Stoïcisme et christianisme à la Renaissance
1Depuis l’étude classique de Julien-Eymard d’Angers, le retour du stoïcisme à l’âge moderne bénéficie de nouveaux éclairages1. L’intérêt du colloque tenu à la Sorbonne le 10 mars 2005 est de concentrer notre regard sur le dialogue avec le Portique qu’entretient le christianisme, dialogue dont le XVIe siècle fixe durablement les termes. Entre les positions extrêmes du stoïcisme chrétien et de l’antistoïcisme chrétien, le volume explore une multitude de positions intermédiaires, souvent nuancées, parfois contradictoires. L’attention à cette diversité est l’une des grandes richesses de ce volume : on remarque notamment que la position retenue n’est pas commandée par l’appartenance confessionnelle.
2Le stoïcisme fournit bien souvent un langage capable de reformuler certaines réalités de la foi chrétienne, non sans ambiguïtés. La contribution de Frank Lestringant souligne d’emblée la coexistence possible de la fascination et de la méfiance, corroborée par de très nombreuses contributions du volume : il montre ainsi la présence de figures stoïciennes chez Montaigne, pourtant hostile au dogmatisme et aux excès du Portique, et analyse les « grandeurs stoïques » des martyrs dépeints par Aubigné, auxquels il manque « seulement » la « cause » (Feux, v. 798). Ullrich Langer souligne que la règle de l’abbaye de Thélème, « Fay ce que voudras », peut se comprendre à la lumière non seulement du précepte augustinien « Aime et fais ce que tu veux », mais aussi de l’otium stoïque : la maîtrise de soi acquise par le sage lui permet d’atteindre la vraie liberté, selon la formule de Cicéron, « sic vivere, ut velis ».
3Deux contributions consacrées à Goulart, traducteur de Sénèque et des Politiques de Juste-Lipse, montrent la fécondité et les tensions d’une telle connivence, chez un auteur qui critique cette philosophie « directement opposée à la vraye religion » tout en participant à sa diffusion. Amy Graves montre comment le pasteur genevois tente de se présenter comme « le Sénèque chrétien de son siècle » (p. 126), entraînant dans son sillage plusieurs écrivains réformés à la fin du siècle, comme Jean de l’Espine, auteur d’un Traitté des afflictions inséré par Goulart dans l’Histoire des martyrs de Crespin. Jacqueline Lagrée, s’appuyant principalement sur l’Ample discours sur la doctrine des stoïques et la Vie de Sénèque, analyse la méthode de lecture adoptée par Goulart, relativement fidèle au principe scolastique de la philosophie servante de la théologie. Attirance et résistance animent également, selon Loris Petris, l’attitude de L’Hospital, Montaigne et Pibrac face au stoïcisme. Tout en critiquant fermement l’apatheia et l’idéal d’une maîtrise absolue de soi, la culture des magistrats, fondée sur l’excellence et la responsabilité, épouse volontiers la figure du sage stoïcien.
4La principale manifestation d’une connivence avec le stoïcisme, la plus répandue en même temps que la moins significative sur le plan doctrinal, est ainsi la reprise d’un certain éthos du sage. Analysant le De contemptu rerum fortuitarum de Budé, publié dès 1520, Jean Lecointe montre que l’humaniste exploite toutes les ressources de la consolation stoïcienne pour présenter la vie du philosophe comme un combat pour la vertu au milieu des épreuves de l’existence. Or cette reprise de l’éthos stoïque va de pair avec une critique de ce qu’il nomme la Stoa vanitas et une grande insistance mise sur la gratuité de la grâce divine. Selon Jean Lecointe, cette aporie n’apparaîtra pleinement que dans les années 1530. Au terme du siècle, on voit Honoré d’Urfé utiliser le genre de la lettre philosophique dans ses Epistres morales, publiées de 1595 à 1608, que commente Bruno Méniel. Un itinéraire intellectuel semble se dégager des trois livres : élève des jésuites, l’auteur était normalement prévenu contre le stoïcisme, fermement critiqué par la Compagnie, ce qui pourrait expliquer que l’aristotélisme prenne l’ascendant au fil de l’œuvre. Dans la quête d’un héroïsme chrétien qui anime l’auteur, le stoïcisme apparaît alors comme une phase de « contraction de l’être » (p. 196).
