Communiquer, léguer, enseigner, révéler : pour une po(ï)étique de la transmission
1La revue Intermédialités nous offre dans son numéro 5 le dossier « Transmettre » (publication du Centre de recherche sur l’intermédialité, Montréal, 2005,
237 p.) qui réunit les contributions de plusieurs chercheurs comme Anne Bénichou, Renée Bourassa, Vincent Bouchard, Déborah Blocker, André Habib, Laura Marks, Éric Méchoulan, Marie-Hélène Mello, Walter Moser, Sarah Rocheville, Valeria Wagner.
2Le thème proposé suscite de nombreuses interrogations, ce qui justifie la diversité des approches et des œuvres analysées. L’accent est mis non seulement sur le contenu de l’acte de transmettre (compris à la fois dans son sens matériel et spirituel : la transmission des livres, des objets, des pratiques, des rituels, des savoirs, des valeurs, des traditions) mais aussi sur les supports matériels, sur les techniques et les technologies de communication. À cela s’ajoute une mise en question du rôle et du statut de diverses institutions qui, pour assurer un cadre favorable pour la transmission intellectuelle, doivent adopter de nouvelles politiques d’action.
3Ce volume extrêmement stimulant accueille des articles qui portent sur diverses périodes culturelles, de l’Antiquité et jusqu’à l’époque contemporaine. Les contributions pourraient être groupées en fonction des critères suivants : l’histoire culturelle des formes de transmission de la pensée savante (la littérature), les questions récentes du cinéma, de la vidéo, de la direction d’orchestre ou des installations, et les approches conceptuelles. Nous observons la récurrence de certains éléments comme le rapport entre l’oralité et l’écriture, le statut de l’auteur et du récepteur (lecteur, auditeur, spectateur), le rapport indissoluble entre la transmission et l’expérience de la réalité. Un autre élément fondamental, qui a inspiré d’ailleurs notre sous-titre, réside dans l’accent qui est mis à la fois sur les modalités concrètes par lesquelles se réalise la transmission (le poienin) et sur les réflexions (la théorisation, donc la recherche d’une poétique) que celle-ci engendre.
4Le volume s’ouvre par une introduction extrêmement incitante sur les enjeux de la « présentation » dans ses rapports étroits avec la transmission. Éric Méchoulan construit la présentation du recueil à partir d’un des dialogues de Platon : Protagoras (ou Les Sophistes) afin de situer l’origine même de la transmission, qui se situe au cœur même des recherches intermédiales contemporaines, dans le cadre de l’interrogation philosophique antique. L’auteur apprécie que les articles de la revue pourraient se prêter à une diffusion semblable à celle des potins et considère l’intermédialité comme « la métaphysique ramenée à sa fabrique ancienne ... » (p. 20). En effet, l’émergence de la philosophie caractérise le moment particulier de l’histoire grecque où les formes et les usages de la transmission devenaient fort problématiques. Il s’agissait d’un changement de la vision générale à l’égard des besoins de communication des individus qui ne sont plus regardés comme de simples objets du monde, mais comme des personnalités qui participaient activement à l’acte de transmission. Cette nouvelle perspective permet une réflexion sur le contenu des savoirs qui sont transmis en même temps que l’enseignement de la langue, la consigne principale étant de faire passer non seulement des notions disparates, mais des mots avec toutes leurs subtilités, avec les formes de vie et les configurations culturelles associées.
