Écrire la centralité ouvrière entre 1914 et 1980
1Xavier Vigna est historien et professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, tels qu’Histoire des ouvriers en France au xxe siècle (2012), ou plus récemment, Les Enquêtes ouvrières dans l'Europe contemporaine (collectif, 2019) et Histoire de la société française. 1968-1995 (2021). L’Espoir et l’effroi. Luttes d’écritures et luttes de classes en France au xxe siècle s’inscrit dans cette continuité. Dès sa parution en 2016, cet essai a fait date dans plusieurs domaines, de l’histoire des mouvements ouvriers aux recherches sur les écritures du travail. Il s’attache à étudier la masse d’écrits produits par et sur la classe ouvrière durant le xxe siècle en France. Cette très foisonnante production comprend à la fois des écrits d’ouvrier·ère·s – publiés ou non –, des rapports d’inspecteur·ice·s du travail – ou émanant des administrations d’État –, des enquêtes – sociologiques ou professionnelles –, des textes littéraires et/ou militants, tout en croisant sources imprimées et archives. L’hétérogénéité des textes examinés soutient ainsi le projet de l’ouvrage : établir une histoire politique des écritures sur la condition ouvrière. Elle permet par ailleurs de dénouer les phénomènes de hiérarchisation des textes, visibilisant ainsi la manière dont le discours sur la classe ouvrière s’élabore à la fois par ses acteur·ice·s et ses observateur·ice·s. L’approche historienne de X. Vigna ménage en ce sens une place importante aux rapports intertextuels entre différents ensembles de textes, dans lesquels se déploient les événements, les figures et les principes déterminant la place de la classe ouvrière dans la société française entre la Première Guerre mondiale et le début de la décennie 1980.
Les séquences d’une histoire politique
2Le large empan chronologique exploré par l’historien fait de son ouvrage une proposition très riche (mais aussi très dense) en informations. La première partie offre en effet un parcours complet des débats et des enquêtes sur la condition ouvrière. Chacun des cinq chapitres qui la constituent prend pour objet une séquence historique, délimitée par les événements et les figures qui lui sont associés. On retiendra ici trois séquences importantes de cette chronologie : l’entre-deux guerres, la période de mai 68 et la décennie 1980.
3L’entre-deux-guerres se voit placé sous le sceau d’une réflexion sur les modalités d’organisation optimales du travail, qui voient s’entremêler différents phénomènes cristallisant l’attention de ceux·elles qui écrivent le monde ouvrier : la révolution bolchévique et ses répercussions internationales, ainsi que l’apparition de modes d’organisation spécifique du travail (taylorisme et fordisme). Ceux-ci captent l’attention du patronat et de l’église catholique, notamment. C’est au sein de cette dernière que naissent les discours sur la corruption morale des ouvrier·ère·s, supposément provoquée par la rationalisation et le communisme. Parallèlement, les grèves, dont le nombre culmine entre 1917 et 1920, attisent la lutte des classes et la peur envers la galaxie communiste, qui perdure après l’apaisement des conflits sociaux en 1920. Cette crainte donne lieu à diverses entreprises pédagogiques ayant pour objectif d’éduquer le peuple et de le libérer de sa condition, aliénée par « le communisme et l’irréligion » (p. 71). Du côté des ouvrier·ère·s, fleurissent des discours critiques sur les conditions de travail générées par l’importation de la méthode tayloriste et sur les entreprises catholiques d’alphabétisation du peuple. La question de l’autodidaxie des travailleur·euse·s se trouve d’ailleurs au cœur du débat sur la littérature prolétarienne. La victoire du Front populaire en 1936 fait couler plus d’encre encore à mesure que se multiplient les comités de grève, nécessitant que de très nombreux·euses ouvrier·ère·s prennent la plume pour écrire leurs revendications. Les discours de l’entre-deux-guerres fixent donc l’idéal-type de l’époque : l’ouvrier industriel français et ses affinités avec le communisme.