5Cette utilisation éclectique et nuancée de l’héritage stoïque, faite non sans tensions, porte en filigrane une interrogation décisive : quelle peut être la fonction du Portique en régime chrétien ? Une telle problématique renvoie aux interrogations les plus décisives de l’humanisme chrétien. Laure Hermand-Schebat étudie dans cette perspective les lettres de consolation composées par Pétrarque dans ses Familiares et ses Seniles, et compare celles-ci au dialogue imaginaire entre Augustin et Pétrarque mis en scène dans le Secretum. Son analyse précise, qui prend en compte les modèles patristiques des lettres de consolation, suggère que l’imbrication étroite des motifs stoïciens et chrétiens permet de faire apparaître « l’unité de la condition humaine » (p. 23). Le cas du Secretum présente plus d’intérêt encore, dans la mesure où Augustinus y fait, sous la plume de Pétrarque, l’éloge de l’apatheia et donne crédit aux thérapies de l’âme inspirées du Portique. Au lieu de raisonner sur la contradiction entre l’idéal stoïcien de l’autonomie morale et la théologie augustinienne de la grâce, Pétrarque semble voir dans l’expérience du sage « une forme de préparation à recevoir la grâce » (p. 28), pour mieux montrer comment la Révélation coïncide étroitement avec l’enseignement tiré de l’expérience. La référence à Cicéron rend plus aisée cette conciliation, tant Pétrarque adopte l’éclectisme et la souplesse de l’Arpinate.
6Deux études du présent volume permettent de comprendre comment le néostoïcisme de la fin du XVIe siècle reprend et approfondit cette question. Comme le souligne à juste raison Alexandre Tarrête à propos de Guillaume du Vair, on ne saurait présenter le stoïcisme et le christianisme comme deux sources d’inspiration symétriques. C’est au contraire le principe de hiérarchisation opéré par la pensée chrétienne que la critique doit analyser : le volume aurait d’ailleurs gagné à ce que ce préalable méthodologique fût adopté par l’ensemble des auteurs. Du Vair opère ainsi un « travail de christianisation des dogmes et des exercices spirituels stoïciens » (p. 99). Ainsi la purification des passions proposée par le philosophe n’est-elle possible qu’avec le secours de la grâce qui développe et fortifie cet effort de la volonté personnelle. À cette christianisation du stoïcisme répond « un mouvement inverse de stoïcisation du christianisme » (p. 109), particulièrement sensible dans la paraphrase du Livre de Job. Cette synthèse, introduite durablement dans les milieux parlementaires et courtisans, devient une référence au service de l’idéologie des Politiques. Chez Juste-Lipse, l’élaboration de cette synthèse prend un tour plus érudit. Commentant principalement la Manuductio ad stoicam philosophiam (1604), Jan Papy montre l’ampleur du travail effectué par Lipse pour saisir la doctrine du Portique dans son développement historique et dans sa cohérence systématique. Il recourt à l’autorité de Clément d’Alexandrie pour défendre le stoïcisme contre ses détracteurs et justifier son projet de relecture et d’adaptation chrétiennes. La référence aux Stromateis de l’auteur patristique permet de comprendre comment cette sagesse philosophique peut devenir une propédeutique à l’Évangile.
7Le bel article d’Olivier Millet sur le journal d’Isaac Casaubon offre à cette problématique centrale un éclairage complémentaire. Dans le cadre d’un livre de raison qui est aussi journal spirituel et livre d’oraison, s’élabore un exercice fondé sur le contrôle rationnel de soi, par lequel le sujet s’écrit et se construit lui-même. Olivier Millet rapproche cette pratique du journal des Pensées de Marc-Aurèle et montre comment l’idéal de l’autarkèia sert l’objectif spirituel que se donne l’auteur, parce que le modèle de l’exercice spirituel stoïcien est adapté aux préoccupations d’un laïc chrétien vivant dans le monde. Le Portique apparaît alors comme une « incitation morale et une méthode » (p. 161).
