La conversion du style de Joris-Karl Huysmans
1Cet ouvrage interroge de plein fouet, avec discernement et originalité, la notion esthétique de « naturalisme spiritualiste », exprimée par Durtal dans Là-Bas, et s’ajoute aux études sur le thème de la conversion du style de Huysmans avec la volonté de les renouveler.
Un nouveau découpage de l’œuvre ?
2L’unité de l’œuvre est affirmée dès l’introduction : Huysmans reste naturaliste jusqu’au bout, et c’est bien la question de l’écriture et de l'Écriture qui est posée par son évolution esthétique et spirituelle, comme l’a montré Pierre Cogny1, à la suite duquel Alice de Georges semble s'inscrire. Cependant, le regard porté ici est différent : l’unité n’est pas niée, mais les périodes esthétiques couramment acceptées (« Du Naturalisme au satanisme et à Dieu », pour reprendre le titre de l'exposition de 19792), et indiquées par Huysmans lui-même lorsqu’il propose le personnage unique de Durtal dans quatre récits, sont remises en question : Alice de Georges propose un nouveau découpage, qui ne tient compte ni des personnages, ni des thèmes, ni de la conversion religieuse, mais qui a pour objet le changement esthétique et poétique de l’écriture, que cet ouvrage va étudier d’En Rade à En Route, soit de 1884 à 1906 (p. 31).
La conversion du style, avec ou sans la conversion religieuse ?
3Le postulat de départ de cette étude s’appuie sur les définitions du substantif « conversion » qu’il faut prendre, selon Alice de Georges, au sens premier de « changement de direction » (p. 27) et donc de dépassement de « l’observation naturaliste » — « point d’ancrage essentiel pour pouvoir, ensuite, déplacer les lignes » (p. 28), accéder à une « lecture du monde (...) transfigurée », « lisible » par la « stylisation du référent » (p. 29).
4Cette « nouvelle poétique » (p. 35) est étudiée dans la première partie de cet ouvrage. Les recherches huysmansiennes sur les personnages comme « masques3 » de l’auteur servent d’appui pour aborder la quête de spiritualité et d’une nouvelle façon d’écrire « en explorant les possibilités du surnaturel » (p. 49). L’importance du mouvement est démontrée et justifie « l’inconstance » (p. 79) de l’auteur, mais aussi son exploration des profondeurs qu’il accomplit dans une démarche naturaliste et dans une démarche réaliste qu’Alice de Georges différencie en ces termes : « En définitive, les termes de réalisme et de naturalisme, s’ils semblent interchangeables dans l’usage qu’en fait Huysmans, ne désignent pas exactement la même chose. Il ne s’agit pas de deux variantes de l’invariant. Le réalisme absolu est la visée de l’esthétique huysmansienne [...] le réalisme est donc la fonction de cette écriture, le naturalisme sa méthode » (p. 94). Au sein de cette méthode, le mouvement est important, et les cheminements spirituels de Jacques Marles, de Durtal et de Gilles de Rais doivent être lus en ce sens, selon une « mécanique du pivot » (p. 96) qui correspond à « une poétique de la quête » étudiée dans une deuxième partie (p. 105).
5Dans cette partie, Alice de Georges rappelle que les personnages représentent les questionnements de l’auteur et sa conversion4. Cette quête liée à la conversion est étudiée en trois temps : les « incarnations » (p. 111-179), les « transsubstantiations » (p. 181-234), et les « transmutations réciproques » (p. 235-282).
