Fragments d’une théorie médiévale des discours amoureux : controverses, créations & adaptations
Au‑delà du topos de la fin’amor
1L’amour courtois, ou plus justement nommée, la fin’amor, est l’aspect le plus connu du grand public d’une conception médiévale renouvelée du lien amoureux, généralement conçu sous la caricature d’un vasselage d’amour et d’une idéalisation du féminin comme objet de culte. La critique de la fin’amor a connu un assez récent tournant1 et on peut aujourd’hui parler de « leurre courtois » tant la fin’amor, sous un premier abord d’affirmation de l’amour le plus délicat, contre‑pouvoir de l’institution ecclésiale, s’avère être l’expression d’une tradition misogyne. L’épanouissement de cette pensée de la fin’amor aboutit aux formes les plus élaborées au xve siècle, fin du cadre de cet ouvrage. En embrassant des formes littéraires allant de la célébration de l’amour le plus délicat à la plus verte expression de misogynie, Joël Blanchard nous donne accès aux polyphonies d’un très large corpus médiéval traversé par le thème de l’amour. Il apporte ainsi un nouveau regard sur l’histoire qui conduit à cet aboutissement, en articulant les notions de sexualité, genre et pouvoir sous le prisme de l’écriture et de la création.
2J. Blanchard est médiéviste, professeur émérite, et propose ici une histoire du discours amoureux à partir des formes qu’a prises son écriture. L’enjeu initial semble donc rhétorique et formel mais s’enrichit en réalité de dimensions aussi bien éthiques, philosophiques que médicales. L’amour « ressort autant de la thérapie que du sentiment, ses langages sont multiples et divers ». Le cœur du projet est bien l’écriture et le discours, outils de constitution d’une pensée. En cela cet ouvrage se distingue des projets menés sur la question de l’amour comme phénomène concret, sur le corps et les pratiques2. En mettant au cœur le texte et l’écrit, J. Blanchard ouvre le champ des possibles, avec des formes simultanées, parfois en concurrence, échappant ou cherchant une échappatoire au dictat des normes idéologiques, en particulier à travers la liberté de la fiction. Il s’agit alors d’aménager la tradition ou de jouer avec elle, ce qui pose continument la question de la filiation, de l’héritage et son interprétation ou contestation.
3Construit en trois parties, ce livre aborde successivement les thèmes « Matrices et modèles », « Du miroir de Narcisse au miroir des princes » et « De l’amour à l’amour de l’écriture ».
Une réflexion sur l’écriture & les filiations
4Ce travail reprend et élargit les prémices de l’étude pionnière menée en 1994 par John Baldwin (Language of Sex : Six voices from Nothern France around 1200), afin de mettre au jour la matrice nourricière des formulations poétiques de l’amour. La fin’amor est en effet indissociable des formes et images qu’ont « trouvé » les troubadours pour la chanter dans leurs cansos, véritable révolution littéraire et culturelle. Mais cet ouvrage a pour mérite d’enrichir la typologie des discours amoureux du Moyen Âge. Cet essai révèle aussi les interactions entre les acteurs et les discours, loin du cliché des troubadours, « poètes enfermés dans la cellule de leurs pensées ».
5Cet ouvrage met en avant les multiples croisements dans les discours sur l’amour : controverses théologiques et rhétoriques, modèles politiques et curiaux, questions disputées dans le corps médical…. Il souligne l’importance du discours des clercs à travers les écoles monastiques, ce alors que leur emprise sur la société augmente après les quatre conciles de Latran. La réforme grégorienne à partir du Xe siècle sépare en effet les clercs des laïcs, régule les comportements, tend à un plus grand contrôle des passions. Il s’agit alors de distinguer les traces de résistance face à cette mise au pas, les glissements et les renouveaux du modèle de la fin’amor. L’intérêt de cet ouvrage repose, entre autres, sur la chronologie suffisamment large pour embrasser les évolutions d’un discours amoureux en mouvements, « partagé entre des tentatives contraires, des aménagements continus et des dérivations imprévues ».
6La transmission des savoirs antiques par le travail des écoles monastiques offre un immense champ de ressources pour la réflexion du discours amoureux : depuis Plaute, Térence, Ovide, Virgile, Lucain, Horace… Les clercs formalisent et enrichissent le discours amoureux en permettant aussi l’intégration du patrimoine antique. En effet, au‑delà de la simple opposition entre le discours religieux et l’héritage antique, la poétique de l’amour est marquée par des tentatives de compromis et d’adaptation.
Écrire sur le sexe & l’amour comme geste social & politique
7J. Blanchard prend en compte les acquis des études de genre, l’approche culturelle de la construction de l’identité genrée3 et les lie à une analyse politique de l’écriture : « La sexualité médiévale s’écrit avec les mots du politique : les discours sur l’amour sont corrélés à l’autorité religieuse et politique ».