5Le premier cycle d’articles débute par l’étude de Renée Bourassa : « Circulations alexandrines » qui porte sur la manière dont le livre fonctionne en tant que principal vecteur de constitution et de transmission culturelle. En partant de l’idée que le concept de transmission opère à travers trois plans de détermination (représentés par le milieu culturel, le support matériel des idées et la médiation humaine), Renée Bourassa identifie deux moments principaux de la transmission, reliés à la perspective spatio-temporelle : la condensation et la dissémination (p. 21). L’auteur focalise son attention sur les étapes du parcours des manuscrits antiques : la condensation (le moment alexandrin), la dissémination (le diaspora des manuscrits succédant à la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie) et la transmission des manuscrits à l’Europe de la Renaissance. Les bibliothèques ont un statut important dans le cadre de cette dynamique de rassemblement puis de transmission des savoirs. La bibliothèque est non seulement le lieu de la collection, mais l’un des premiers « modèles d’une communauté savante qui essaime autour du livre dans une dynamique de production intellectuelle » (p. 22). Pendant ce périple, le manuscrit antique a plusieurs fonctions principales. Tout d’abord un rôle mnémonique dans le passage entre l’oralité et l’écriture (à l’époque de Platon), puis vecteur de la réflexion philosophique (pour Aristote) et ensuite, à Alexandrie, un rôle de prestige (« celui du cosmopolitisme et de la rencontre culturelle »). L’auteur retrace minutieusement les mutations et les trajectoires les plus importantes dans l’histoire du manuscrit et insiste d’abord sur le rapport inextricable entre la matérialité du support et la lecture : « le support induit de manière irréductible un parcours obligé que convoie le flux linéaire de l’écriture » (p. 23). Dans ce contexte, plusieurs aspects sont traités : le repérage au sein d’un rouleau ou de la bibliothèque, la tradition rhétorique de l’ars memoriœ et le travail érudit. La bibliothèque elle-même change de statut : elle n’est plus un moyen dans l’activité pédagogique propre au modèle aristotélicien, mais un instrument du pouvoir royal, une affaire d’État, et s’investit d’une mission utopique : « réunir dans un même lieu la totalité des manuscrits de la terre et tous les savoirs du monde » (p. 25). En tant qu’indice du prestige royal et valeur marchande, la bibliothèque d’Alexandrie suscite de nombreuses rivalités, surtout avec la bibliothèque de Pergame, la compétition acharnée pour la possession des manuscrits s’associant à diverses raisons politiques. Une partie importante de l’article concerne l’activité d’érudition et de recherche dans tous les domaines, cette l’effervescence intellectuelle étant le résultat de l’influence exercée par la bibliothèque. La deuxième partie de l’étude porte sur le passage des manuscrits, à l’époque médiévale et jusqu’à la Renaissance. Même si la bibliothèque d’Alexandrie n’a pas laissé que peu de traces, sa figure archétypale est entrée dans l’imaginaire de l’humanité. Le statut du manuscrit change en même temps que la modification de sa matérialité (l’apparition du codex) et « le livre lui-même devient le site de la collection » (p. 31). L’auteur identifie certains cas de récupération des manuscrits (dans l’empire grec d’Orient), d’autres pôles de condensation qui combinent la traduction et l’érudition faisant leur apparition et attirant les chercheurs de tout le monde. Lors des croisades, les traités grecs de l’Antiquité, en traduction arabe cette fois, émergent en Europe et contribuent à l’avènement de la Renaissance. La troisième partie de l’article a comme but l’analyse de deux manuscrits alexandrins des œuvres de Ptolémée (Le Corpus Hermeticum et l’Almageste) et leur importance dans la création de la science moderne. La réflexion finale « Jeux de mutations : les derniers avatars du livre et de la bibliothèque » interroge le statut du livre à l’époque de la bibliothèque virtuelle.
6L’étude de Deborah Blocker : « The Hermeneutics of Trasmission: Deciphering Discourses on Poetry and The Arts in Early Modern Europe (1500-1800) » envisage les différentes manières de présenter d’un point de vue historique la formation, la circulation et l’institutionnalisation des discours sur la poésie et les arts dans l’Europe de l’époque moderne.
7En partant de l’observation de quelques inconséquences dans la façon dont l’histoire des idées a enregistré l’émergence de ces discours (« Some problems with the existing histories of ‘literary criticism’ or ‘aesthetics’ », p. 39-47), l’auteur examine l’utilité des techniques relevant de la bibliographie matérielle pour le bon déroulement de ses recherches. Pourtant, les études axées exclusivement sur l’histoire du livre s’avèrent insuffisantes et la perspective des approches interdisciplinaires est prise en considération. Cela permet l’ouverture vers la transmission des autres savoirs comme ceux de l’histoire sociale, politique et culturelle. L’étude des traditions et des « actions de transmission » qui les matérialisent, aspect étudié dans la dernière partie : « Traditions as historiographical tools : are transmission studies an emerging field ? » (p. 59), s’avère indispensable dans le cadre des recherches sur l’histoire des pratiques esthétiques.