4Les grèves du printemps 68 suscitent, quant à elles, une multiplication du nombre d’écrits consacrés au monde ouvrier, émanant de trois sphères principalement : syndicale, individuelle et patronale. Ce bouillonnement rend compte de la vive conflictualité qui agite le paysage politique français et place la question ouvrière en son centre. Il permet notamment de mettre en évidence l’apparition de maisons d’édition, de collections et de revues consacrées au monde du travail. La sociologie du travail, face à la diversification des origines sociales des grévistes et du niveau de formation des ouvrier·ère·s, se voit poussée à « abandonner la seule saisie de l’univers professionnel » au profit d’une perspective qui prenne en compte « le lieu de résidence, la socialisation ou la qualification, […] les traditions du mouvement syndical et la circulation des modèles grévistes » (p. 127). Par ailleurs, si le monde littéraire et intellectuel participe au mouvement dès ses débuts, une multiplication significative des textes littéraires de militant·e·s établi·e·s s’observe à partir de 1978. Parmi les thèmes récurrents de cette littérature, figurent la chaîne, la domination patronale et la parole ouvrière. D’autre part, les prises de positions sur le statut des ouvriers spécialisés se poursuit dans les écrits journalistiques, sociologiques et patronaux, prêtant une attention particulière au rôle du parti communiste, dont les mouvements rebelles s’éloignent peu à peu dans l’après-68.
5Le début de la décennie 1980, lui, est marqué par le déclin du nombre d’ouvrier·ère·s, de la quantité d’écrits qui se rapportent à cette classe et de la popularité du PCF. Paradoxalement, les maisons d’éditions telles que Plein Chant, Karthala, Syllepse ou encore Agone, continuent à publier des témoignages ainsi que des récits prolétariens et militants. Ceux-ci, toutefois, semblent désormais tournés vers le passé, dans une volonté de transmission des engagements des acteur·ice·s de 68. Les discours sociologiques et ethnologiques apparaissent alors comme le dernier lieu ou s’exprime le présent de la classe ouvrière. En littérature, ce sont les thèmes de la crise et de la désindustrialisation qui prédominent. La perte de popularité du parti communiste, croissante entre 1980 et 1990, contribue par ailleurs à souligner la fin de la centralité ouvrière, par l’essoufflement de la mobilisation et l’apparition d’une vote ouvrier en faveur de l’extrême-droite.
Les ensembles thématiques qui racontent la classe ouvrière
6La seconde partie de l’ouvrage propose une circulation – thématique cette fois-ci – dans la masse des textes étudiés en quatre étapes. Dans un premier temps, il s’agit d’examiner les phénomènes de classification des travailleur·euse·s en fonction de leur origine ethnique ou sociale, de leur genre ou de leur lieu d’origine en France, dans l’optique de fixer les traits de la « race ouvrière » (le terme désignant tour à tour une culture de classe, des traits propres aux régions dont proviennent les travailleur·euse·s, ou encore le groupe ethnique immigré concerné).
7Le deuxième réseau de sens étudié prend pour objet l’écriture de la conflictualité qu’elle soit dirigée contre les grévistes ou contre le patronat. Parmi les figures fréquemment nommées comme ennemis de classe, ce sont toutefois celles du « petit chef » – qu’il s’agisse d’un chef d’atelier ou d’un chronométreur – et du « jaune » (p. 211) – du·de la syndicaliste de droite et/ou fasciste – qui apparaissent de manière récurrente dans les écrits étudiés.
8Le pénultième volet de cet examen thématique se penche sur les symboles les plus fréquemment mobilisés pour signifier la conscience de classe. Ces symboles fonctionnent soit en étendard de la classe ouvrière, soit en stigmates dans les discours surplombants. Certaines professions sont présentées, notamment dans la production littéraire, comme des archétypes. C’est le cas des terrassiers, des dockers et des mineurs, figures autour desquelles gravitent une série de prédicats contribuant à fixer une image de classe. Une articulation similaire existe par ailleurs entre la condition ouvrière et ses marqueurs sociaux : la privation, la pénibilité, le travail à la chaîne et ses conséquences – accidents ou mutilations.
