de la Compagnie, permettant d’une part de remplacer les espèces par du papier-monnaie, et facilitant d’autre part le développement de la Compagnie. La Banque de Law n’est donc ni l’origine ni la fin du Système, elle n’est qu’un rouage au service d’une stratégie de croissance commerciale et impériale soutenue par la puissance publique. Et c’est la nation entière qui fut alors appelée à commercer : on ne voulait plus d’une classe de rentiers, on voulait un peuple d’actionnaires touchant des dividendes. Et tout l’enjeu consista à redéfinir à la fois la richesse et le crédit. De patrimoniale, la première devait devenir actionnariale, dans un Système lui-même indissolublement lié à la couronne. Quant au crédit, il franchissait l’étape décisive entre sa définition sociale et son acceptation économique. Dans la société stratifiée des xviie et xviiie siècle, les deux sens allaient largement de pair, la réputation individuelle suffisant généralement à obtenir des fonds. Désormais, la société commerciale envisage la répartition du crédit sur tous les citoyens, ce qui devait à brève échéance permettre la suppression de l’impôt, des dettes, autant que des corps intermédiaires chargés de les administrer. C’est donc peu dire que le Système était bien plus et autre chose qu’une Banque. Il s’agissait en réalité d’un titanesque projet de transformation de la société, où la gloire du roi n’était plus dans la conquête militaire, mais dans le bonheur de ses sujets.

Merveilleuse propagande

7Restait à assurer la confiance dans le Système, confiance indispensable à son bon fonctionnement. Et c’est ici qu’intervient à proprement parler « la politique du merveilleux » qui est au cœur du quatrième chapitre de l’ouvrage. A. Orain étudie trois des leviers principaux de cette propagande servie par une littérature carnavalesque du « renversement » mettant à l’honneur le mythe du valet roulant en carrosse. La Louisiane tout d’abord s’imposa comme un réservoir de merveilleux. Elle conjuguait fertilité des sols (libérant de la faim), mœurs douces des femmes autochtones (libérant des carcans sexuels), et enfin abondance des métaux et des mines (libérant de la pauvreté). Et ce grand rêve se doublait encore pour les colons s’y étant installés, d’un espoir de renaissance et d’élévation sociale promise par le Nouveau Monde. Toutes ces idées se retrouvaient ensuite au centre d’un deuxième réservoir de merveilleux : l’alchimie. L’intérêt que Philippe d’Orléans portait à cette dernière était de notoriété publique. Or tandis que les recherches visant à transformer le plomb en or étaient condamnées à échouer, le Système devenait un athanor d’un type tout nouveau. D’une part, il ouvrait la route commerciale à l’or des mines américaines, et d’autre part il transmuait les espèces métalliques pour en tirer l’esprit, c’est-à-dire les actions de la compagnie occidentale ou, plus simplement, la monnaie de papier. Et enfin, troisième et dernier réservoir de merveilleux, la métaphysique optimiste du premier xviiie siècle (à quels auteurs pense-t-on ? Leibniz ? d’autres ?) imposait progressivement ses théories de l’équilibre spontané, autant que l’idée d’un plan divin visant à la prospérité générale.

Contre-attaques

8Pour merveilleux qu’il fût, le Système souleva néanmoins bien des résistances, qu’Arnaud Orain étudie dans son cinquième chapitre. N’allait-il pas en effet sombrer sous le poids d’une bureaucratie écrasante ? Les entraves à l’initiative privée ne risquaient-elles pas de priver le royaume de la créativité de ses forces vives ? Une expansion commerciale sans émulation était-elle possible ? En un mot, le Système fut accusé d’ignorer tout ce qui faisait la dynamique du capitalisme. Mais les critiques ne s’arrêtaient pas là. Elles portaient encore sur des aspects moraux et théologiques. La répartition des richesses nouvelles et attendues ne remettait-elle pas en question les rangs sociaux et, partant, ne contrevenait-elle pas à l’ordre naturel voulu par Dieu lui-même ? Se mit alors en place une véritable contre-propagande retournant les discours de promotion du Système. L’alchimie débouche alors sur la scatologie, les billets de la Banque s’envolent dans une métaphore éolienne sur le point de devenir topique ; quant aux richesses de la Louisiane, leur arrivée indéfiniment différée en dénonce l’illusion, et, enfin, la fameuse liberté sexuelle promise finit en prostitution généralisée.