6Loin de nier l’importance de la conversion religieuse de Huysmans, Alice de Georges en étudie la portée esthétique. En effet, le naturalisme spiritualiste renvoie au projet de donner corps à la spiritualité, de l'exprimer par des mots, ce qui correspond à l’Incarnation, au Verbe qui se fait chair5. Le dolorisme, les corps en putréfactions, tels qu’ils apparaissent dans Sainte Lydwine de Schiedam et dans Les Foules de Lourdes, sont un « aboutissement » du naturalisme spiritualiste (p. 117). Dans cette partie, l’ouvrage revient sur l'œuvre après le naturalisme, et avant celui-ci (à partir d’À Rebours : Jacques Marles et Durtal sont vus comme des « héritiers de des Esseintes », p. 134). Ainsi, les rêves et les châteaux sont l’expression d’une « voie contiguë » (p. 140), d’une « voie souterraine » (p. 146), des « voies de l’inconscient » (p. 153), matérialisées dans le texte par les incubes et les succubes, par l’inversion haut-bas et par la complémentarité « érection-perforation » (p. 142-144). Alice de Georges analyse les rêves de Jacques Marles6 (p. 156-167) et démontre ainsi le lien entre En Rade et Là-Bas. Cette « structure narrative binaire » (p. 167) se prolonge avec l’histoire de Gilles de Rais que Durtal est en train d'écrire et qui double et « aggrave les actions de Durtal comme un miroir grossissant » (p. 167-168).
7Ce croisement matériel-spirituel, passé-présent, âme-corps dépasse le principe de l’incarnation et aboutit au principe de la Transsubstantiation.
Les transfigurations
8Il s’agit pour Huysmans d’insérer « le divin dans l’humain, le spirituel dans le temporel », par le réalisme qui permet de « transfigure[r] une matière en une autre » (p. 181) : l’étude des paysages comme représentations de corps tantôt sexualisés, tantôt divinisés et martyrisés amène Alice de Georges à étudier les descriptions comme des « dispositifs picturaux » (p. 212) à quatre dimensions : « Une quadruple transposition est à l’œuvre, du tableau à l'ekphrasis, de l'ekphrasis à l’hypotypose, de l’hypotypose à la vision, de la vision à la présence du Christ » (p. 212) — l’on peut toutefois se demander s’il n’eût pas été plus judicieux de partir des travaux d’Aude Jeannerot7 pour analyser pleinement ces figures complexes de transposition des critiques d’art dans la fiction. De même, les nombreuses études des descriptions du tableau de Matheus Grünewald8 auraient permis de donner plus d'ampleur à la sous-partie traitant des transpositions littéraires des tableaux et de cette « écriture nouvelle » justement soulignée (p. 224-229), avant de passer à une partie dont le titre annonce la prise en compte de « l’écriture comique9 » de Huysmans (le « Christ aux fientes ») sans en étudier pleinement la grande spiritualité et l’ancrage littéraire rabelaisien, marque de style indissociable de toute étude de la poétique.
De la Transsubstantiation à la transmutation
9Ces « transsubstantiations » aboutissent à des « mutations de la matière », à des « transmutations » (p. 235), par un passage de l’art pictural à l’art culinaire qui suit la logique de l’apparition du Christ dans sa chair (p. 229). Le corps, pour les personnages huysmansiens, est en effet une source de problèmes, comme l’a démontré Jean Borie10. Le burlesque est ici étudié de plus près, avec les métaphores culinaires et les problèmes de digestion et de dyspepsie (p. 235-253) pour lesquels Alice de Georges se risque à une comparaison (« Il s’agit d’incorporer l'âme dans la chair comme un incorpore un œuf dans la farine ou le lait », p. 260) pour souligner la complexité de ce comique et son importance dans ce qu’elle nomme le « processus de conversion » (p. 253). Conversion du style très certainement, proche du processus alchimique qui consiste à « transformer les métaux vils en or » (p. 264).
10Alice de Georges termine son étude par une proposition de découpage plus fin de l’œuvre, en trois périodes : « l’œuvre au noir » avec En Rade, l’œuvre « au blanc » et « au rouge » avec Là-Bas (que l’on aurait plutôt attendu comme œuvre « au noir ») et En Route car s’y joue un processus de purification (p. 274). La « renaissance » s’accomplit, celle de l’écriture, du style, de la poétique, et à peine le naturalisme spiritualiste est-il mis en place par l’auteur qu’il se dérobe, happé par sa conversion religieuse, dans un mouvement qui n’en finit pas. La pierre philosophale est introuvable, et, dans La Cathédrale et L’Oblat, dans lesquels la conversion du style et la conversion religieuse se rejoignent, Huysmans s’éloigne du naturalisme spiritualiste (p. 275-282), et, pourrait-on ajouter, du genre romanesque.