9Le dernier chapitre de ce parcours éclaircit et souligne les liens forts entretenus par la classe ouvrière avec l’écrit. Lire et écrire deviennent, alors que la durée de la scolarisation s’allonge au fil du temps, des outils d’émancipation à la fois politique, individuelle et littéraire. Qu’il s’agisse de tracts, de lettres, de journaux, de témoignages ou de récits, l’écrit permet de visibiliser et de pluraliser les trajectoires de travailleur·euse·s, luttant pour faire ou défaire les discours sur la classe ouvrière.
Bornes
10Le parcours proposé par X. Vigna est donc très complet. L’empan chronologique que recouvre son ouvrage est déterminé par la multiplication puis le déclin du nombre d’écrits consacrés à la classe ouvrière. Il demeure implicitement associé au trait d’union qui lie entre eux le monde ouvrier et le communisme. Ce socle politique de l’évolution des discours de et sur la classe ouvrière n’est évoqué que très brièvement en introduction, mais il sous-tend en fait l’ensemble de l’ouvrage.
11S’il paraît particulièrement pertinent de suivre l’évolution politique des écrits consacrés à la vie ouvrière, la chronologie choisie par l’auteur conduit toutefois à poser la question suivante : faut-il borner l’étude des discours sur la classe ouvrière à ses affinités avec les sphères politiques communistes et de gauche ? Cette question semble sans doute tomber un peu à côté du projet critique de cet ouvrage, à savoir faire une histoire politique des écritures sur le monde ouvrier. Elle invite cependant à questionner l’un des éléments centraux de l’embrayage théorique proposé par l’auteur. En ouverture, celui-ci annonce avoir croisé différents types d’écrits, notamment dans la perspective d’éviter l’élaboration d’une posture élitiste, source d’un mépris de classe ayant conduit à l’altérisation des ouvriers, souvent considérés comme des « barbares » (p. 15). Assimiler ou résumer la vie intellectuelle du monde ouvrier à son inscription dans l’histoire du communisme semble pourtant opérer une essentialisation analogue : le discours ouvrier sur sa propre condition est considéré comme moins digne d’intérêt et/ou inexistant dès lors qu’il n’est plus associé à la galaxie communiste. Si cela se justifie du point de vue du nombre de textes publiés à cette période, le raisonnement demeure un peu rapide et semble parfois éviter une analyse précise de la généalogie politique et économique du tournant du vote ouvrier en faveur de l’extrême-droite, ou encore de l’évolution des positions du PCF, voire de la gauche en général, avant la décennie 19801.
Qu’est-ce que « l’orientalisme intérieur » ?
12La diversité des phénomènes d’essentialisation de l’expérience ouvrière nous invite par ailleurs à interroger la pertinence de la formule d’« orientalisme intérieur » utilisée en introduction et en conclusion par X. Vigna. Celle-ci décrit le phénomène d’essentialisation de la classe ouvrière en opérant une référence à L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident d’Edward W. Said (1978). Dans cet ouvrage, Said propose de considérer les processus d’altérisation de l’Orient opérés par et dans le discours intellectuel et culturel occidental. On comprend alors l’analogie proposée par l’auteur de L’Espoir et l’effroi : un groupe social en position de domination crée, par le discours, un ensemble de savoirs qui contribuent à constituer de toute pièce l’ontologie d’un autre. Cette reprise est particulièrement fine dans le cas des textes opérant une classification de la main-d’œuvre coloniale, puis postcoloniale. Parler d’un « orientalisme intérieur » comme d’une notion qui permet d’embrasser l’ensemble des phénomènes par lesquels l’ouvrier·ère est rendu·e autre ou « barbare » semble cependant faire perdre aux propositions conceptuelles d’Edward Said de leur substance, par leur application à des individus qui ne sont pas l’objet de l’établissement d’ontologies racistes des travailleur·euse·s.
