Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Audrey Gilles

« En femme de caractère et de foi »

« As a woman of character and faith »
Patricia Eichel‑Lojkine, Marguerite de Navarre. Perle de la Renaissance, Paris : Perrin, 2021, 401 p., EAN 9782262086053.

1Si le travail qui consiste à rendre visibles les femmes oubliées de l’Histoire et de la littérature a commencé depuis quelques décennies déjà dans les études académiques, ces dernières années ont impulsé cet élan de réhabilitation également dans des ouvrages accessibles aux curieux et au grand public1. La biographie de Marguerite de Navarre qu’a fait paraître Patricia Eichel‑Lojkine en 2021 est en ce sens importante. Certes, Marguerite de Navarre n’est pas, pour les seiziémistes, l’écrivaine la moins connue, loin de là ; certes, elle ne souffre pas, à l’instar de Louise Labé ou de Pernette Du Guillet d’une remise en question de son existence comme créatrice. Mais consacrer une biographie aussi dense, riche et en même temps accessible que celle écrite par P. Eichel‑Lojkine relève à la fois de l’évidence et de la nécessité. Évidence, parce que Marguerite de Navarre est assurément l’une des grandes figures féminines du xvie siècle — et même l’une des grandes figures tout court — en raison de son implication littéraire, politique, religieuse. Nécessité, parce qu’il n’existait pas de biographie de la reine qui entrelaçât aussi intelligemment que le fait l’autrice récit d’une vie et récit d’une époque.

2L’ouvrage est structuré en huit chapitres qui suivent la chronologie, de la naissance à la mort de Marguerite, eux‑mêmes divisés en sous‑sections qui permettent de naviguer clairement, d’alléger visuellement la lecture — le volume est plutôt imposant —, de piocher, si besoin, ce que l’on vient y chercher en partant de la table des matières. Le paratexte, qui représente un quart du volume, est conséquent et témoigne d’un souci des sources qui satisfera un lecteur exigeant, en même temps qu’il accompagnera celui qui aura besoin de repères pour entrer dans cette foisonnante première moitié du xvie siècle : glossaire, repères chronologiques, liste des principales sources citées, bibliographie, résumés des principales œuvres de Marguerite de Navarre, index des nom propres apportent richesse et précision à un livre qui tente et réussit le pari de l’érudition et de l’accessibilité.

Un portrait humain & humaniste

3Sur ce point, l’ouvrage apparaît comme un miroir de son sujet et de ce qu’il en donne à voir : Marguerite de Navarre est saisie dans toute sa complexité et son entièreté humaniste et humaine. P. Eichel‑Lojkine ne privilégie pas une facette plutôt qu’une autre, mais, au contraire, tisse et entremêle les différents fils d’une vie à la fois exceptionnelle et pouvant parler à tous et à toutes, et c’est bien là l’une des forces premières de cet ouvrage. Il met en avant, par exemple, les liens qui ont uni Marguerite de Navarre à la Réforme et à l’évangélisme, son rôle politique — notamment lors de la négociation pour libérer son frère François Ier prisonnier de Charles‑Quint en Espagne —, son rôle de protectrice et de mécène, L’Heptaméron dans une analyse synthétique qui occupe l’essentiel du septième chapitre, mais les aspects plus personnels de la vie de Marguerite ne sont jamais évoqués de manière simplement factuelle. Au contraire, ils viennent nourrir l’ensemble d’une vie qui n’est pas faite, qui ne peut être faite exclusivement de grands événements sur la scène littéraire, religieuse ou politique. C’est le cas notamment de la douleur causée par la mort en 1524, de sa jeune nièce de huit ans à peine, Charlotte : les pages que la biographe y consacre, revenant sur ce deuil tout au long de l’ouvrage, souligne la grande sensibilité de Marguerite, les liens familiaux forts qu’elle tisse avec certains membres de sa famille, mais aussi l’influence que cette mort précoce joue dans l’élaboration de son œuvre poétique — elle fournit l’inspiration du premier poème de Marguerite, Dialogue en forme de vision nocturne  et de sa foi. Dans cet événement qui relève de l’histoire individuelle et personnelle, c’est toute l’importance de la littérature et de la spiritualité comme secours qui se fait jour, et P. Eichel‑Lojkine se montre ainsi attentive aux articulations entre éléments biographiques et processus de création.

