Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Madalina Vârtejanu-Joubert

Des faits et des gestes

Jean-François Chevrier, Philippe Roussin (coord.), « Des faits et des gestes. Le parti pris du document, 2 », Communications, n° 79, Paris, Le Seuil, 2006.

1Les contributions réunies par Jean-François Chevrier et Philippe Roussin sous le titre « Des faits et des gestes » constitue le deuxième volet d’un programme de recherche interdisciplinaire sur les « conditions de production du document ». Un premier recueil avait déjà paru dans un précédent numéro de Communications (71/2001), recueil dont l’objectif fut, ainsi qu’on peut lire dans l’introduction au deuxième volume, de présenter des études de cas « afin d’éviter toute visée d’une synthèse qui aurait été nécessairement hors de propos » (p. 5). Le volume dont nous rendons compte ici suit le même principe et, s’il ne propose pas au lecteur une synthèse, il lui livre cependant, dès les premières pages, des prémisses conceptuelles incontournables pour la compréhension de l’ensemble. Parmi celles-ci, l’acception donnée au document, notion a priori large et transdisciplinaire, est de toute première importance. Selon les initiateurs du projet, le document est une forme (et non pas un genre) qui ne bénéficie pas de l’autonomie dont est créditée une œuvre, qui résulte à la fois d’une activité de connaissance et d’une nécessité d’expression, et qui, de par ce double conditionnement, est pris entre la revendication de vérité et l’art de son expression. Cette tension, qui est finalement celle entre réalité et représentation, constitue l’un des enjeux théoriques explorés dans ce volume : « l’exigence artistique permet de rendre au témoignage sa teneur de document » (p. 7).

2Une deuxième prémisse sur laquelle les auteurs assoient leur démarche consiste à identifier dans le fait une part de geste. Autrement dit, à reconnaître le sujet qui opère le fait et à situer le document dans le contexte dont il est le produit : « le document rejoint ici les formes expressives et discontinues du corps tel qu’il se manifeste dans un temps et dans un espace donnés, entre contrainte et liberté » (p. 6). Et c’est justement ces conditions de production du document en tant que geste qui occupent les divers contributeurs laissant ainsi transparaître, à côté du parti pris du document, le parti pris du sujet. Les « circonstances de la production documentaire » sont analysées ici du point de vue de l’individu qui crée le document, le mot « créer » gardant sa double charge sémantique de production matérielle et d’expression artistique. À plusieurs reprises cette manière d’aborder les rapports entre le fait et le geste a comme résultat une mise en abîme car le contributeur non seulement analyse sa manière de produire un témoignage mais, du même mouvement, produit un nouveau témoignage : Alain Ricard en tant qu’éditeur de Wole Soyinka, Stéphane Michoneau en tant qu’éditeur d’un roman-document sur la guerre civile espagnole, Yves Bélorgey sur ses tableaux d’immeubles, Jeff Wall dans un dialogue sur ses photographies, Patrick Faigenbaum et Joan Roca sur les photos de Barcelone, Anissa Michalon et Claire Soton sur leur reportage traitant de la communauté mauritanienne de Montreuil, Jean-Louis Comolli sur son film ethnographique avec Alban Bensa en pays Kanak, Richard Kapuscinski et son journal de reporter.

3Le lecteur est alors tenté de suivre deux fils de lecture : celui de la distanciation analytique éprouvée par l’auteur de l’article et celui de sa propre distanciation vis-à-vis de ce même auteur en train de témoigner. Ce pari n’était pas facile à tenir d’emblée et c’est l’un des aspects les plus intéressants de ce volume que d’avoir abouti non pas à une simple énumération de situations mais à un éventail de questions fondamentales.

4Les articles-témoignages représentent seulement une partie du corpus réuni dans le présent numéro de Communications. Même si la table des matières suit un ordre différent, il me semble que les contributions rassemblées ici peuvent encore être classées en deux catégories : celles qui font une critique du document et celles qui sont incluses à titre de document.

5L’approche critique, distanciée, se concrétise soit dans ce qu’on pourrait appeler l’histoire du « sujet documentariste » et l’examen de certains textes programmatiques (le surréalisme et ses documents poétiques par Michel Murat, le cinéma documentaire des années 1920 en URSS par Valérie Pozner, la fondation par Kassák de la revue hongroise « Dokumentum » par Judith Karafiáth) ; soit dans la manière dont certains documents font surgir la problématique théorique du sujet (Moï Ver et ses photos du ghetto de Wilno en 1931 par Sandra Alvarez de Toledo, les rapports de la Banque mondiale sur la pauvreté étudiés par Philippe Roussin) ; soit dans la mise en lumière des procédés artistiques ayant conduit à la production d’un document (le document et l’écriture littéraire en Chine contemporaine par Annie Currien, le film A l’ouest des rails de Wang Bing par Lü Xinyu).