13Il existe toutefois d’autres grilles de lecture2 permettant de signifier les rapports de force très différents auxquels sont soumis les ouvriers français, ou encore les ouvrières. Diversifier celles-ci permettrait notamment de mettre en évidence le fait que certain·e·s travailleur·euse·s se situent à l’intersection de différents rapports de force qui parfois cumulent les phénomènes de racialisation, de mépris de classe ou encore de biais de genre et de saisir les processus d’altérisation de l’ouvrier·ère dans toute leur complexité.
Prises d’écritures
14La proposition de X. Vigna s’articule à une formule qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage et qui fait la synthèse de son approche : la « prise d’écriture ». Cette formule, fonctionnant par analogie avec l’idée de « prise de parole », a une valeur quasi-notionnelle. Elle contribue à considérer tout support textuel comme participant à l’élaboration du discours sur les ouvrier·ère·s. Cette expression générique soulève toutefois plusieurs questions. Si la perspective intertextuelle adoptée permet de poser un regard très large sur les rapports entre la classe ouvrière et l’écrit, elle escamote la prise en compte du sol duquel émanent ces discours. En introduction, l’auteur exprime par exemple la volonté de s’intéresser principalement à des textes qui ne rejouent pas les exigences de littérarité du monde intellectuel. Mais il ne tient pas toujours compte des phénomènes de domination prenant place à l’intérieur d’une sphère professionnelle. Que dire en effet du rapport hiérarchique qu’entretient un écrit patronal avec le journal de travail non publié d’un·e ouvrier·ère ? Certaines des relations intertextuelles examinées dans l’ouvrage mériteraient sans doute d’être considérées dans leur verticalité, au moyen d’un commentaire plus étendu sur leur lieu d’énonciation, leur diffusion et, surtout, leur réception.
Une place pour le littéraire dans la centralité ouvrière
15Si X. Vigna annonce vouloir se distancer de la critique littéraire, c’est parce que celle-ci tend paradoxalement à « soupeser la littérarité » des textes, hiérarchisant et excluant les voix du « bas de l’échelle » (p. 11). La critique littéraire semble pourtant être en mesure de fournir les outils nécessaires pour penser et approfondir la question de la différence de statut entre les textes, qu’on relevait plus haut. Elle n’est pas toujours légitimiste. Ici, elle pourrait permettre d’identifier les réseaux sémantiques articulés à la « centralité ouvrière ». Cette dernière notion, qui sous-tend le projet de l’étude et en justifie les bornes temporelles, est étroitement articulée aux deux pôles affectifs qui donnent son titre à l’ouvrage : « l’espoir et l’effroi ». L’articulation de ces trois formules – la centralité ouvrière, l’espoir et l’effroi – nécessiterait une analyse détaillée des textes pour comprendre précisément, quels sont les effets de sens qui permettent à l’auteur de mettre en lien les sources étudiées, l’espoir, l’effroi et la centralité de la question ouvrière. En somme, l’analyse de texte et l’étude de la réception du corpus étudié pourraient enrichir et expliciter l’appareil conceptuel proposé par X. Vigna et donner toute son ampleur à l’analyse de la « situation sociale et politique de la classe et de son devenir, [comme d’] un enjeu fondamental » (p. 7).
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16Les réserves exprimées ici tiennent sans doute de l’ancrage disciplinaire (littéraire) du présent compte-rendu. Elles n’enlèvent rien, pourtant, à la qualité de cette étude réalisée sur une quantité considérable d’écrits. Si l’appareil conceptuel proposé semble parfois fonctionner de manière allusive, on se laisse immerger avec plaisir dans un univers de sources qui deviennent familières au cours de la lecture. L’ouvrage de Xavier Vigna trace un chemin net dans cette très foisonnante production, à l’avantage du·de la lecteur·ice, guidé·e dans le flot des écrits consacrés à la classe ouvrière en France au xxe siècle.