8Sexualités, virginité, chasteté et désir, ou encore conjugalité, mariage et célibat sont autant de sujets qui animent l’espace public, tracent une ligne de partage entre clercs et laïcs et montrent que l’expression de l’amour est avant tout une question de pouvoir. Ces préoccupations sont relayées par la littérature qui s’en fait la chambre d’écho et le lieu de proposition d’alternatives. On voit surgir un courant naturaliste porté par les traductions d’Aristote qui plaident pour une approche plus tolérante de la sexualité, ouverte à la procréation et au bonheur. Ce déplacement est visible dans le Roman de la Rose et les débats qu’il a suscités, œuvre qui occupe le centre de ce long chapitre. Ce Roman est d’une importance capitale pour le sujet ici traité : le prouvent son succès (plus de trois cents manuscrits conservés), les manipulations dont il est l’objet, la controverse littéraire qu’il déclenche au xve siècle. Le Débat sur le Roman de la Rose anime en particulier les milieux humanistes parisiens autour de Louis d’Orléans. Mais en son centre se place l’action de Christine de Pisan qui orchestra l’expression de sa désapprobation à l’encontre d’un livre si indécent et hostile aux femmes que sa lecture faisait d’elle « un coq sautant sur des braises » (p. 157). Le débat médiatique autour du Roman n’est pas uniquement littéraire et touche aux domaines sensibles de la sexualité, du mariage, du pouvoir. L’hétérogénéité est au cœur même de la forme dialogique du Roman, compendium ou encyclopédie de savoirs sur l’amour, c’est un miroir aux amoureux qui offre une pluralité de lecture (psychologique, morale, philosophique...) excédant le seul fait amoureux. Mais il offre la porte d’accès idéale vers une tradition qui innerve tout le Moyen Âge par des topiques récurrents. En effet, entre fin’amor et misogynie il y a « l’opposition toute formelle et matérielle qui peut exister entre l’envers et l’avers d’une même idée » (p. 164).
9J. Blanchard explore la relation entre « Misogynie et littérature » (chapitre 9), à partir des fictions littéraires, des fabliaux, Jehan de Saintré, le Décaméron, ou encore les Contes de Canterbury. La variété des textes abordés permet une réflexion sur les transferts, dérivations et réemplois propres à l’art d’écrire médiéval.
Les arts d’écrire l’amour & l’amour de l’écriture
10« L’œuvre médiévale est mobile, instable, rétives à des catégories réductrices, aussi bien idéologiques que littéraires » (p. 189). Cette mobilité fait la richesse des analyses proposées ici autour de la notion de montage poétique. En un mouvement réflexif l’amant‑poète ou poétesse parle de son métier, de sa recherche formelle. J. Blanchard dans son étude du lyrisme tardo‑médiéval rapproche deux services : le vasselage d’amour et celui de l’écriture. La création poétique offre un renom, une reconnaissance dans le contexte courtisan, alors que la tradition des troubadours à bout de souffle cherche à se renouveler. Ce renouvellement se manifeste dans l’art du « dit », un mélange de narration et de poèmes (p. 205) qui marque la réaffirmation du chant et du rythme musical (avec l’exemple de Guillaume de Machaut, son Livre du Voir‑Dit et La Fontaine amoureuse).
11La poésie amoureuse comme pratique sociale permet d’aborder la rivalité entre clergie et chevalerie, ainsi que les pratiques collaboratives aristocratiques (recueils et livres d’amis). L’acmé de cette analyse conjointe des thèmes de l’amour et de l’art d’écrire s’incarne dans l’idée du livre du cœur, motif récurrent des poèmes de Charles d’Orléans (p. 226). La métaphore de l’écriture intérieure fait du texte un artifice pour rendre visible le cœur, l’expression de l’intériorité. Cela s’inscrit dans un courant qui revalorise le monde sensible par rapport à l’intellect. Ce courant lui‑même doit être étudié en contexte, celui de sa création, la vie de cour, indissociable de l’expression de la poésie amoureuse comme pratique aristocratique. De façon pertinente J. Blanchard souligne les relations organiques et structurelles entre littérature et société (p. 229) : « écrire, c’est se réunir, s’associer, partager les mêmes goûts ». La poésie devient alors un moyen de distinction par le talent, un geste d’engagement ritualisé.
12L’auteur accorde une appréciable attention aux « Voix de femmes », bien loin d’un « mâle moyen âge »4 (chapitre 13). Plus intéressant encore, il invite à « sortir d’un système qui identifie les marques de féminité au sexe réel de l’auteur et à mettre en avant une féminité textuelle5 ». Le corpus des trobairitz et des chansons de toiles a commencé à recevoir une attention méritée6, et il est précieux de noter comment il révèle l’autonomie d’une voix féminine et le surcroît de sens qu’elle apporte. En exprimant le tourment du désir ressenti par des femmes, ces chansons dépassent l’aliénation courtoise en offrant une émotion partagée et non plus la « relation univoque et narcissique » de la fin’amor (p. 239). En raison de son importance pour cette réflexion, J. Blanchard choisit de consacrer son attention à Christine de Pisan dans une approche. globale de l’ensemble de ses écrits (p. 249). Après un chapitre où il abordait la querelle du Roman de la Rose, il revient ici de façon plus approfondie sur son œuvre comme étant engagée dans les débats de son temps, dans une véritable entreprise critique de la rhétorique de l’amour dont elle réussit la revitalisation. Cette analyse de l’œuvre de Christine de Pisan se conclut par une ouverture sur le cas beaucoup moins connu d’une béguine mystique, Marguerite Porete. L’ouvrage se clôt ainsi en donnant à nouveau la parole à une autrice, de plus une femme condamnée et brûlée, ce qui révèle la charge révolutionnaire et contestataire de l’expérimentation littéraire sur le thème amoureux.