Le romanesque, enfin !
11Ce n’est en effet qu’en conclusion qu’est abordé le lien entre le mouvement littéraire (et donc la poétique huysmansienne) du naturalisme spiritualiste et le genre romanesque (p. 301-310). Le lien entre le roman et la peinture est à juste titre affirmé, esthétique qui permet les trois temps de la conversion du style, du passage du naturalisme au naturalisme spiritualiste : « l’odyssée » (p. 40) et « la quête » (p. 105) s’accomplissent en mouvement d’incarnations, de transsubstantiations et de transmutations. Alice de Georges a ainsi démontré que la poétique spirituelle et religieuse est indissociable de l’esthétique de la « transposition d’art », sans cependant prendre réellement en compte les recherches récentes (notamment sur le « second degré » des transpositions selon Gaël Prigent11, ni sur les idées développées face au monde moderne selon Aude Jeannerod12, ni même sur « l’art du portrait » tel que le définit Francesca Guglielmi13). La question de la conversion du style est fort complexe, et l’idée de l’interroger selon le processus de conversion religieuse, sans mettre en avant celle-ci, éclaire les différentes étapes d’une manière nouvelle.
12Alice de Georges propose en ouverture une lecture de La Cathédrale comme texte attestant du passage du naturalisme spiritualiste au symbolisme. Cet « Addendum » (p. 283-299) précède la conclusion générale, et indique que les « chapitres I et II de La Cathédrale relèvent d’une forme littéraire de symbolisme qui incarne l’idée dans l’objet, tandis que les quatorze autres chapitres ressortissent majoritairement — même si la première forme s’y retrouve sporadiquement — de la symbolique mystique médiévale dotée d’un principe de corrélation entre une idée et un objet » (p. 283). Ainsi, ce récit écrit après En Route prolonge la poétique du naturalisme spiritualiste qu’Alice de Georges vient d’exposer, et consiste à ouvrir « la porte du symbolisme » (p. 283) à « fermer la porte du naturalisme spiritualiste » (p. 291), ce qui fait de ce récit une transition vers une autre forme d'écriture, comme l’ont montré les études sur l’espace et le temps, citées par Alice de Georges (celles de Pierre Glaudes14 et Dominique Millet15 notamment).
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13Pour conclure, nous pouvons dire que la grande force de cet ouvrage est d’explorer une définition stylistique et poétique du naturalisme spiritualiste, définition qui ne se focalise pas sur la conversion religieuse de Huysmans, sans l’ignorer pour autant. Le parcours de lecture original s’appuie sur la poétique des trois textes étudiés et non pas uniquement sur leurs thématiques.
14L’on peut cependant regretter deux manques, qui gâchent l’exhaustivité recherchée et le regard original porté sur l’œuvre. Premièrement, considérer d’une part la conversion, d’autre part le naturalisme, puis le spiritualisme, puis le romanesque, c’est oublier aussi de définir les notions de « poétique » et d’« esthétique » huysmansiennes, malgré les quelques exemples d’études du style présentes dans cet ouvrage. Deuxièmement, cette étude ne prend pas en compte certaines approches sur la structure de l'œuvre et des personnages, dont certaines entrent en écho direct avec ce livre sans être intégrées à la réflexion, alors qu’elles auraient permis à Alice de Georges d’aller plus loin encore dans des intuitions qu’elle ne développe pas, mais que les travaux que j’ai cités en notes de bas de page auraient permis de préciser. Néanmoins, une définition du naturalisme spiritualiste est poétiquement posée, et les études du style de certains passages sont extrêmement intéressantes. La difficulté de manier ces notions de « conversion » explique certaines redites dans le texte, malgré un grand soin de les définir avec précision et dans leurs multiples significations.