8L’article signé par André Habib, « Survivances du Voyage en Italie », fait la transition vers le deuxième volet du dossier qui explore le domaine du cinéma. L’auteur analyse l’enjeu principal du film de Roberto Rosselini, Viaggio in Italia (1954) et se propose de mettre en valeur « l’idée et la pratique de l’héritage, de la filiation de la transmission d’une tradition » (p. 62). Le film constitue un moment important dans l’histoire cinématographique et porte sur la représentation de la brèche ouverte entre le passé et l’avenir, entre le monde et l’individu. Les images relatives à l’expression de l’écart et du faux-raccord, de la survivance et du passé dans les ruines du temps s’associent à la délocalisation des personnages qui sont confrontés à une nouvelle perspective du temps. La réussite de Rossellini est, comme le souligne André Habib, « d’être parvenu à faire passer cette brèche dans le temps, à l’intérieur même de l’enchaînement – devenu désenchaîné – de son film » (p. 71). Les ruines acquièrent une nouvelle signification, elles opèrent une prise de conscience de la dévalorisation du monde : il n’existe plus de continuité entre le passé et l’avenir, l’époque moderne des formes brisées, discontinues marquant davantage cet écart entre le soi, le langage et le monde (thème exploré par la littérature moderne, de Joyce, Faulkner, Nathalie Sarraute, Robbe-Grillet à Beckett ou Cioran). L’auteur insiste sur l’analyse de la tradition littéraire des voyages en Italie que Rossellini reprend et souligne dans ce contexte certains thèmes récurrents de la littérature du voyage (Homère, Du Bellay, Pétrarque, Chateaubriand, Goethe, Jensen, Gautier ou Proust) où les ruines apparaissent comme un sujet de fascination. Le film laisse penser une autre modalité de la transmission, « celle de sa propre trace, de sa propre empreinte de lumière, fixée sur la pellicule, qui nous revient du temps » (p. 79), élément qui contribue à affirmer la valeur incontestable de l’œuvre analysée.
9Dans « Transmettre l’expérience d’une rencontre : le cas du cinéma léger synchrone », Vincent Bouchard, insiste sur la pertinence de la conception de la technique cinématographique moderne qui suppose un contexte de production favorable à la rencontre des cinéastes avec la réalité filmée. Les nouveaux dispositifs légers synchrones de production cinématographique changent le mode de transmission du savoir et de l’expérience. Une nouvelle souplesse permet aux cinéastes d’enregistrer une forme de poésie qui implique un changement de présentation. La réalité n’est plus associée à un sens figé, mais on constate la constitution d’un véritable discours qui résulte de la médiation entre le dispositif d’enregistrement et la réalité. Le corpus analysé comprend quelques exemples filmiques : Pour la suite du monde (1963), Félix Leclerc, troubadour (1959) et l’auteur met en valeur leurs conditions de production et de réception. Le réel et l’imaginaire, l’image et le son, les gestes et les paroles se superposent dans un agencement complexe, le continuum de la réalité étant fragmenté lui aussi par la mise en discours. Les écrits des cinéastes sur leur pratique révèlent un aspect de la réalité, comme l’on peut observer dans le deuxième volet de l’article qui s’appuie sur l’analyse d’une séquence de Chronique d’un été (1961). Le spectateur est confronté à une véritable expérience dans laquelle il prend part activement, il est censé tisser des liens entre ce qu’il voit et ce qu’il a vécu. L’auteur associe cette conception du cinéma aux intentions du cinéaste Pierre Perrault, qui insistait dans L’Oumigmatique, ou l’objectif documentaire (1995) sur la nécessité de « transformer le public en hommes » (p. 96). Cette vision implique un changement de la transmission de l’expérience en soi, qui s’avère différente, hors des logiques de la représentation et permet la mise en contact entre plusieurs réalités. La conclusion propose d’ouvrir le débat concernant l’oralité de cette forme nouvelle de cinéma vers d’autres pratiques cinématographiques et de voir dans quelle mesure « ce mode de construction du savoir » concerne d’autres productions culturelles (p. 97).