9Sans surprise, ce fut la noblesse qui mena la contre-attaque la plus virulente et qui fit en dernier lieu de la banqueroute le scandale que l’on connaît. Dans ce scandale, A. Orain voit alors un « souvenir-écran » (p. 256), c’est-à-dire un souvenir à la fois net et puissant, et surtout un souvenir reconstruit par une classe sociale en vue de combattre ce qui la dérangeait dans le Système. C’est ici que l’on retrouve l’accusation de despotisme à comprendre toujours dans le sens de nivellement social – sens que Montesquieu n’a pas peu contribué à propager des Lettres Persanes à l’Esprit des lois. Et c’est sur ce souvenir-écran d’un accident, d’une débâcle annoncée en raison du caractère trop antinaturel du Système, que fut construit le « récit canonique » de la banqueroute de Law. Or si ce souvenir est bien aussi un écran, c’est qu’il masque une réalité autrement plus impitoyable, celle « de l’effroyable souffrance sociale de la vaste majorité des sujets du royaume » (p. 257), dominée par une classe viscéralement égoïste et n’ayant jamais eu que son propre enrichissement en vue. Cette relecture par A. Orain de la propagande qui entoura le Système permet en dernier lieu non pas de relativiser son échec, mais d’en complexifier la narration. Derrière les enjeux mémoriels se trouvent des luttes sociales qui dépassent largement le cadre de la Régence, et qui ouvrent la porte à des relectures possibles de nombreuses autres débâcles économiques ayant eu lieu depuis.

L’heure des comptes

10Pour sédimenter encore le souvenir-écran, une nouvelle littérature mettant à l’honneur des valeurs morales retrouvées émergea à partir des années 1720. C’est vers de tels textes que se tourne A. Orain dans son sixième et dernier chapitre. L’auteur mentionne entre autres œuvres faisant l’apologie de la simplicité et de la pauvreté, L’Île des esclaves de Marivaux où Arlequin, après être devenu le maître carnavalesque de son propre maître sur une île où tous les rapports sociaux sont inversés, renonce à ses nouveaux privilèges et rend à son maître les siens. Moralité : si le Système ne manquait pas de générosité, il ne peut y avoir de solution purement économique aux problèmes sociaux. La solution doit être morale : elle se trouve dans une frugalité retrouvée, elle consiste à accepter son sort sans chercher à sortir de son rang, car la grandeur ne saurait être désirable à qui n’y est pas destiné. Bref, dans cette sorte de reprise en main morale et conservatrice, la félicité ne se trouve plus dans une quelconque quête du bonheur ; elle consiste à bien accorder ses désirs à son état.

11Le souvenir-écran produit cependant des effets bien au-delà de la littérature. Il est présent tout au long du xviiie siècle, notamment dans le refus des physiocrates de tout dirigisme étatique et dans des positions favorables à l’entreprenariat privé. Quant à la Révolution, elle n’oublie pas non plus l’expérience du Système, particulièrement au moment de refuser l’abolition de la propriété privée, car ce sont en dernier lieu les propriétaires qui ont le plus grand intérêt au maintien de la constitution. Dans les deux cas, les possédants sont essentiels pour fonder l’ordre social. Et dans les deux cas, Law avait bel et bien péché contre l’ordre naturel.

*

12L’ouvrage d’Arnaud Orain culmine donc dans une réflexion sur l’usage d’un souvenir-écran forgé par les classes dominantes pour remporter la bataille mémorielle. Selon ce dernier, il s’agit ni plus ni moins que d’une banqueroute purement financière, ce qui conduit de fait à dépolitiser le problème. C’est cette perspective que renverse A. Orain : l’élément financier n’est plus central, et 1720 n’est plus un accident. Ce qui était en jeu, c’était une véritable entreprise refondation de la société dans un contexte de crise de conscience de la monarchie. Selon l’auteur, on sentait bien que « le pacte social monarchique fondé sur une conception organique du corps social ne fonctionnait plus » :  « Le problème n’était pas tant qu’il y ait des riches et des pauvres, ou des nobles et des roturiers, il était que la justification théologique et politique de l’État monarchique n’était plus très bien assurée » (p. 327). Or précisément, le « grand Léviathan » se proposait de refonder la société « sur la mise en commun des volontés et des propriétés des individus qui les composaient. Au même titre qu’une religion ou qu’une utopie, c’est une véritable attente eschatologique que le Système a portée, en imaginant que la puissance publique pouvait donner à tous une direction unique, et ainsi organiser le bonheur matériel des individus » (p. 327). Ce qui s’élabore ici, c’est donc aussi l’idée d’un pouvoir « post-politique » au sens où « le grand tout prendrait soin de chacun sans que personne n’ait à donner son avis » (p. 329). À cet égard, l’ouvrage pose une question essentielle d’évaluation de politiques publiques : « doit-on juger une politique en faisant la balance de ses effets positifs et négatifs, de ses résultats et conséquences ultimes, ou au contraire en appréciant sa conformité à certains principes moraux posés a priori ? » (p. 247) Cette question adressée par A. Orain au Système, s’adresse en réalité à tous les systèmes, et singulièrement au nôtre. Et si l’auteur conclut en évoquant la crise des subprimes – à son tour considérée dans une perspective plus large que simplement financière – les parallèles avec les modes de gestion actuels des affaires publiques sont évidents. En un mot, La Politique du merveilleux, en plus d’être un ouvrage essentiel d’histoire économique et culturelle, est aussi un essai profond sur le rapport entre fiction et politique, sur l’histoire économique et sa mise en récit.