6Enfin, trois autres contributions semblent correspondre à la définition du document énoncée dans l’introduction, à savoir celle d’annexe, d’exemplification. Je pense au texte de Wole Soyinka, conçu comme un témoignage et dont l’aboutissement de l’édition française est commenté par Alain Ricard, les « Débats du LEF en 1927 » qui appuient la discussion de Valérie Pozner et le texte littéraire de Zhang Zezhong qui vient illustrer les propos d’Annie Currien.

7Cette table des matières est d’une grande complexité et invite le lecteur à interroger la notion de sujet créateur de document, suggérant que ce processus peut se multiplier à l’infini, car le même objet peut naître comme document plusieurs fois et dans des champs différents : création littéraire, création éditoriale, création par l’étude historique, etc.

8Les trois premiers articles illustrent justement cette progression mettant en évidence, de trois manières différentes, le déterminisme historique du geste documentaire et le poids du temps dans ce processus : des écrits de prison de Wole Soyinka pendant la guerre civile nigériane, en passant par les vicissitudes politiques de sa publication en édition française (en 1970 « ‘‘l’homme en trop’’ qu’il avait été au Nigeria ne pouvait pas être entendu ici. Il n’offrait pas de schéma tout prêt pour comprendre l’Afrique et ses guerres » - p. 30) jusqu’au poids de la mémoire collective et individuelle de l’historien souligné par Stéphane Michoneau (« Le temps écoulé entre l’archive du passé et l’actualité de la lecture historienne n’est pas un temps vide, suspendu, qui ne compterait pas. Ce temps a joué, travaillé, si bien qu’il a modifié profondément le document. La présence et l’absence du document dans les différents présents qui s’écoulèrent depuis son écriture, sont partie intégrante du document tel que j’en hérite, soixante ans après les faits. L’histoire doit intégrer ces jeux de mémoire qui font le document autant que les conditions de sa production. » - p. 58). Un des facteurs dont dépend le document est donc le temps, temps de l’histoire ou temps de mémoire.

9Le livre dégage ensuite une deuxième problématique, celle de la consubstantialité entre la forme désignée comme document et certains supports de l’expression artistique comme la photographie, le film ou le texte (notons qu’il n’y a pas d’enquête sur le son).

10Jean-François Chevrier présente par exemple la naissance de la photographie documentaire en tant que genre à part entière. Si toute image peut donc se dire « documentaire », sur quels ressorts historiques et philosophiques reposent cette différenciation et quels sont les codes du genre ? On apprend ainsi que « l’idée de photographie documentaire s’est mise en place et développée dans une culture qui valorisait les faits et les documents en rattachant l’art à la connaissance, et en considérant l’art lui-même comme un objet d’étude » (Chevrier, p. 64). Ses premiers commanditaires au XIXe siècle sont les beaux-arts et l’enquête scientifique. Ensuite, partant de « la visée descriptive de tout travail documentaire », l’auteur révèle la méthode spécifique de description en photographie : « prise de vue qui sache calculer précisément ses effets » et « art du montage » (Chevrier, p. 68). Enfin, Jean-François Chevrier souligne ce que j’appellerai « les limites » du document visuel qui est « rarement parlant en lui-même, non‑accompagné d’une légende ou porté par une argumentation » (Chevrier, p. 68). De même Jeff Wall : « Je ne sais absolument pas s’ils [les figurants] jouent leur propre rôle ou pas. L’image ne peut pas établir cela, ce n’est pas ce que font les images » (Wall, p. 193). 

11Une démarche différente, voulant surpasser la simple description par des moyens visuels, nous révèle le travail en collaboration de Patrick Faigenbaum (photographe) et Joan Roca (historien). En menant une enquête photographique sur « Barcelone vue de Besòs » leur objectif n’est pas de décrire la ville mais d’en créer une nouvelle perception : « au cours de la construction des images se révèlent des aspects de la réalité qui invitent à des recherches systématiques » et « la création d’images s’avère fondamentale dans la mesure où elle sédimente des manières de voir capables de générer de nouvelles narrations, de nouvelles inquiétudes, démocratisant le débat sur la polis, au sens le plus large du terme » (Ribalta, p. 210, 211).