10Marie-Hélène Mello semble répondre en quelque sorte aux interrogations finales de Vincent Bouchard et entame une discussion sur le thème : « Cinéma, médiation et transmission chamaniques, d’après Poétique du cinéma de Raoul Ruiz ». L’article part de l’essai de Raoul Ruiz « Pour un cinéma chamanique » et présente certains aspects relatifs aux rapports entre l’image cinématographique et le chamanisme. En employant la figure du chaman, « spécialiste de l’expérience extatique, psychopompe et médiateur » (p. 99), qui devient une image du passeur, l’auteur a l’intention d’éclairer la notion ruizienne de « cinéma chamanique », qu’il définit comme un médium qui préserve des qualités médiatiques liées à la transmission orale. Le rôle de l’image dans l’œuvre de Ruiz est associé principalement à la mémoire, à l’art combinatoire et au film potentiel. L’analyse du Film à venir (Ruiz, 1997) d’après L’écoute filmique de Véronique Campan s’avère un exemple utile de production cinématographique qui tente d’explorer le « caractère chamanique » du son au cinéma. Le cinéma chamanique consiste à faire jaillir l’inattendu et l’indescriptible, la poésie du quotidien (p. 101), il est associé au voyage, au passage magique vers l’autre-monde. L’image possède des pouvoirs d’enchantement similaires à la voix, ce qui conduit l’auteur à approfondir le thème de l’oralité de l’image (p. 106). La partie intitulée « L’image : de la mémoire au film potentiel » explore le cinéma chamanique en tant qu’un art combinatoire auquel participe le spectateur et où la mémoire fabriquée du cinéma est reliée à ses propres souvenirs (p. 108). De cette perspective, la transmission devient l’expérience de la coprésence des temps et des lieux (p. 109) et, dans sa conclusion, l’auteur renforce le rôle du cinéma chamanique qui serait celui d’examiner au maximum la richesse évocatoire du film et le caractère infini de son interprétation.
11Dans « Transmettre l’avenir : autour de l’essai-vidéo d’Ingrid Wildi ¿ Aquí vive la Señora Eliana M… ? » Valeria Wagner s’interroge sur le lien entre le passé et l’avenir de la migration qui, au lieu de reposer sur la linéarité ou la continuité, suppose la coexistence temporelle et la superposition des expériences. Faite d’entretiens, cette œuvre-vidéo construit une structure particulière de l’expérience qui maintient le passé de la migration accessible au présent, en reliant de cette façon les deux pôles de la migration – ceux qui partent et ceux qui restent. Le rapport intrinsèque de la « structure de l’expérience » caractéristique pour les migrants est analysé à travers l’essai-vidéo de Ingrid Wildi, artiste chilienne-suisse, dont l’œuvre se caractérise par un intérêt manifeste pour le devenir audiovisuel de la parole vivante.
12Le cycle dédié aux arts visuels débute par la contribution d’Anne Bénichou : « La transmission des œuvres d’art : du monument à l’art de l’interprétation. Les ruines de Christian Boltanski ». L’auteur analyse la manière dont le mode allographique interroge et trouble la logique du monument historique qui sous-tend la conservation des œuvres d’art. À partir des années soixante, on constate un renouvellement des modes de conservation et de transmission des œuvres, qui résulte de la multiplication des pratiques artistiques éphémères, idéelles. Les artistes et les conservateurs de musées ont dû renoncer à la préservation traditionnelle de l’œuvre dans sa forme originelle, puisque le nouveau régime allographique autorise des réitérations multiples par d’autres personnes que l’artiste, à partir des prescriptions du dernier. L’étude porte sur une série de l’artiste français Christian Boltanski, Les inventaires des objets ayant appartenu à… (1972-1995), faite d’installations éphémères qui présentent dans un musée tous les objets ayant appartenu à un habitant de la ville. La série relève d’un régime mixte : allographique (puisque les objets sont réductibles à une notation qui donne lieu à une série d’exécutions réitérables) et autographique (puisque la disposition et l’exécution sont consignées par l’auteur). L’efficacité de l’œuvre repose sur les glissements vers le régime allographique, les inventaires privilégient surtout les « valeurs de la contemporanéité ». Le rapport entre les valeurs de contemporanéité et de remémoration s’inverse, l’œuvre n’est plus abordée du point de vue de son processus de production (le régime allographique), mais de la perspective des manifestations considérées en elles-mêmes (p. 156). Les questions soulevées par Boltanski sur la pérennisation des œuvres des arts visuels contemporains, la notion de collection et les valeurs historiques qui la sous-tendent confirment en effet l’émergence d’un nouveau champ d’investigation. Pour l’explorer, il faudrait appliquer des démarches interdisciplinaires qui combinent les méthodes de documentation (afin de restituer leur histoire), la consignation des interprétations (lors de chaque réitération de l’œuvre) et des prescriptions des artistes. En fin d’article, l’auteur souligne la nécessité du changement de la législation qui encadre les projets artistiques et muséales, la signification du droit d’auteur et les attributions des professionnels des musées.