8Propédeutique, langage, méthode, figure unifiée de l’humaine condition susceptible d’être partagée par des interlocuteurs de diverses confessions ou sensibilités : on voit que la présence de la tradition stoïque en régime chrétien répond à des préoccupations précises et cohérentes. La question est à vrai dire aussi ancienne que la pensée chrétienne puisque les Pères avaient déjà noté la convergence possible de certaines recherches du Portique avec les enseignements de la Révélation et que les pratiques ascétiques chrétiennes se sont volontiers coulées dans le moule des exercices spirituels antiques2. L’un des mérites de ce volume est de prendre en compte ces données et de souligner l’importance de cette médiation dans la transmission du stoïcisme. Plusieurs articles rappellent, comme Alexandre Tarrête, le topos de l’émulation : « les stoïciens, privés des secours naturels de la grâce et des lumières de la Révélation [ont] manifesté un courage à faire pâlir les chrétiens », qui doit inciter ces derniers à chercher la vertu et la vraie gloire (p. 96). On peut regretter que cette piste patristique n’ait pas été plus exploitée : les multiples visages de ce dialogue renvoient en effet à une problématique proprement théologique, la relation entre sagesse profane et sagesse divine. Celle-ci fait l’objet de nombreux développements à l’âge patristique, dans des textes que le XVIe siècle édite et analyse. Plus encore, elle traverse déjà la Bible, en particulier le corpus des écrits sapientiaux, dont on sait qu’ils sont largement paraphrasés et commentés à la même époque : le Livre de la Sagesse comporte ainsi plusieurs allusions à la pensée stoïcienne, dont on aimerait savoir quelle interprétation les commentateurs de la Renaissance leur donnent. Il serait ainsi possible de dépasser la simple constatation de l’éclectisme. Par ailleurs, si le stoïcisme fournit des éléments pour « reformuler les réalités de la foi chrétienne » (p. 111), comme le suggèrent plusieurs contributions de ce volume, il vaudrait la peine de s’interroger sur les ressorts profonds de cette exigence de réécriture, caractéristique du régime chrétien de la parole.
9Peut-on dégager une évolution de ce dialogue fécond au fil du XVIe siècle ? Les études retenues n’offrent que de très rares développements en ce sens mais permettent d’accréditer l’hypothèse formulée par Alexandre Tarrête dans la conclusion du volume : « l’antistoïcisme chrétien du XVIe siècle naît en réaction au mouvement de redécouverte admirative de la sagesse stoïcienne par l’humanisme italien », à partir d’un corpus beaucoup mieux connu. Dès lors, le néostoïcisme de la fin du siècle participe d’une riposte raisonnée à l’antihumanisme apparu au fil du siècle. Les raisons politiques d’un tel mouvement sont plusieurs fois analysées au fil du volume. Le projet poursuivi par les Politiques tout comme la nécessité d’élaborer une éthique commune aux milieux parlementaires et courtisans dessinent en effet un contexte favorable au Portique : constance, maîtrise des passions et héroïsme moral deviennent ainsi, au fil du siècle, un modèle éthique partagé par tous les serviteurs de l’État et garantissent l’intégrité du nouvel ordre politique. La réflexion méthodique d’un Guillaume du Vair et l’érudition d’un Juste-Lipse y participent tout autant que les références moins articulées d’un Montaigne, d’un Pibrac ou d’un Goulart. Il resterait à savoir si ce néostoïcisme de la fin du siècle ressuscite la synthèse tentée par les premiers humanistes ou s’il ne prépare pas, au contraire, l’échec de celle-ci. La question reste ouverte.
10Enfin, les seiziémistes liront avec intérêt plusieurs portraits et évocations de Michel Simonin (1947-2000), sous la plume de Frank Lestringant, Mireille Huchon, André Gendre, Rosanna Gorris Camos, Richard Cooper, Pierre Quilon et Marie-Luce Demonet. Ils tentent de faire revivre, l’espace de quelques pages, les vies si riches de ce grand intellectuel trop tôt disparu.