12Les débats autour du cinéma reflètent aussi des interrogations liées au caractère descriptif et à la fonction, heuristique ou muséographique, du film. Dans l’URSS des années ’20 les théoriciens du cinéma documentaire formulent l’exigence de « précision factualiste » : « Tout l’intérêt des actualités tient à la date, au temps et au lieu » (Chklovski apud Pozner, p. 99). D’un autre côté, « la vie prise sur le vif est pour Vertov, le matériau de départ d’une analyse et d’un ordonnancement du chaos, grâce à la caméra et au montage » (Pozner, p. 101), position qui n’est pas très éloignée de celle des photographes de Barcelone. Une position moins intransigeante formule Jeff Wall qui forge le terme de « presque documentaire ». Pour sa photo A Villager from Aricaköyü arriving in Mahmutbey-Istanbul, September 1997, il déclare avoir fait « aussi documentaire que possible. C’était un vrai villageois qui venait vraiment d’arriver d’un bourg appelé Aricaköyü. Rien n’a été inventé, tout est conforme à l’image et au titre. La seule chose que j’ai inventée, c’est l’occasion de mon voyage à Istanbul » (Wall, p. 198). On voit surgir ici la tension entre œuvre et document : « La seule façon de transmettre l’expérience que j’ai faite est d’en faire le sujet d’une bonne image. Par conséquent, c’est bien le sujet qui rend nécessaire le processus de fabrication de l’image, et il faut faire avec cette contradiction » (Wall, p. 201).

13La même tension est présente dans la démarche d’Yves Bélorgey dont le sujet de prédilection, si ce n’est l’unique sujet, est de peindre des immeubles tout en prenant au préalable des photos : « J’attribue au tableau une fonction documentaire avant qu’il ne devienne document aux yeux de l’historien de la culture, du sociologue ou de l’ethnologue. J’amplifie la tension entre œuvre et document pour produire un trouble chez le spectateur et l’inciter à remettre en question les catégories qui conditionnent son expérience d’art. » (Bélorgey, p. 170).

14Le réel n’est pas l’unique visée de la démarche documentaire : le surréel fait lui-aussi l’objet de « relevés ». Ainsi, les « documents poétiques » du psychisme humain discutés par Michel Murat font partie intégrante de « l’art documentaire ». Le rapport entre document et réel est semé de paradoxes : « Le surréalisme n’est pas un réalisme supérieur : il est un parti ‘‘pris de l’imagination’’ plutôt qu’un ‘‘parti pris du document’’ » (Murat, p. 125). Ces « documents poétiques » sont considérés les traces d’un psychisme pur et pourtant il faut un Manifeste surréaliste pour l’expliquer. Le commentaire de Michel Murat, « le document ne suffit pas à documenter » (p. 130), aboutit à une conclusion forte : la subjectivité seule ne fait pas document ; pour cela elle a besoin d’un commentaire, d’une légende, d’un regard extérieur.

15Le rôle joué par l’expert dans la mise à jour du document est abordé par Jean-Louis Comolli dans sa relation d’« Une semaine en Kanaky » et plus largement par Philippe Roussin dans son analyse des rapports de la Banque mondiale sur la pauvreté.

16Jean-Louis Comolli est confronté à sa propre ignorance (« Je filme donc sans comprendre ce que je filme », p. 251) mais aussi à l’ignorance de ses sujets, les Kanaks. Seul l’ethnologue qui l’accompagne peut encore lire l’écriture traditionnelle et accéder aux traditions narratives kanaks. Le réalisateur s’interroge alors : « Que faire de ce savoir, indispensable au film et sa condition première – sans les trente ans de travail de Bensa dans cette région, et notamment a Netchaot, rien n’aurait été possible -, mais qui, filmé, devient encombrant ou gênant, puisqu’il place le personnage de l’ethnologue dans une position surplombante non seulement par rapport aux Kanaks qui sont à ses côtés mais aussi par rapport au spectateur du film, mis dans une position trop confortable et tout aussi trop agaçante d’ignorant à qui on fait la classe ? » (Comolli, p. 251).

17Quant à Philippe Roussin, il dévoile les vices de fond qui marquent le rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde (RDM). Fondé sur le témoignage des pauvres eux-mêmes sur leur condition de pauvreté, le rapport de 2000 « fait défaut d’une épistémologie du témoignage qui distinguerait entre le témoignage comme source de croyance et de connaissance et le témoignage comme activité intentionnelle du locuteur et de l’enquêteur » (Roussin, p. 358). Selon l’auteur, l’explication réside dans le « tournant linguistique des sciences sociales » et la « place accordée au témoignage dans les sciences sociales récentes, le passage d’une problématique descriptive à une problématique herméneutique, évaluative et morale, plus qu’axiologique » (Roussin, p. 353).

18L’enquête sur le geste n’est donc pas décevante : elle ouvre un champs de recherche et d’introspection dans lequel se croisent les conditions de production et les conditions de réception d’un document, le sujet et le contexte. La richesse du présent numéro de Communications justifie non seulement la lecture mais aussi la relecture.