13L’interrogation sur les valeurs de la transmission est poursuivie par Sarah Rocheville dans « Le chef invité de Tarragone », analyse qui attire l’attention sur le problème du rôle du chef d’orchestre contemporain. L’auteur constate le déplacement moderne de l’autorité dans le domaine de la représentation musicale et s’interroge sur la signification de la nouvelle et étonnante « gestique » musicale. Construit autour d’une expérience d’écoute d’un concert (en juillet 2004, au théâtre roman de Tarragone), l’essai se concentre sur le problème du différend qui médiatise la vision du chef et l’oreille du public. Le chef invité, au lieu de faire les gestes habituels, a un comportement étrange : ses gesticulations ne visent plus à « conduire » la musique et les musiciens, mais à « brusquer la codification traditionnelle musicale, à donner la préséance au geste sur le son », créant « un brouillage dans la circulation partition-chef-auditeur » (p. 164-165). La transmission réalisée par le chef s’avère négative, coupée de tout passage à l’acte. Celui-ci assume pleinement le « malaise moderne » qu’il s’efforce de rendre sous une forme discontinue, négative et inhabituelle. L’accent excessivement mis sur fonctionnalité prouve que l’action de transmission exercée par un chef d’orchestre est totalement différente de la pure fonction de transmission. C’est pour cette raison que le chef doit maintenir et mettre en valeur le brouillage du circuit de la communication (élément indispensable aux concerts live) que les techniques électroacoustiques modernes s’efforcent tout au contraire de réduire au minimum.
14Le rôle des techniques audio-visuelles, envisagées cette fois en tant que moyen d’enseignement, fera l’objet des réflexions développés par Laura U. Marks dans « In the University’s Ruins, Some Audiovisual Thoughts ». En partant de l’expérience de son cours intitulé « Audiovisual Practice », l’auteur réfléchit sur les modalités de mettre en place une pédagogie créatrice à l’aide de la pratique audiovisuelle. Cette approche s’oppose entièrement au système traditionnel basé sur la transmission des valeurs comme la raison, la culture et l’excellence, et propose d’incorporer diverses formes d’intelligence comme l’acuité visuelle ou l’intelligence corporelle. Les productions intellectuelles à l’université s’inscrivent dans la logique du marché, aspect dénoncé d’ailleurs par Bill Reading dans l’ouvrage The University of Ruins (1996). Dans le système traditionnel où l’expérience est associée définitivement à la signification, l’audiovisuel apparaît à la fois comme une ressource intellectuelle (source d’inventivité et de créativité) et une marchandise (ce qui relève d’une certaine valeur instrumentale de la connaissance universitaire). Après une présentation détaillée des étapes successives du cours (de l’idée, à la mise en place, de la recherche du matériel approprié aux incertitudes, craintes, parfois même la confusion des étudiants à l’égard d’un tel projet et surtout aux modalités d’évaluation de leur travail), Laura Marks insiste sur l’importance d’introduire dans le curriculum universitaire des productions intellectuelles (comme des vidéos, des sites web, des performances).
15Le dernier article, « Transmettre et communiquer : chassés-croisés conceptuels à partir de Régis Debray », propose une exploration heuristique de la notion de « transmettre » et essaie de démontrer que la dichotomie entre les actes de transmettre et de communiquer s’avère intenable. Les théories énoncées par le médiologue Régis Debray constituent le point de départ de cette étude, surtout ses considérations relatives à l’hégémonie de l’acte de communication qui transformerait l’individu en un nomade doué d’une ubiquité médiatique, dépourvue de mémoire et d’histoire. Moser place ses analyses sous le signe des travaux récents de Jay Bolter, Richard Grusin, Remediation : Understanding New Media (1999) et insiste sur la double caractéristique des médias : en tant que moyens de communication, ils servent non seulement à la transmission mais ils comportent en même temps leur propre continuité historique. Au lieu d’être seulement des opérateurs de la discontinuité et d’une présentéité superficielle (Debray situait la temporalité du côté de la transmission ; pour lui transmettre, c’est transporter une information dans le temps), les médias construisent leur propre profondeur temporelle. Tout nouveau média s’installe en effet sur la base de ses prédécesseurs, les imite et prétend en améliorer le fonctionnement (le propre de l’acte de remédiation). Ainsi les médias déposent d’un espace de mémoire interne, la continuité qui en résulte étant de nature constitutivement intermédiale.
16Le volume se clôt sur le dossier visuel, « Rituels », consacré à l’artiste contemporain Élisabeth Walcker, la présentation « Elisabeth Walcker, rituels de la peinture » étant signée par Eric Méchoulan.
17Un ensemble de contributions solides, pertinentes et passionnantes qui éclairent par leur interdisciplinarité plusieurs aspects relatifs au thème proposé et réussissent à « transmettre » aux lecteurs le désir d’approfondir les diverses questions soulevées.