Une vie de femme

4Cet entrelacs entre vie privée et vie publique, entre préoccupations intimes et implications remarquables permet également de mettre en avant la femme que fut Marguerite de Navarre. Cette dimension, que nous évoquions en ouverture, est affichée dans l’avant‑propos qui rappelle que Marguerite de Navarre fut « femme de convictions », « femme de lettres », « femme de réseaux », « femme cultivée et sensible aux arts » (p. 10). Cette approche par le genre est assez subtile dans l’essai, et n’est pas l’unique biais choisi par l’autrice, qui, au contraire, préfère les démultiplier. Mais il s’agit toutefois des premières questions qu’elle envisage comme venant alimenter de nouvelles réflexions : « la cause des femmes (les conditions et les aspirations féminines, au miroir des écrits d’une reine) ; l’éducation aristocratique et l’instruction des filles ; le regard féminin sur son corps et ses transformations » (p. 11). Et, en effet, il s’agit là de pistes fructueuses que viennent nourrir différentes problématiques parcourant l’ensemble du volume. La question des réseaux de femmes et des communautés féminines, par exemple, permet d’envisager aussi bien la connivence intellectuelle et spirituelle avec Marie Dentière, Renée de France ou Anne de Pisseleu que le rôle joué par les femmes dans la guerre contre Charles‑Quint (la fameuse « Paix des dames » menée par Louise de Savoie, Marguerite de Navarre et Marguerite d’Autriche). Celle de la maternité vient documenter l’être‑mère au xvie siècle en même temps qu’elle contribue à donner à cette biographie une dimension de fresque familiale plus vaste. En effet, d’une part les évocations du désir d’enfant chez Marguerite, l’attente qui se fait longue, la grossesse enfin, puis les joies et inquiétudes de la maternité, et d’autre part, le rôle de mère de substitution que semble parfois prendre Marguerite auprès de ses nièces, mais, également la relation qu’elle entretient avec sa propre mère, Louise de Savoie, et au‑delà, avec son frère bien sûr, mais aussi ses belles-sœurs, ses nièces et neveux, tout contribue à rendre plus familières des figures qui pourraient apparaître comme désincarnées par leurs titres, leurs fonctions et leur appartenance à un milieu et un siècle loin de ceux des lecteurs et lectrices d’aujourd’hui. Le recours à des sources précises, souvent peu connues, comme la correspondance, permet de nourrir cette approche, en même temps qu’il valorise ces textes relevant des écrits privés.

Une riche documentation

5Et c’est bien là l’une des autres forces de l’ouvrage : sa riche documentation. P. Eichel‑Lojkine appuie ses propos sur toutes sortes d’écrits, qu’ils soient de Marguerite de Navarre — correspondance, œuvres littéraires ou spirituelles —, de ses contemporains (les membres, nombreux, de son entourage familial, religieux ou littéraires) ou d’autres auteurs du xvisiècle, comme Brantôme, témoin a posteriori, grâce notamment à ce qu’ont pu lui raconter sa mère et sa grand‑mère qui furent dames de compagnie auprès de Marguerite. L’intérêt de recourir à cette impressionnante documentation est multiple : la vie de Marguerite de Navarre devient plus concrète, sa voix se fait entendre dans des tonalités et des situations variées ; l’accès aux textes anciens est facilité, contextualisé par des événements, des résonances, par le jeu de l’histoire individuelle et de l’histoire collective ; le lecteur est pris dans le tourbillon de cette première moitié du xvie siècle, entre conflits politiques, apparition de la Réforme et troubles religieux, valorisation de la langue française, vie à la Cour. Les extraits sont toujours choisis avec justesse et équilibre autant dans leur longueur que dans leur contenu, bien qu’on puisse regretter toutefois la difficulté d’identifier clairement et rapidement les sources en raison d’un système de références en fin de volume, sans appel de notes. En outre, le choix qui a été fait de ne pas citer d’ouvrages critiques — quelques références incontournables apparaissent toutefois dans la bibliographie —, s’il peut paraître surprenant pour certains, a l’avantage de laisser toute la place aux écrits de l’époque. Il s’agit bien pour P. Eichel‑Lojkine de donner à lire le xvie siècle dans toute sa variété, sans s’arrêter ni à la seule production littéraire de Marguerite de Navarre ni aux seuls documents historiques.

Une fresque historique

6La biographie se fait alors tableau historique de la Renaissance dans lequel le lecteur croise les personnages et les événements qui ont marqué ce temps et la vie de Marguerite. La biographe parvient avec beaucoup de finesse et de pédagogie à expliquer les situations et les notions les plus complexes (celles qui agitent la Réforme, par exemple, même si les passages qui lui sont consacrés sont parmi les plus denses pour un lecteur peu familier des enjeux de cette époque), à montrer les enjeux des stratégies d’alliance (les différents projets matrimoniaux) tout en donnant à lire les mœurs d’une époque. Sur ce point les pages évoquant les rites des obsèques dans la noblesse revêtent un intérêt anthropologique tout particulier, tout comme l’évocation pathétique de la cérémonie des premières noces où la toute jeune Jeanne d’Albret, fille de Marguerite, qui a alors treize ans, ne peut avancer sous le poids de sa parure. Le biais biographique, au‑delà de combiner trajectoire individuelle et destin collectif, et parce qu’il retrace la vie d’une personne illustre, de haut rang, impliquée elle‑même dans des enjeux collectifs, apporte un regard singulier sur les événements, celui de Marguerite. L’épisode du massacre des Vaudois est sur ce point exemplaire : dérive d’un pouvoir catholique dans un moment de tensions religieuses, il ne peut que toucher une femme soucieuse de justice et ouverte aux idées nouvelles. La colère et l’incompréhension de la reine, partagées également par ses contemporains protestants — comme Théodore de Bèze dont la réaction est rapportée dans l’essai — deviennent aussi celles du lecteur qui découvre, ou redécouvre, les faits.

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7C’est donc un livre passionnant et riche que propose Patricia Eichel‑Lojkine. Elle parvient à une remarquable et difficile synthèse tout en restant claire et accessible, dans un style qui sait adopter la bonne distance avec son sujet, ne tombant jamais ni dans l’hagiographie ni dans le romanesque ni dans un récit froid et factuel. Une biographie érudite et sensible, à l’image de la femme qu’elle célèbre.